+ Lundi
3 Mai 1965 . 14 heures 25
Week-end merveilleux à Mederdra (Trarza), vendredi, samedi,
dimanche, avec Francis et Ahmed
Ould Ely El Kory. Coucher à Rosso, chez le Résident. Piste
Rosso-Mederdra, sable, séances de poussage, arrivée à Mederdra vers 11 heures.
Thé. Repas. Re-thé. Re-repas (le premier repas ayant été baptisé casse-croûte).
Sieste jusqu’à 16 heures 30. Petite excursion sur la dûne.
Mederdra écrasée de chaleur. Quelques constructions en banco ou en
dur, sur du sable rouge. Gris noir, blanc, vert poussiéreux des arbres au
feuillage très gracile, sable rouge des « cours » que délimitent des
murs de un mètre de haut. Dûne qui paraît barrer l’horizon, au loin, un peu
comme les Pré-Alpes dans le Sillon rhôdanien, mais qui n’est qu’à cinq cent
mètres de nous, et que l’on escalade en cinq minutes. Manque de points de
repère. Habitude de voir toute éminence comme lointaine et élevée. Alors que
celle-ci est basse et proche. Curieux effet du sable, gondolé, ciselé, découpé,
massé, assoupli, érodé par le vent. Cram-cram dans les sandales. Une vingtaine
d’enfants autour de nous. Beaucoup de naïve découverte.
Coucher au campement de l’émir qui était absent (membre du B.P.N.,
député, en tournée dans le Hodh). Arrivée au crépuscule à El Mahsar. Thé à la
tente émirale. Les enfants. Le fils : Ahmed Salem, de l’émir. Beau
et intelligent, occupant d’instinct la première place que les autres enfants ne
lui contestent pas. Il les bouscule d’ailleurs et arbitre leurs petites
batailles. Rôle des femmes, dans la conversation. Peu
d’hommes. Troupeaux qui reviennent le soir et repartent le matin. D’ailleurs,
troupeaux réduits aux chamelles laitières. Il semble que le reste ne revienne
que pour l’hivernage.
Coucher à la belle étoile. Il y avait longtemps que je n’avais
fait. Guère de dépaysement, grâce à la jovialité familière et
« française » de Ahmed, et au fait que nous ne passions que peu de
temps. Formalisme fantastique de la prière. Et cependant imprégnation aussi des
esprits : « Rien de grave n’arrive » . Mektoub. Abdul Allah .
Dieu soit loué !
Avec Francis, nous avons un peu bavardé, avant de nous endormir.
Comme la nuit passée à Rosso. Comme il faut être sûr de sa civilisation, pour
admirer celle des autres. Ne pas se mauritaniser. Ils attendent de nous qu’on
les fasse évoluer. Ne pas donc décevoir leur attente. Je crois qu’ils attendent
que nous soyions français à 10% car ils savent que les Français les
comprennent.
Le lendemain matin, lait de chamelle à foison. Pas mauvais, mais il
faut s’y habituer. Promenade à travers le campement guidé par Ahmed Salem et ses petits
compagnons. Assez grande platitude des lieux mais beauté des visages, et unité
des couleurs. Silence relatif. Tente des cordonnières, qui se sont
complaisamment laissées prendre en photos. Ecole coranique, avec les filles qui
annonnaient le Coran, dont quelques versets étaient écrits sur des planchettes
rondes. J’ai eu l’impression qu’elles se fichaient de nous, tant la scène était
jacassante et « cinéma ». Autour du puits, la poulie et la margelle
de bois, sculptées par la corde, merveilleusement polies. Beaucoup de folie.
Jaune doré du bois. Le sable. Quelques vache et ânes. Et encore
plus beau, en revenant à Mederdra. Quantité de bovins. Trois petits ânes tirant
la corde, et revenant au petit trot. Guère de poussière. Chant étrange,
mélodieux et aigu de la poulie et de la corde. Je n’aurai jamais cru que ce peut faire un
tel chant, et croyais qu’il s’agissait d’un instrument de musique, jusqu’au
moment où je me suis approché. Les Maures se détachant sur le ciel et versant
les seaux de caoutouchouc dans l’auge, où les bovins alignent leur tête. Le
fond : dûne de Mederdra. Le sol, gris, jonché de crotin noir. Et le chant
du puits.
Et l’impression d’un rassemblement possible. Chacun faisant son
travail, suivant de très vieilles habitudes : les hommes versant l’eau et
faisant s’approcher, boire ou s’éloignerles bêtes, les ânes circulant le long
de la même ligne, et tirant la corde, tirant le seau, et faisant chanter le
puits, et le cœur de tous, et mon cœur. Et les bêtes attendant, sans avoir
l’air d’attendre, et buvant longuement ; Guère de précipitation, on a le
temps. Lumière venant de partout. Singulière harmonie des couleurs :
auprès des puits de Mederdra : rouge, orange, rose. Rouge du sable, orange
des animaux, rose de la dûne avec des reflets orange, tache brune des visages,
blanche ou noire ou bleue des vêtements.
Symphonie encore sur la piste qui retourne à Rosso. Tout est brun
ou beige, et la végétation est sans feuille, que l’ibcendie a noiricie. Série
de dessin au fusain et chaque détour de la piste cahotante, nous fait tourner
la page d’un merveilleux album. Toutes les pages se ressemblent, car les
détails qui changent, veulent dire la même chose : lumière, chaleur, le
temps qui passe et qui ne compte pas, toute une harmonie, des couleurs, et des
sons qui s’égaillent dans l’espace chaud et sans limite, constituent le
silence.
Retour en cinq heures de Mederdra à Nouakchott. Un arrêt pour boire
et crever, et donc changer la
roue. Nouvel arrêt cinquante kilomètres avant Nouakchott,
pour remettre de l’essence. Piste droite jusqu’à l’horizon où elle n’est plus
qu’un point. Ego sum via.
+ Jeudi 20 Mai 1965 . 23 heures 30
Depuis huit jours, je cherche un moment de calme et de réflexion
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