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mis à jour le vendredi 30 août 2013 13:59
Mohamed Ould Cheikh (1928-2013)
par le Pr Abdel Weddoud Ould Cheikh)
"Les minorités ou
individus, durablement indigestes, ou sous chocs irréversibles contre lesquels
le pouvoir social d'intégration et d'adaptation ne peut rien, ont toujours
alimenté l'émigration mais non l'opposition" (L'indépendance néo-coloniale,
p. 32)
"L'inexpérience est chose mortelle en
politique" (L'indépendance néo-coloniale, p. 114)
Mohamed Ould Cheikh est né en 1928, dans une famille
de nomades sahariens, circulant généralement, pour les besoins en pâturages de
leurs animaux, dans les environs de Boutilimit, dans un rayon qui ne s'étendait
guère au-delà d'une centaine de kilomètres. Son père, Ahmed Ould Cheikh
(1898 - 1987), et sa mère, Oumm Salama Mint Mohamed al-Yadali
(1909 - 1997), que ses enfants surnommaient Bettä, étaient des cousins
germains, issus de deux frères, Cheikh et Mohamed al-Yedali, eux-mêmes
descendants d'une lignée de lettrés. Leur père, Ahmed Mahmoud Ould Sidîna,
contemporain de Cheikh Sidia al-Kabîr (1776-1868), le fondateur de Boutilimit,
était une figure notable de la tribu de ce dernier — les Awlâd Abyayri — dont
il dirigeait une "fraction". Et parmi les liens généalogiques
multiples qui liaient les ascendants paternels de Mohamed Ould Cheikh
aux Ahl Cheikh Sidia figure notamment le mariage de Mohamed al-Yadali avec
Maymouna, une des filles du premier lit de Bâba Ould Cheikh Sidia, qui
allait donc devenir la future grand-mère maternelle de Mohamed, pour laquelle
il cultivait une vénération toute particulière et dont il s'est occupée avec
une attention quotidienne jusqu'à son décès survenu en 1984.
Des deux grand-pères de Mohamed, Mohamed
al-Yadali et Cheikh, le premier, décédé prématurément (1927), était en quelque
sorte "le politique", associé qu'il était, en relation avec
l'autorité de son beau-père — Bâba — sur l'ensemble de sa tribu, à la gestion
des affaires de cette dernière. Et on connaît, par ailleurs, le rôle que Bâba Ould Cheikh Sidia a joué
dans la proto-Mauritanie des années 1902 à 1924, date de son décès. Aîné de
Mohamed al-Yadalî, Cheikh, qui lui survivra jusqu'en 1943, était, lui, plutôt
le lettré de la famille.
Ses enseignements en tant que maître de mahazra
étaient suivis par nombre d'étudiants, qui venaient parfois de fort loin, comme
il avait été lui-même "en exil" s'instruire auprès des Ahl Mohammed Ould Mohamed Salem
dans l'Inchiri, auprès de Yahzîh Ould Abd al-Wadoud, le grand grammairien de
l'époque, dans l'ouest du Trarza, etc. Quoi que sa "spécialité" eut
été plutôt le fiqh, la jurisprudence musulmane, on a retrouvé dans ces
papiers un commentaire de la alfiyya d'Ibn Mâlik, la grande référence
régionale en matière de grammaire arabe, sous forme d'un épais manuscrit. Mohamed Ould Cheikh
a bien connu ce grand-père-là et commencé à étudier auprès de lui les textes de
base de l'enseignement ouest saharien de l'époque. Il a ainsi mémorisé
l'intégralité du Coran et entamé l'étude des manuels de base de la scolarité
traditionnelle (al-Akhdarî, Ibn ‘Âshir, Ibn Ajarrûm, etc.), tout en s'initiant,
comme les jeunes gens de son âge, aux rigueurs et aux valeurs du mode de vie
pastoral dominé par un esprit ascétique à la fois imposé par le milieu et
"théorisé" par ses habitants[1].
L'enfance de Mohamed sera marquée par cet environnement
qui place au sommet de ses préoccupations la spéculation théologique et
littéraire, en même temps que l'exaltation de la généalogie, fondement
idéologique de toutes les prétentions statutaires "légitimes". Elle
n'aura pas échappé non plus aux récits d'exploits guerriers que son père, Ahmed Ould Cheikh,
mêlé parfois d'assez prêt aux agitations conflictuelles de la fin des années
1920 — au grand désespoir de son vieux lettré de père qui détestait le port des
armes — aimait à raconter en soulignant la frugalité, l'endurance et le courage
des hommes du Sahara, au service avant tout de leur ‘asabiyya, de leur
solidarité généalogique[2].
C'est sans doute à l'instigation de son oncle
maternel, Mohamed
Ould Mohamed al-Yadali (1910 - 1990), fin lettré et poète
connu, qui avait lui-même brièvement fréquenté l'école primaire de Boutilimit
dans les années 1930, que Mohamed Ould Cheikh rejoindra cet établissement en
1942, année d'une terrible crise climatique et économique[3], qui avait transformé
le dénuement de son milieu familial en une véritable misère. Arrivé à l'âge de
15 ans (ce qui n'avait rien d'exceptionnel pour les recrues de l'époque) dans
l'établissement scolaire colonial, et déjà doté d'un solide début de formation
traditionnelle en arabe, Mohamed
Ould Cheikh n'aura pas de mal à parcourir à toute allure le
cursus de l'école primaire qu'il venait de rejoindre. Au lieu des six années
requises, il n'y restera que trois ans avant de rejoindre le lycée Van
Vollenhoven de Dakar. Sa formation scolaire "formelle" s'arrêtera au
BEPC. Quoi que sujet scolaire plutôt doué, il se sentait le devoir d'entamer
rapidement une activité professionnelle pour venir en aide à une assez large
parentèle passablement démunie. Et durant toutes les années où il disposera
lui-même d'un salaire régulier, c'est avant tout aux besoins de cette famille
étendue (parents, frères et sœurs, tantes, parentèle élargie du
"campement", etc.) qu'il consacrera l'essentiel de ses modestes
revenus. Il n'était de toute façon pas le genre à thésauriser quoi que ce soit.
Et le jour où il cessera d'avoir un salaire, on s'apercevra qu'il n'avait même
pas un toit pour abriter sa famille…
C'est comme "instituteur adjoint",
comme on disait à l'époque, que Mohamed Ould Cheikh débuta sa vie professionnelle à
Atar en 1949. Saint-Louis du Sénégal était encore la capitale de la Mauritanie,
colonie appartenant administrativement à l'ensemble dénommé Afrique Occidentale
Française (AOF). La plupart des services administratifs de la colonie (PTT,
Santé, Elevage, Eaux et Forêts, Météo, etc.) de Mauritanie étaient du reste
partagés avec ceux du Sénégal et administrés depuis ce dernier pays, dont
l'espace mauritanien fut considéré, au cours des trois siècles qu'aura duré la
présence française dans la région, comme une sorte d'arrière-cour
"sauvage". La dépendance administrative à l'égard du Sénégal et, plus
largement, de l'AOF, imposait une inscription dans le cadre qu'offraient les
structures légales de mobilisation collectives disponibles dans cet
environnement, aussi bien les partis politiques que les syndicats. Les
enseignants, on le sait, ont constitué le fer de lance des mouvements
revendicatifs et de la première remise en cause politique de la colonisation. Mohamed
Ould Cheikh participera activement à ces mobilisations en
adhérant au Syndicat des Enseignants de l'AOF, fondé en 1937 par le soudanais
[malien] Modibo Keita[4] et le dahoméen
[béninois] Ouezzin Coulibaly. Cette corporation était membre de l'Union
Générale des Travailleurs d'Afrique Noire qui verra le jour en 1956. Mohamed Ould Cheikh,
participant à ses instances dirigeantes, y aura notamment côtoyé Ahmed Sékou
Touré, futur Président de la Guinée indépendante et parangon du radicalisme
anti-colonial en ces années-là.
Outre une activité syndicale, dont il notera du
reste lui-même la portée modeste étant données la modicité du nombre des adhérents
et leur dispersion[5], Mohamed Ould Cheikh
sera associé à l'émergence d'un mouvement plus directement politique, et plus
ouvertement anti-colonial : l'Association de la Jeunesse Mauritanienne
(AJM), créée en 1955, où il jouera un rôle dirigeant. Bien que se proclamant
"apolitique", l'AJM avait clairement pour cible l'administration
coloniale et son entourage. Mohamed Ould Cheikh note qu'elle a joui d'une
"énorme popularité", "dans le cadre de ce si mince programme en
matière nationaliste : se réunir, prendre position, avoir son franc-parler,
expliquer, et dénoncer les fourberies du colonisateur qui se cachait pour torturer
ses propres textes et leur voler toute substance, bref, jouer le rôle à la fois
d'une presse interne inexistante et d'une opposition légale."[6].
La fragile matrice du nationalisme mauritanien le
plus sincère et le plus radical qu'était malgré tout l'AJM devait servir de
foyer de rencontre entre un groupe de jeunes gens venant, pour l'essentiel, de
la petite administration et du milieu scolaire embryonnaire de l'époque,
auxquels se sont ajoutés quelques commerçants. Diverses sensibilités s'y
retrouvaient. Celle qui allait donner naissance à la Nahda, exclusivement
composée de hassanophones, regardait vers le monde arabe et ira même, chez
certains de ses membres, jusqu'à reconnaître le bien-fondé de la revendication
marocaine sur la
Mauritanie. Mohamed Ould Cheikh se retrouvait, quant à lui,
parmi ceux, "ethniquement" plus mixtes, qui aspiraient à voir cette
entité, à l'époque passablement chimérique, qu'était la Mauritanie, devenir
indépendante au sein des frontières dessinées par la colonisation française.
Avec ses "Maures" et ses "Noirs" parmi lesquels Mohamed
comptait non seulement des camarades, mais également d'excellents amis (Kane
Elimane, Si Seck, Sy Ibrahima, Bâ Bocar Alpha, etc.). A ses yeux, et comme il
l'écrira plus tard, "la Mauritanie était affaire d'Arabes et de
Nègres"[7]. A l'heure de
l'exacerbation des ethno-nationalismes qui commenceront à déchirer la
Mauritanie à partir de 1966, cette profession de foi relative à la nécessaire
cohabitation, dans le respect de leur diversité, des différentes composantes de
la population mauritanienne, verra le nombre de ses partisans s'amenuiser et
Mohamed lui-même presque totalement isolé.
La Mauritanie s'acheminait vers l'indépendance
après avoir accédé à "l'autonomie interne" au lendemain du référendum
de 1958, qui a vu le triomphe des "modérés", partisans d'une
transition "en douceur" vers la souveraineté. Les
autorités de transition, dirigées par Moktar Ould Daddah (1924-2003),
souhaitaient étendre le plus possible la base de leurs soutiens politiques en
faisant appel à des cercles qui apparaissaient jusque-là particulièrement
suspects aux yeux de l'administration coloniale. Des membres influents de l'AJM
comme Mohamed Ould
Cheikh pouvaient servir ce dessein unitaire, si des
dispositions concrètes étaient prises pour montrer la bonne volonté du Conseil
de Gouvernement présidé par Moktar à l'égard des milieux nationalistes radicaux
représentés en particulier par la nébuleuse de l'AJM et par le parti créé par
certains de ses anciens membres, la Nahda. Le scepticisme à l'égard des résultats que
l'on pouvait attendre des processus électoraux, jugés généralement notoirement
manipulés, encourageait par ailleurs fortement la tentation de
"l'entrisme" aux yeux des activistes qui souhaitaient influencer le
cours des évolutions politiques des années de l'indépendance.
Fort habilement, et avec beaucoup de souplesse,
Moktar Ould Daddah,
sera l'homme de l'unification de la plupart des mouvements politiques de la fin
des années 1950. Après avoir créé le Parti du Regroupement Mauritanie (PRM), en
fédérant des éléments de l'Union Progressiste Mauritanienne (UPM), proche de
l'administration coloniale, et d'anciens membres de l'Entente de Ahmedou Ould
Horma Ould Babana, qui lui fut, au contraire, passablement hostile, Moktar
réussira à attirer certaines des figures les plus en vue de l'AJM parmi
lesquelles Mohamed Ould Cheikh. Les dirigeants de la Nahda, un moment mis en
résidence surveillée à Tichit, sont élargis à la veille de l'indépendance et
rejoindront eux-mêmes, pour certains d'entre eux, le parti unique en cours de
formation, et plus tard d'institutionnalisation, le Parti du Peuple Mauritanien
(PPM). Mohamed Ould
Cheikh a joué un rôle actif dans ce processus du fait de ses
relations à la fois avec Moktar et avec les dirigeants de la Nahda. C'est dans
cette conjoncture qu'après avoir été intégré, en 1958, dans le cadre de
l'administration régionale en cours de mauritanisation ("adjoint au
commandant de cercle" du Brakna à Aleg, puis à Néma et Kiffa), Mohamed Ould Cheikh
sera désigné, en 1961, Secrétaire Général à la Défense, exerçant en réalité
l'essentiel du pouvoir dans un Ministère dont le portefeuille était
officiellement aux mains de Moktar.
Mohamed Ould Cheikh associe lui-même[8] la suite de sa
carrière — et de ses déboires — à l'instrumentalisation dont il aurait fait
l'objet dans la lutte contre les velléités d'annexion de la Mauritanie par le
Maroc, qui se sont fait jour au moment de l'attaque de Choum-Tegguel, près
d'Atar en 1957, et que l'on suspectait d'être plus ou moins derrière les divers
attentats qui ont suivi (Nouakchott : 1960 ; Atar : 1961 ; Néma : 1962, …). En
tant que Secrétaire Général à la Défense (1961-1965), Mohamed Ould Cheikh
aura en charge l'organisation de l'embryon d'armée mauritanienne formée à
partir du maigre legs de la colonisation en la matière. Il aura eu
aussi la lourde charge de présider le tribunal d'exception institué pour juger
en particulier les auteurs de l'attentat de Néma. C'est également à partir de
ces toutes premières années de l'indépendance que son rôle se précise et
s'affirme dans la mise sur pied des institutions politiques du pays autour du
monopole progressivement conféré au PPM dans le paysage politique mauritanien.
L'officialisation du système du parti unique, la fin de l'autonomie financière
de l'Assemblée Nationale, niche principale du notabilisme traditionnel,
l'obligation faite aux députés de signer une démission en blanc pour le cas où
ils viendraient à renoncer à leur affiliation au PPM et/ou à l'application de
ses mots d'ordre, de tout cela on lui attribuera largement la responsabilité. Cela
lui vaudra de solides inimitiés et suscitera de vifs mécontentements jusque
dans des milieux familialement proches[9].
En 1965, Mohamed Ould Cheikh,
devenu une figure centrale de la vie politique mauritanienne, se voit confier à
la fois les portefeuilles de la Défense et des Affaires Etrangères. Cependant,
la tension "ethno-raciale" qui se développe à partir de février 1966
marquera la fin de sa présence au gouvernement. En compagnie de son ami Kane
Elimane, un syndicaliste hal-pulaar qui occupait alors le Ministère du
Développement, il est démis de ses fonctions ministérielles par Moktar le 21
février 1966. Une orchestration émanant de certains cercles du pouvoir lui
prête des positions unilatéralement favorables aux cadres noirs, rédacteurs du
manifeste dit "des 19", considéré comme la mèche qui a allumé les
affrontements ethniques de Nouakchott, alors qu'il refusait tout simplement,
comme il l'a toujours fait, toute forme de ségrégation ou de division de la
Mauritanie sur des bases raciales. Il sera, pour finir, définitivement écarté
de l'administration en 1967 — et bientôt dépouillé de tous ses droits
administratifs —, suite à la signature, en compagnie de quelques autres
personnalités, d'un manifeste de soutien à Ahmed Baba Ould Ahmed
Miské, arrêté à Nouakchott pour "détournement de fonds" dans la
gestion de son ambassade de New York, ce que ses défenseurs considéraient comme
un simple prétexte. Mohamed
Ould Cheikh quittera alors la capitale pour aller s'installer
dans le campement où résidaient ses parents et sa grand-mère, à une dizaine de
kilomètres au nord de Boutilimit. A quelques rares interruptions près, dont
l'ultime séjour qui a précédé son décès, il y demeurera constamment durant la
quarantaine d'années qui lui restait à vivre.
On a évoqué, à propos de son limogeage de 1966,
des rumeurs de coup d'Etat. Mohamed lui-même y fait ironiquement allusion dans L'indépendance
néocoloniale, comme pour en souligner l'inanité[10].
Aurait-il fait l'objet d'un rapport intéressé de la part de quelque officier
"bienveillant" parmi la poignée de cadres qu'il avait contribué à
faire former au sein de la toute jeune armée mauritanienne ? Il n'a pas manqué
pourtant de souligner lui-même la cohésion et le civisme[11]
dont fit preuve cette armée durant l'intervention qu'elle effectua, sous la
direction du Lieutenant Soueidat, pour éteindre le début d'incendie ethnique
qui commençait à embraser les rues de Nouakchott en février 1966. A quelle(s)
fin(s) et pour le compte de qui un officier de la toute jeune armée aurait-il
rapporté des velléités de coup d'Etat chapeauté par Mohamed ? L'histoire le
dira peut-être un jour ...
Revenu s'établir dans le campement
"résiduel" de ses parents après vingt cinq ans de pérégrinations qui
l'ont mené aux quatre coins du monde, Mohamed Ould Cheikh
se contentera de la tente et de la "paillotte" pour tout domicile,
comme les autres résidents du lieu, avec lesquels il partagera le peu de
ressources qu'il lui arrivait d'avoir grâce à diverses manifestations de
solidarité. Contraint à la retraite, la quarantaine à peine venue, il apprendra
à "gérer" ce retour en développant une forme de piété religieuse
originale et en s'instituant "médecin autodidacte", d'abord de sa
parentèle proche, puis de toutes sortes de solliciteurs dans un environnement
où il n'y avait quasiment aucune présence des services de santé et où les
efforts qu'il déployait lui-même pour donner les soins de base aux membres de sa
famille eurent tôt fait de le transformer en thérapeute en quelque sorte malgré
lui.
Les hommes, proclame un vieil adage arabe, sont
fils de leur époque avant que d'être les héritiers de leurs ascendants. Esprit
curieux à l'orientation "systémique" et "totalisante", Mohamed Ould Cheikh
a reçu l'essentiel de sa formation scolaire "moderne" dans un
environnement francophone et "négro-africain". Une part du
"jusqu'au boutisme" intellectuel dont il était porteur n'est
peut-être pas totalement étrangère toutefois à certains ressorts de la culture
"traditionnelle" qui comportait, dans ses versants grammaticaux et
théologiques, des foncteurs d'enchaînements logiques aux implications souvent
imparables : une fois les prémisses posées, les conclusions devaient nécessairement
suivre. A ce possible terreau "systémique" d'origine traditionnelle,
est venue se superposer une quête philosophique, nourrie avant tout par la
passion de la chose publique, par la pratique militante et la lecture.
La jeunesse scolaire et professionnelle de Mohamed Ould Cheikh
a coïncidé avec la fin de la seconde guerre mondiale, avec le développement des
mouvements en faveur de l'émancipation dans le "Tiers Monde"
(triomphe de Mao en Chine, révolution nassérienne, guerres de Corée et du
Vietnam, débuts de l'insurrection algérienne, etc.) et avec une prise de
conscience croissante au sein de ce Tiers Monde de sa spécificité et de sa
possible unité anti-impérialiste, dont la conférence de Bandoeng (avril 1955) a
tenté d'esquisser le chemin. Le militantisme anti-colonial et anti-impérialiste
était dans l'air du temps. Le marxisme, qui offrait une explication
"totale" du monde aux ressorts millénarisants, pouvait procurer à la
petite élite intellectuelle produite par le colonisateur, un cadre idéologique
"moderne", un outil pour "nier la négation" dont elle était
l'objet de la part de ses géniteurs intellectuels, s'il fallait reprendre une
terminologie hégéliano-marxiste que Mohamed affectionnait à une certaine
époque. Le marxisme était un chemin "dialectique" possible vers
l'ouverture à une universalité humaine que la "situation
coloniale" engendrait tout en la niant (il y avait alors les
"hommes" et les "indigènes"...), un chemin dans lequel les
élites issues de la colonisation pouvaient, si elles le souhaitaient, trouver
une justification de leur volonté de "trahir honorablement" des
solidarités primordiales, tribales ou villageoises, à base religieuse,
malmenées et souvent instrumentalisées au bénéfice de l'ordre colonial. Les
syndicats et les partis les plus radicaux de la colonisation finissante y
trouveront un de leurs principaux aliments idéologiques.
Mohamed Ould Cheikh n'a pas échappé à cette
tentation marxiste. On en trouve des échos dans l'ouvrage publié sous le
pseudonyme de Hamid el Mauritanyi (i.e "Le Mauritanien reconnaissant"
… A qui ? à Dieu ? De quoi? De sa "mauritanité" ? …) auquel j'ai, à
plusieurs reprises, fait référence dans les propos ci-dessus. Bien que fort de
366 pages, ce texte, paru en 1974 à Paris, est en réalité un brouillon
rédigé sur un coin de natte, en un lieu passablement isolé, dans un dénuement
documentaire total. Il ne comporte, du reste, aucune référence. Il se présente
plutôt à la fois comme un témoignage, une tentative d'analyse historique de la
vie politique mauritanienne entre 1946 et 1973 et un bréviaire militant en
faveur de l'indépendance réelle et de la justice sociale (d'où son sous-titre :
"Combattre pour l'indépendance et le socialisme"). L'histoire s'y
mêle au témoignage, en particulier autour de l'expérience personnelle de Mohamed Ould Cheikh
en tant qu'acteur politique dans la Mauritanie des cruciales années 1950-1960.
Même si cet ouvrage porte encore une part du souffle émancipateur qui anima
tout au long de sa vie la pensée et l'action de son auteur, il comporte
certaines évaluations sur lesquelles il aurait certainement ultérieurement été
plus nuancé, s'agissant tout spécialement du jugement brutal et essentiellement
négatif qu'il portait alors sur la personne de Moktar Ould Daddah. Dans le cheminement
qu'ils ont partagé pour accréditer et asseoir l'existence de l'entité
mauritanienne, Mohamed
Ould Cheikh, qui s'est dépensé sans compter dans les moments
les plus difficiles et pour assumer les décisions les plus impopulaires,
représentait l'agenda "tiers mondiste" le plus intransigeant et le
plus radical, tandis que Moktar, plus réaliste et plus gradualiste, devait sans
doute s'efforcer de s'en tenir à ce qui lui semblait raisonnablement possible.
De même extraction sociale — une couche dominée des strates dominantes de la
"société traditionnelle"[12]
— ils représentaient chacun, dans leurs rapports à l'administration coloniale,
une facette particulière de cette figure qu'Erwin Goffman appelle
"l'initié" et que la colonisation nommait avec condescendance
"l'évolué". Mentalement largement influencés par leur
"initiateur" colonial (ils en sont scolairement et professionnellement
les produits), ils n'ont pas manqué de retourner contre lui les
"outils" et les "secrets" auxquels ils ont été initiés.
Sans eux en tout cas, et quoi qu'en pensent les rétro-nationalistes
d'aujourd'hui, la chimère mauritanienne aurait eu du mal à s'acheminer vers sa
concrétisation. Ils lui auront consacré, avec passion et impétuosité dans un
cas, avec mesure et discernement dans l'autre, l'essentiel de leurs vies.
Abdel Wedoud Ould Cheikh, pour www.kassataya.com
[1] On raconte, dans sa
famille, que lorsque Cheikh
Ould Ahmed Mahmoud (grand-père paternel de Mohamed), était en
séjour de formation auprès des Ahl Mohamed Ould Mohamed
Salem et qu'il dût les quitter parce que leur nomadisation les entraînait trop
loin vers le nord, il fit, sur le chemin du retour, un arrêt auprès d'un autre
maître pour compléter l'étude de l'obscur Mukhtasar de Khalîl. Mais
comme le lait de la chamelle qui lui servait de "cantine" s'était
tari, il se contenta, durant plusieurs semaines, de gousses d'acacia (al-kharrûb)
cueillies dans la nature et de "l'eau noire" (al-mä läk'hal)
— c'est-à-dire sans ajout — de sa bouilloire, pour parachever l'assimilation de
cet opus majeur du corpus juridico-théologique saharien...
[2] Il se pourrait que
les récits d'Ahmed Ould
Cheikh et l'importance qu'il accordait à l'énergie guerrière
aient eu quelque influence sur certaines velléités "militaires" de
son entourage. Parmi ses fils, Mohamed al-Yadâli (m. 2011), qui fut Ministre de
la Justice (1981-1982), puis, brièvement, celui de la Défense (2009) dans le
gouvernement de transition issue des Accords de Dakar entre les putschistes
d'août 2008 et leurs adversaires, avait commencé ses études secondaires (1959)
dans l'Ecole des Enfants de Troupes de Dakar Bango (près de Saint-Louis du
Sénégal) ; Cheikh, troisième des frères de Mohamed, reçut une formation d'élève
officier à Atar (1960-62) avant de s'orienter vers des études de médecine à
l'Université de Dakar; Sidia, le benjamin de la famille, avait entamé lui aussi
une carrière militaire, peut-être pas exempte d'arrière-pensées politiques en
relation avec son activisme "gauchiste" des années 1970, avant que la
maladie ne l'emporte brutalement (1987), à la veille de son accès au grade de
capitaine. Un cousin germain, qui était pour Mohamed un quasi-frère, dont il a
accompagné les premières années de scolarité, Ahmed Ould Mohamed
al-Yedali, plus connu sous le nom d'Ahmed Yedali, a, lui aussi, passé quelques
années chez les commandos parachutistes avant de s'orienter vers d'autres choix
professionnels…
[3] L'année 1942-43, qui
connut une sécheresse dévastatrice et un tarissement substantiel des
importations du fait de la seconde guerre mondiale, est appelée dans la région
du Trarza, ‘âm likhlä, "l'année de l'anéantissement". Les
animaux furent décimés et les textiles, entièrement importés parce la région
n'en produisait pas, devinrent particulièrement rares et coûteux. On a pu
relever, à partir de documents d'archives, que le total des importations de la
Mauritanie pour l'année 1942-43 équivalait à 17 cm par personne...
[5] "Mais leur
dispersion [les fonctionnaires] dans un territoire aussi vaste [la Mauritanie],
et leur répartition inégale par branche professionnelle, de même que
l'inégalité classique du respect des actions ordonnées par les centrales,
firent que l'on vit souvent un seul gréviste dans un poste. Ce qui est plus
pittoresque qu'efficace." (Hamid El Mauritanyi, L'indépendance
néocoloniale, Paris, Six Continents, 1974, p. 49).
[9] Comme, par exemple,
celui de l'entourage de son grand oncle maternel, Souleymane Ould Cheikh Sidia, Président
de l'Assemblée Nationale, au moment des réformes que je viens d'évoquer.
[10] "Mais
l'intéressé, quand on le lui demandait, répondait "qu'il fallait l'Etat
avant le coup, en simple logique grammaticale", L'indépendance
néocoloniale, op. cité, p. 130.
[12] Ils appartenaient au
monde des zawâyâ, subissant, dans l'ordre anté-colonial, l'hégémonie
des hassân ; et quoi que proches parents de la famille dirigeante
de leur entité tribale (Ahl Cheikh Sidia), ils n'en étaient pas vraiment
membres du fait de leur filiation patrilinéaire.
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