jeudi 22 mai 2014

chronique d'Ould Kaïge - déjà publiée par Le Calame . 20 Juin 2007



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21.23 Juin 1971 & 29 Juin 1973

L’envergure mondiale & Une petite monnaie nationale


A Addis-Abeba, son siège, l’Organisation de l’Unité Africaine qui n’a pas encore dix ans entre dans une crise profonde, l’été de 1971. Le prétexte en est l’attitude commune à avoir vis-à-vis du régime de l’apartheid ; le fond porte sur l’ensemble des relations que le continent doit avoir avec le reste du monde, et notamment avec le Mouvement des non-alignés. Le conseil des ministres des Affaires étrangères, préparant la rencontre des chefs d’Etat ou de gouvernement, dure quatre jours (15 au 19 Juin). Il rejette par 27 voix contre 4 (Lesotho, Malawi, Madagascar et Swaziland) « l’idée d’un dialogue quelconque avec le régime sud-africain qui n’aurait pas pour but unique d’obtenir pour le peuple opprimé de l’Afrique du Sud la reconnaissance de ses droits légitimes et imprescriptibles, et l’élimination de l’apartheid, conformément au manifeste de Lusaka ». Le représentant ivoirien claque la porte à la suite de heurts sur l’ordre du jour, Abidjan avait proposé un « rapport entre la paix par la neutralité proposée par la Côte d’Ivoire, le manifeste de Lusaka et le non-alignement tel que le pratiquent certains Etats : leur implication sur le devenir de notre continent ». En réalité, le président Félix Houphouët-Boigny avait commencé d’avancer vers Pretoria, alors que selon la Charte africaine «  tout acte en vue de trouver une solution au problèmes du colonialisme doit se situer dans le cadre de l’O.U.A. et selon ses directives ».

Moktar Ould Daddah est très lié, depuis qu’il est à la tête de son pays à celui qu’il appelle comme tous ses pairs «  le Doyen », et le visite fréquemment – d’affection et de sagesse, plus que d’options politiques notamment étrangères [1]. Le conflit sénégalo-guinéen est si aigu que Léopold Sédar Senghor, probable successeur du président zambien Kenneth Kaunda à la présidence annuelle de l’Organisation panafricaine, ne peut finalement être candidat : malgré les efforts mauritaniens et des entretiens tête-à-tête du Président avec chacun de ses pairs, le sommet de l’Organisation des Etats riverains du Sénégal, qui devait se tenir le 20 Avril précédent, a été reporté sine die, en fait l’organisation à quatre est morte. Le 16 Juin, la Guinée suspend sa participation à l’O.E.R.S.

C’est dans ce contexte, très difficile, que Moktar Ould Daddah est élu président en exercice de l’O.U.A. au 9ème sommet de l’Organisation (21 au 23 Juin 1971, à Kinshasa) [2]. Comme celui-ci l’a toujours fait et continuera de le faire publiquement [3], le lien est opéré entre les deux défis majeurs de l’époque, celui de l’occupation des territoires palestiniens par Israël, celui de l’apartheid en Afrique australe. La Mauritanie va avoir la charge de porter au monde entier la connaissance du point de vue vêcu et solidaire de tous les Africains, blancs ou noirs sur ces deux problèmes. Le point culminant sera – à l’initiative de Moktar Ould Daddah parvenant à en convaincre le secrétaire général des Nations Unies et les membres permanents –, la réunion à Addis Abeba du Conseil de sécurité, la seule à avoir jamais eu lieu hors de son siège américain [4].

Un comité de dix « sages » est chargé d’aider les Nations Unies dans la recherche de solutions au Proche-Orient (Mauritanie, Cameourn, Kenya, Congo-Kinshasa, Côte d’Ivoire, Tanzanie, Sénégal, Liberia, Niegeria, Ethiopie) pour l’application de la résolution du 22 Novembre 1967 (évacuation des territoires occupés). La mission de Kenneth Kaunda, auprès des pays membres de l’O.T.A.N., pour qu’ils retirent tout appui aux puissances colonialistes ou racistes (visés le Portugal et l’Afrique du Sud), est reconduite, mais placée sous la présidence du chef de l’Etat mauritanien. Il s’y ajoute pour celui-ci la charge de présenter au Conseil de sécurité des Nations Unies le dossier de la Namibie sous administration sud-africaine. La proposition ivoirienne de dialogue avec Pretoria est rejetée au sommet par 28 voix contre 6 (Gabon, Côte d’Ivoire, Lesotho, Madagascar, Malawi, Maurice) et 5 abstentions (Haute-Volta, Dahomey, Niger, Togo, les voisins et tributaires, alors, de Félix Houphouët-Boigny, ainsi que le Swaziland). Enfin, une mission de conciliation entre le Sénégal et la Guinée est confiée à sept Etats (Ethiopie, Nigeria, Mali, Mauritanie, Algérie, Liberia et Cameroun).

Le contexte intérieur national est également très chargé. A peine de retour d’Addis-Abeba, Moktar Ould Daddah doit ouvrir le 2ème extraordinaire du Parti du Peuple : « pour la première fois dans l’histoire de notre Parti, une commission analyse tous les aspects de notre vie nationale et tente de suggérer tous les redressements qui s’imposent (…) pour la première fois aussi, des cadres restés hors du Parti ont été conviés non seulement à assister aux travaux de cette commission préparatoire, mais à y participer activement et à part entière ». A la mi-Août, le Bureau politique national décide des mesures de clémence « après une analyse exhaustive de la situation, dans un but d’apaisement général et vue par ailleurs la conjoncture politique très favorable après le déroulement satisfaisant du Congrès et des élections présidentielles et législatives ». Un nouveau gouvernement est formé, de seize membres, dont onze sont des jeunes cadres universitaires [5]. Quatre seulement faisaient partie de l’équipe précédente à laquelle la plupart des autres s’opposaient jusqu’à ce qu’un cycle de séminaires, tenus en deux ans, région par région, le plus souvent en « nocturne », les amènent à participer à ce qui se fait, quitte à beaucoup le changer.

De cet été de 1971 date une nouvelle étape de la fondation mauritanienne, car le pays – par le prestige international et panafricain que lui vaut l’exercice par son chef de la présidence de l’O.U.A. – dispose désormais d’un crédit tel que des décisions d’émancipation économique deviennent enfin possibles. L’introduction d’une monnaie nationale, notamment, qui préparera, entre autres, la nationalisation de la société des Mines de fer de Mauritanie (MIFERMA).


Le 29 Juin 1973, l’ouguyia est mis en circulation (10 UM = un franc français ou 50 francs CFA). Juste la veille d’un afflux de touristes arrivant pour voir une éclipse de soleil, ce qui ne peut qu’ajouter à la pression technique pour les opérations de change. Moktar Ould Daddah ne cache pas, dans la semaine, aux cadres du Parti « les difficultés de la tâche entreprise pour suivre le chemin de l’honneur et de la dignité ». Le choc initial – qui le fit en conscience juger que l’état de choses, issu de la colonisation, n’était plus tenable –, avait été la dévaluation inopinée et sans consultation, du franc CFA, alors monnaie commune de l’Afrique d’expression française, comme l’un des premiers actes de la présidence de Georges Pompidou [6]. Le Président l’avait appris du préfet des Alpes Maritimes l’accueillant à l’aéroport de Nice, en Août 1969. Les explications du président de la République française, qui n’avaient pas été des excuses, furent embrouillées et implicitement défiantes.

«  J’ai toujours lié indépendance et monnaie. Comment disposer de son argent dans un système où l’on n’exerce aucune influence décisive ? » [7]. Le principe de la décision mûri aussi solitairement que le sera celle – liée – de la nationalisation de MIFERMA, la décision elle-même sera collective, elle est tenue secrète et il m’a semblé que de cette capacité à garder le secret, au Bureau politique national et de la part de cinq jeunes cadres supérieurs à former puis à charger de l’ensemble de la grande manœuvre, Moktar Ould Daddah fut plus fier que de toutes ses propres prouesses. C’était pour lui la preuve – encore au soir de sa vie – que la Mauritanie devenait donc un véritable Etat, fonctionnant bien, sans donner prise à l’étranger, et dont les responsables avaient le sens de la souveraineté nationale. Ahmed Ould Daddah, Dieng Boubou Farba, Mustapha Ould Cheikh Mohamedou, Sid Ahmed Ould Bneïjara et Ahmed Ould Zeïne sont envoyés en Algérie sous un prétexte anodin et se mettent à l’œuvre. C’est à Alger aussi que sont confectionnés les stocks nécessaires de la nouvelle monnaie. Quoique très proches de la République Islamique de Mauritanie, le Sénégal, le Maroc, la Tunisie ne sont pas approchés. Le président Houari Boumedienne est prêt à tous les risques, pas seulement monétaires, pour défier la France si la Mauritanie était menacée dans son ultime processus de décolonisation.
 
Après qu’ait été donné le préavis de six mois à l’Union monétaire Ouest-Africaine, pour la quitter, Ahmed Ould Daddah mène à Paris la négociation monétaire (8 au 12 Janvier 1973). Elle est difficile, car elle s’inscrit dans l’ensemble de la révision des accords de coopération avec la France, anciens de douze ans bientôt. Cette révision avait été officiellement demandée le 27 Juin 1972, et formulée directement au président Georges Pompidou, par Hamdi Ould Mouknass, ministre des Affaires étrangères. Paris tient au décanat de droit de son ambassadeur, Nouakchott veut désormais le droit commun. Dans cette ambiance, la demande technique que la Mauritanie ait un compte d’opération au Trésor français est mal reçue. Du 20 au 24, Ahmed Ould Daddah revient rendre compte au Président qui rentre, de son côté, d’un voyage officiel en Libye. Les négociations reprennent dès qu’il reprend sa place à Paris tandis que le 1er Février la caducité du décanat de droit, exercé par l’ambassadeur de France, fait de celui de la Chine, le doyen du corps diplomatique à Nouakchott. Le lendemain, les négociateurs, à Paris, se donnent huit jours de réflexion. Les accords se concluent sans compromis sur la coopération monétaire (ni militaire). En flèche par rapport à la délégation, le président de la République a préféré l’intransigeance : le compte d’avance, à défaut du compte d’opération, a été refusé à Paris par crainte de l’exemple donné aux Etats restant fidèles au franc CFA mais à Nouakchott on sait que le commerce extérieur est annuellement excédentaire de 9 milliards de francs CFA et que la balance des paiements est ainsi équilibrée.

Le 18 Juin, est promulguée la loi définissant l’unité monétaire nationale, l’ouguyia UM divisée en khoums (1/5) KH, en dixièmes et en centièmes, valeur définie par un poids d’or fin 0,016 gramme. Le surlendemain, Mustapha Ould Cheikh Mohamedou, commissaire du Gouvernement aux Finances et futur gouverneur adjoint de la Banque centrale de Mauritanie précise que « la politique commerciale de la Mauritanie sera libérale » et – point important – que « les salaires des étrangers seront rapatriables ». La décision s’accompagne d’une politique des prix. Du fait de la sécheresse, dont c’est la première année perceptible, les prix du riz et du sucre sont maintenus inchangés pour les six mois à venir, malgré leur hausse à l’achat d’importation. Certains prix sont même baissés autoritairement : lait, pâtes, huile baissant respectivement de 30, 25 et 10 par rapport au marché. Sans l’avoir encore défini comme ce le sera au congrès ordinaire d’Août 1975, le Parti fait déjà pratiquer à l’Etat le « socialisme mauritanien ». Dans l’été de 1973, plusieurs Etats du Golfe arabique, au premier rang desquels le Koweit déposent à la Banque centrale de Mauritanie. Les premières tentatives de fraude (elles sont minimes et le fait de personnes physique en possession de billets et chèques en monnaie étrangère) donnent lieu à répression à la mi-Septembre, au moment où – le 16 – le président de la République, en présence du vice-président de la Banque mondiale inaugure les locaux de la Banque centrale. Ahmed Ould Daddah en est le premier gouverneur.

Le point commun de ces deux anniversaires est que chaque fois que la Mauritanie – par Moktar Ould Daddah – se révèle en position de force : présidence élective de l’O.U.A., réussite initiale de la monnaie nationale indépendante, des décisions peuvent s’envisager, généralement dans un registre tout opposé. La tournée mondiale de 1971-1972 prélude les grandes révolutions économiques intérieures de 1973-1974, et l’introduction de la monnaie nationale précède de quelques semaines le sommet tripartite d’Agadir (23-24 Juillet 1973) au cours duquel Hassan II, Houari Boumedienne et Moktar Ould Daddah décident l’intégration de la République Islamique de Mauritanie dans le Maghreb arabe et la réalisation en commun d’un axe routier Agadir-Tindouf-Atar, rêve qui devait concrétiser l’entente… sur les territoires les plus sensibles.

C’est également à la suite de la décision mauritanienne de battre monnaie que Diori Hamani, président du Niger, accourt à Paris (4 Juillet 1973) pour y discuter de la révision des statuts de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, qui « doit être un organisme de solidarité pour le développement des Etats membres » : ne l’était-elle donc pas ou plus ? et qu’après en avoir conféré avec le Président à Nouadhibou (5 au 7 Juillet 1973), Ahmadou Ahidjo quitte l’O.C.A.M. à son tour et demande lui aussi la révision des accords avec la France. La méditation de l’exemple guinéen de 1958 qu’avait longtemps menée le jeune président du conseil de gouvernement – ne donnant que cinq ans plus tard libre cours à une admiration certaine pour le geste initial – aboutit à une contagion dont Sékou Touré n’avait pas été capable.


[1] - Moktar Ould Daddah évoque, avec précision et nuance cette relation, dans ses mémoires :  La Mauritanie contre vents et marées (Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français)  pp. 432 à 434, à propos d’un moment plus consensuel : la transformation de l’Union africaine et malgache, en Organisation commune africaine et malgache

[2] - au président Senghor, Moktar Ould Daddah avait précisé, le 12 Mai précédent, qu’ « ayant pris part à toutes les réunions des Chefs d’Etat au plan de l’O.U.A. », depuis sa fondation, il sait que le président Ahmadou Ahidjo, son ami de longue, président du Cameroun et président en exercice, a convenu avec l’empereur Haïlé Sélassié que le chef de l’Etat mauritanien serait président pendant la session 1971-1972. « Bien que je ne fusse pas candidat », assure-t-il, mais les candidatures à la présidence annuelle sont de la compétence exclusive des Chefs d’Etat et liui-même s’est désisté en faveur de Kenneth Kaunda en 1970

[3] - de retour du sommet annuel de l’O.U.A., le 29 Mai 1973, sa mission s’est conclue depuis un an, Moktar Ould Daddah déplore que « certains Africains étaient tentés de s’apitoyer sur le sort de ce pauvre Israël. L’expérience a montré qu’Israël est non seulement une tête de pont de l’impérialisme et du colonialisme au cœur du monde arabe, mais est devenu un Etat agresseur, expansionniste et raciste. En un mot, Israël est devenu au Moyen-Orient ce qu’est l’Afrique du Sud en Afrique »

[4] - Moktar Ould Daddah en rend compte, trop sobrement, dans ses mémoires op. cit. pp. 441 & ss.
[5] - parmi lesquels Sidi Ould Cheikh Abdallahi, Ahmed Ould Sidi Baba, Abdallahi Ould Bah, Mohamed ould Cheikh Sidya

[6] - Moktar Ould Daddah, op. cit., pp. 534-535

[7] - ibid. pp. 557 & suivantes : « nos décisions révolutionnaires »

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