L’unité nationale
(pages extraites de la Mauritanie contre vents et marées – Moktar Ould Daddah . éd. Karthala . Octobre 2003 .
669 pages . disponible en arabe et en français)
J’évoque souvent dans ce livre la composition
bi-ethnique de la
Mauritanie. C’est une réalité qu’aucun dirigeant mauritanien
ne peut ignorer sans prendre le risque de mettre en cause l’existence-même du
pays. Sa connaissance et sa reconnaissance par les responsables mauritaniens
sont indispensables pour la construction de la Patrie mauritanienne sur des
bases solides.
D’après
les résultats des recherches les plus récentes, la présence humaine sur
« le territoire qui constitue l’espace géographique de la Mauritanie
actuelle ». en Mauritanie serait apparue il y a au moins 700.000 ans [1].
Différentes populations, venant d’Afrique tropicale et nilotique, ainsi que
d’Afrique du nord, s’y seraient installées alors que le Sahara était plus
humide qu’aujourd’hui, et verdoyant.
Depuis lors, les deux composantes, la noire et la
blanche, qui créèrent de nombreuses civilisations concomitantes ou successives,
sur ledit espace géographique, ont vraisemblablement dû tantôt se faire la
guerre, tantôt vivre une coexistence pacifique. Mais, dans tous les cas, elles
ne cessèrent plus de cohabiter sur ce même territoire. Territoire dont les
limites extérieures ont souvent varié au cours de l’Histoire. C’est ainsi que
la Mauritanie fit partie, totalement ou partiellement, des empires qui se sont
succédés dans le Sahel : Empire du Tékrour (VIIIème siècle),
Empire du Ghana (à partir du VIIIème siècle), Empire des Almoravides
(XIème siècle), Empire du Mali (XIIIème et XIVème
siècle), Empire songhaï (XVIème siècle), etc.
Si donc les limites extérieures de l’espace
géographique mauritanien ont varié, en revanche la plus grande partie de cet
espace est demeurée immuable. Et, sur cette partie, apparut, au Xème
siècle, un facteur exceptionnellement important de rapprochement et de
compréhension entre les populations, un ciment d’unité : l’Islam, qui
devint – et qui reste – la religion commune de tous les Mauritaniens.
Ainsi, la
Mauritanie bi-ethnique ne date pas d’aujourd’hui.
Une belle image,
utilisée un jour devant moi par un vieux sage de chez nous, résume la
Mauritanie bi-ethnique : « La Mauritanie, avec ses Noirs et avec ses
Blancs, est comme l’œil. Celui-ci ne va bien et ne peut donc jouer pleinement
son rôle que quand ses deux parties, la Noire et la Blanche qui ne peuvent être
séparées, sont en bonne santé… »
*
* *
20 Mai 1957…
Ce fut pour moi le
point de départ d’une période extraordinaire, d’une vingtaine d’années durant
laquelle j’allais diriger et coordonner les actions tendant à créer
l’Etat-Nation mauritanien.
Je dis bien :
« diriger et coordonner les actions… ». Ce qui signifie, en remarque
préliminaire, que la construction nationale de mon pays n’a pas été une œuvre
uniquement personnelle. Bien au contraire, elle a été une œuvre collective,
celle de l’évidente majorité de l’ensemble du peuple mauritanien, et des
différentes équipes dirigeantes qui ont successivement partagé le pouvoir avec
moi, pendant plus de deux décennies … Période à la fois exaltante puisqu’il
s’agissait de fonder la Patrie mauritanienne, et écrasante, du fait des énormes
et innombrables difficultés d’une telle entreprise.
Le mérite des
résultats obtenus revient donc à toutes les composantes, ethniques et sociales
du peuple mauritanien. cela commença de devenir sensible à partir de 1961, et,
surtout de 1964.
Durant ces deux
décennies, je ne me suis considéré que comme un chef d’équipe. Chef d’équipe
assumant le maximum de responsabilités devant Dieu, devant le Peuple
mauritanien et devant l’Histoire, mais ne prétendant qu’à sa seule part du
mérite collectif de ce qui se réalisait.
Comme deuxième
remarque préliminaire, je dirai un mot de la situation politique dans le pays
au moment où la volonté divine, d’après la conjoncture historique d’alors, me
plaçait à la tête de la Mauritanie au moment le plus décisif de l’Histoire de
celle-ci, puisqu’il s’agissait de son accession à l’indépendance nationale.
Indépendance dont il fallait, tout d’abord, créer les conditions dans un
contexte on ne peut plus défavorable. Indépendance qu’il fallait, ensuite,
assumer, consolider, faire accepter par tous les Mauritaniens dont beaucoup
étaient, à son égard, réticents et même hostiles, et imposer sur la scène
internationale où elle allait être contestée.
Tâche titanesque en
quelque sorte !
pp. 151-152
Avant que je ne
relate les conditions dans lesquelles notre indépendance fut proclamée, le 28
Novembre 1960, je dois revenir aux problèmes intérieurs, autres que ceux déjà
évoqués.
Le plus important
et le plus urgent était celui de la mauritanisation du commandement
territorial. En effet, ce problème était particulièrement sensible puisqu’il
s’agissait de l’exercice de la souveraineté nationale. Les administrateurs
français qui, jusques là, l’exerçaient au nom de leur pays, étaient de plus en plus mal à l’aise
à mesure qu’approchait la date du 28 Novembre, ce qui était humainement fort
compréhensible. De plus, et surtout, sans cette mauritanisation,
« l’indépendance juridique » n’aurait aucune concrétisation aux yeux
des populations de l’intérieur, c’est-à-dire l’écrasante majorité des citoyens
mauritaniens. Or, dans ce domaine, comme du reste dans tous les autres, nous
manquions totalement et cruellement de cadres. Pour ce qui est seulement du
commandement territorial, il suffit de rappeler qu’au moment de l’entrée en
vigueur de la Loi-Cadre,
en 1957, il n’y avait dans cette administration d’autorité qu’un seul
Mauritanien, Ely Ould Sidi Mehdi, qui remplissait les
fonctions de chef de la subdivision nomade des Agueylatt (dans le Gorgol),
subdivision dont l’existence était plus théorique que réelle. Donc, pour parer
au plus urgent, la seule possibilité qui s’offrait à nous, était de choisir
parmi les agents mauritaniens de l’administration : interprêtes, commis,
enseignants, etc… les seuls agents d’un certain niveau que le régime colonial
nous ait légués, ceux qui paraissaient susceptibles d’de
pouvoir exercer le commandement d’une circonscription territoriale :
cercle, subdivision, poste administratif. Aussi, dès le 14 Janvier 1958, le
Gouvernement avait-il
nommé six adjoints mauritaniens à des commandants de cercle français ainsi qu’à
un chef de subdivision : Sid Ahmed Ould Mohamed au Hodh Oriental, Ismaïla Sy au
Guidimakha, Mohamed
Salem Ould Mohamed Sidya en Assaba, Nagi Ould Moustapha au Tagant,
Mohamed Ould Cheïkh au Brakna, Samory Ould Biya en Inchiri et Khalidou Diagana
pour la subdivision de M’Bout.
La même année, le 6
Octobre suivant, le Gouvernement décida l’envoi de huit stagiaires à
l’I.H.E.O.M. pour y suivre un cycle de formation accélérée de deux ans, cycle
nouvellement et spécialement conçu pour permettre aux nouveaux Etats membres de
la Communauté
franco-africaine de recycler des cadres moyens qui manquaient de formation
théorique, tout en ayant une solide expérience administrative. La première
promotion ainsi désignée se composait de Ahmed Bazeïd Ould Ahmed Miske déjà
bachelier, Gaye Silly Soumare également bachelier, Mohamed Salem Ould
M’Khaïtiratt, Ahmed
Ould Mohamed Saleh, Mame Ly, Dèye Ould Brahim, Mohamed Lemine Ould
Hamoni, Sidi Mohamed
Ould Abderrahmane. Cette filière que nous avons utilisée
pendant plusieurs années nous a permis de former une quarantaine
d’administrateurs, quelques magistrats, quelques diplomates et quelques
inspecteurs du travail.
A propos de
mauritanisation du commandement territorial, me reviennent à l’esprit certains
raisonnements qui ont été souvent tenus, à la veille de l’indépendance, par
ceux qui étaient contre celle-ci et, partant, contre celle-là. J’en cite
quelques-uns, à titre anecdotique : « Nous, les nobles guerriers,
les vrais maîtres du pays avant la colonisation, ne saurions admettre de nous
faire commander ni par les marabouts qui « ne pouvaient vivre que sous
notre ombre » ni par les Noirs dont certains étaient nos esclaves. Ce sont
les Français qui nous ont arraché par la force notre autorité sur le pays. S’ils
partent, nous reprendrons notre pouvoir que nous ont légué nos nobles ancêtres.
Nous avons nos fusils et notre courage héréditaire. Ni les marabouts que nous
protégions, moyennant leurs prières pour nous éviter les mauvaises choses et
pour notre salut dans l’au-delà, et que nous aidions matériellement, ni les
Noirs qui étaient également nos protégés, quand ils n’étaient pas nos esclaves,
ni le reste de la population – tributaires, forgerons, griots, haratines, ne sauraient nous
résister… ».
« Nous, les marabouts, préférions l’occupation
des infidèles qui, tout en nous protégeant contre les guerriers, souvent
frustes et rapaces, nous laissent toute liberté de pratiquer notre religion.
Nous n’avons pas oublié tous les méfaits de la domination des Hassanes qui n’attendent
que le départ des Français pour réinstaurer l’anarchie dans le pays et y
reprendre leurs exactions contre nous, et contre tous les autres habitants du
pays. Nous ne voulons pas non plus nous laisser commander par les Noirs qui
sont, soit nos serviteurs, soit nos disciples, donc nos subordonnés. De ce
fait, ils ne peuvent pas nous commander… ».
Ou encore : « …nous, les Noirs de
Mauritanie, sommes des hommes aussi libres, aussi nobles que les plus nobles
des Maures qui sont tous esclavagistes. Nous ne saurions donc nous laisser
commander par eux. Ce pays est le nôtre avant d’être le leur. Nous tenons à y
rester, mais en hommes libres. Nous craignons que si les Maures y exercent la
totalité du pouvoir, ils ne veuillent nous traiter comme leurs esclaves. Pour
toutes ces raisons, nous préférons que la France reste, sous une forme ou sous une
autre… ».
Et puis… « … nous autres, gens de l’Est, ne
voulons pas continuer à subir la dominatoion des gens de l’Ouest qui, parce
qu’ils sont allés à l’école française bien avant nous, nous soumettent à une
deuxième colonisation par l’intermédiaire de leurs interprêtes, de leurs
commis, de leurs enseignants, de leurs infirmiers, de leurs postiers, de leurs
gardes-cercles, etc… Et, pour nous, tous les gens de l’Ouest sont les
mêmes : Trarza, Brakna et Noirs du Fleuve… ».
Réciproquement… « … nous, gens de l’Ouest, qui
sommes les Mauritaniens les plus instruits, les plus cultivés en arabe, nous
qui comptions bien avant l’occupation française, et qui comptons encore, tant
de m’hadher [2], de
savants, de poètes, de juristes, de théologiens, de grammairiens célèbres dans
tout le monde arabe et musulman, nous qui avons pris une si grande part dans
l’islamisation de l’Afrique de l’ouest, nous qui avons, les premiers, envoyé
nos enfants à l’école moderne, ne voulons pas nous laisser commander par des
originaires des autres régions si souvent frustes et ignorants… ».
Par
bonheur, à côté de ceux qui tenaient de tels propos si archaïques, si
passéïstes, si pessimistes, existaient parmi les anciens certains sages, des
historiens en particulier, qui évoquaient les rapports intercommunautaires
passés, d’une manière plus constructive, plus encourageante quant à l’avenir
commun des deux composantes ethniques de notre peuple [3].
Ainsi, nous rappelaient-ils, preuves écrites et orales
à l’appui, qu’avant la conquête française, les Mauritaniens noirs et maures
cohabitaient normalement dans les conditions de l’époque. Ainsi, les guerres
intestines qui sévissaient dans toutes les régions de la Mauritanie n’étaient
pas des guerres raciales. En effet, remarquaient nos historiens, en vertu d’un
système d’alliances bien rôdé entre Maures et Noirs voisins, ces guerres
opposaient tantôt des Noirs et des Maures alliés à d’autres collectivités
maures ou noires, ou encore maures et noires coalisées. Par exemple, les Ahel
Sidi Mahmoud de l’Assaba et du Ghidimakha avaient pour alliés une partie des
Sarakollés contre d’autres Sarakollés, ou contre d’autres tribus maures, ou
contre une coalition composée des deux ethnies noire et maure. Au Gorgol, le
même système d’alliance existaient entre les Toucouleurs et les Maures Littama
et les Ahel Sidi Haïba. Au Brakna, les Oulad Naghmache et les habitants du
canton du Lao, commandés par les Wane, formaient une alliance tout comme les
Oulad Seyed avec les habitants du canton du Toro commandés par les Kane. Il en
était de même des Alaïbe de Boghé avec les Oulad Ahmed. Plus à l’ouest, les
Trarza, surtout les Oulad Ahmed Ben Damane, étaient les alliés des Ouolofs du
Oualo. Les mariages inter-ethniques étaient fréquents : le plus connu
d’entre eux fut celui de l’Emir Mohamdel Habib avec la reine du Oualo,
Djembott. De cette union naquit un prince, Ely Ould Mohamedel Habib,
qui devint Emir des Trarza.
Il n’empêche… la
grande majorité de nos cadres et notabilités traditionnelles étaient
foncièrement hostiles à la mauritanisation du commandement territorial. Leurs
façons de voir dénotaient une mentalité vraiment rétrograde. Ils donnaient une
idée des innombrables obstacles que devraient affronter nos
« commandants » nationaux. Ceux des premières promotions surtout,
ceux que Mohamed Ould Cheïkh appelait, sous forme de boutade, « les
administrateurs par décret ». Ces « commandants » voués à opérer
en eux-mêmes une reconversion psychologique considérable et bien difficile dans
leur situation. Ils devaient d’abord s’imposer à eux-mêmes avant de s’imposer
aux autres. Dans ce but, il leur fallait « quitter la casquette »
d’agents subalternes pour coiffer celle du responsable à part entière,
c’est-à-dire du chef. Ils devaient avoir confiance en eux-mêmes et assumer
pleinement une métamorphose si rapide et si importante. Ils devaient ensuite
s’imposer à leurs collaborateurs, hier encore leurs égaux : leurs
collègues, leurs amis ou, simplement, leurs connaissances qui, humainement,
pouvaient jalouser leur fulgurante promotion : « pourquoi lui ? et
pourquoi pas moi ?… » pouvaient se demander certains.
Ils devaient enfin
s’imposer à leurs administrés qui, initialement, n’avaient à leur égard, que
méfiance et préjugés, comme en témoignaient les propos cités plus haut. En
effet, pour ces administsrés, les nouvelles autorités n’étaient que :
untel, de telle tribu ou de tel canton, donc pas une autorité à laquelle on
devait obéir d’une manière anonyme. Une anecdote, vécue parmi d’autres,
illustre cet état d’esprit. J’ai oublié les détails exacts, mais il m’en reste
le souvenir que voici. En 1959, Ahmed Ould Bah, premier commandant de cercle
national, venait de prendre son commandement à Kiffa : il reçoit un chef
de tribu – ou de fraction – dont la collectivité était impliquée dans une
bagarre locale, pour l’interroger et le sermonner. Le chef, prenant très mal
les propos du commandant de cercle, lui répond à peu près ceci : « …
toi, jeune homme des Oulad Deïmane (la tribu d’Ahmed Ould Bah), tu te permets
de t’adresser de la sorte, à moi ? moi qui… moi que… ». Immédiatement
après cette inacceptable réponse, le nouveau commandant de cercle ordonne à
l’autorité subalterne compétente d’ enfermer le chef rebelle pendant
un jour ou deux. Ensuite, il le fait revenir dans son bureau : je ne me
souviens plus de leur dialogue, mais… le chef a parlé correctement au hakem mauritanien. La relation de
l’incident fit le tour de l’Assaba et même du pays ! la preuve était faite que
les autorités nationales mauritaniennes pouvaient emprisonner les citoyens
fautifs, tout comme le faisaient les Français avant elles. Ce qui a dû faire
réfléchir quelques récalcitrants potentiels… et assez rapidement, les nouvelles
autorités, à de rares exceptions, furent, bon an mal an, admises par les
populations.
Le mérite d’un tel
succès revient à ces pionniers, souvent méconnus, que furent la plupart des hekam fabriqués à la hâte. Dans leur
majorité, nous leur devons de vives félicitations, car ils ont joué, dans la
construction de notre Etat-Nation, dont ils ont essuyé les plâtres, un rôle
déterminant. A des degrés divers et, chacun suivant sa personnalité
particulière, ils ont mérité de la
Patrie naissante.
La mauritanisation
complète du commandement territorial, fut réalisée entre Septembre 1959 et Mars
1961.
Avant d’entamer le
processus de mauritanisation du commandement terriorial, nous avions arrêté
deux principes :
Premièrement,
aucune autorité ne devait commander sa circonscription d’origine. Ce faisant,
nous voulions éviter à ladite autorité la tentation de se laisser trop
solliciter et, partant, influencer par les siens ce qui, entre autres
inconvénients, la rendrait a priori
suspecte aux yeux des autres citoyens de la circonscription considérée. Une
seule exception à cette règle nous fut imposée par les circonstances
locales : il s’est
agi du commandement du cercle de l’Adrar dont le premier titulaire mauritanien
fut, non seulement originaire de ce cercle, mais en même temps membre de la
famille émirale adrarienne, Ahmed
Ould Ahmed Salem Ould Aïdda dit Aïdda. Pourquoi cette
exception ? qui, là, comportait un risque complémentaire grave, celui de créer
dans l’esprit des citoyens de la région, la confusion entre la source traditionnelle
du pouvoir émiral et la source nouvelle celle émanant du pouvoir central de
Nouakchott qui avait nommé le nouveau commandant du cercle.
J’ai eu
précédemment l’occasion de signaler que, durant la fin des années 1950 et le
début des années 1960, d’importantes troupes françaises étaient stationnées en
Adrar pour couvrir
le nord de notre pays contre les incursions de l’ « armée de
libération marocaine ». Pour les besoins supplémentaires de cette défense,
le commandement militaire qui disposait de ressources non négligeables, avait
recruté un assez grand nombre de guerriers adrariens, dont beaucoup d’anciens
goumiers des groupes nomades français et, comme dit l’adage : qui paie
commande, tous ces guerriers dépendaient pratiquement de l’autorité civile
locale, demeurée française mais désormais sans les moyens d’antan. De plus et
comme je l’ai déjà dit à propos de la naissance de l’U.S.M.M., ces guerriers,
secrètement manipulés par certains officiers français du 2ème Bureau
local, faisaient partie des tenants de la théorie déjà exposée selon laquelle la Mauritanie appartenait
aux guerriers avant l’arrivée des Français. Donc, si la France la quitte . . . Dans
un tel contexte, nous nous sommes trouvés fort embarrassés. En effet, d’une
part, nous devions impérativement mauritaniser effectivement le commandement du
cercle de l’Adrar. Mais, d’autre part, nous ne pouvions pas le mauritaniser
dans les mêmes conditions que les autres cercles du pays. Car il nous fallait
tenir compte du climat politique particulier qui y prévalait. Autrement, sa
mauritanisation risquerait d’exposer le nouveau titulaire et, partant, l’Etat
qu’il représente, à d’imprévisibles difficultés, voire à des humiliations. Les guerriers adrariens, dont le comportement général frisait la rébellion
larvée, rébellion que nous n’avions aucun moyen de mater le cas échéant, ne
disaient-ils pas haut et fort qu’ils n’acceptaient d’être administrés que par
un commandant de cercle français.
Devant ce grave
dilemme – un vrai casse-tête mauritanien - nous avions
fini, contraints et forcés, par recourir temporairement à cette exception, dont
les Mauritaniens ne pouvaient comprendre tous les tenants et aboutissants. Mais
avant sa nomination en Conseil des ministres, début Janvier 1961, je reçus
Aïdda qui dirigeait à l’époque le cabinet du Président de l’Assemblée Nationale
– et lui expliquai, longuement et clairement, le sens de sa mission
temporaire : pour des raisons évidentes, ce caractère temporaire devait
rester secret. Et, comme nous étions amis de longue date – depuis la médersah de Boutilimit et, surtout,
depuis l’Ecole Blanchot de Saint-Louis : je le surnommais « le duc
du Dhar » -, j’étais tout à fait à
mon aise pour lui faire saisir davantage toutes les nuances et toutes les
difficultés de sa mission. Il me promit de faire tout ce qui serait en son
pouvoir pour la réussir.
Il tint parole.
A ce sujet, je dois
encore donner une précision importante : la nomination d’Aïdda coïncida
avec une évolution politique locale à partir du moment où l’U.S.M.M. –ainsi que
les autres partis d’opposition – avait répondu positivement, le 4 Octobre 1960,
à mon appel à l’unité que je leur avais adressé au mois d’Août précédent. Ce
fut, dans cet esprit nouveau, que, vers la mi-Janvier 1961, je reçus une
délégation de l’U.S.M.M., conduite par Ahmed Ould Kerkoub, délégation qui
déclara « approuver sans réserve la politique du Gouvernement
mauritanien ». Nonobstant cette prise de position, l’état d’esprit général
des guerriers, surtout à Atar même, demeurait équivoque au moment où Aïdda prit
son commandement, au début de Février 1961. De tempérament autoritaire, il sut,
dès le début, s’imposer aux guerriers de l’Adrar qui, du reste, le respectaient
et le craignaient autant comme membre de la famille émirale que comme nouveau
représentant du pouvoir central. Quant à lui, il ne manquait aucune occasion
pour rappeler qu’il ne représentait que le nouvau pouvoir national mauritanien,
auquel – ajoutait-il – tous les Mauritaniens sans exception, devaient
soumission et obéissance. Il était, répétait-il, le commandant de cercle de
l’Adrar, et non l’Emir de l’Adrar. Au bout de quelques mois, les progrès du
processus de l’unité politique, au niveau national et local, aidant, les
guerriers « rentraient dans le rang », les uns après les autres. Ils
acceptaient désormais et sans la moindre réticence, l’autorité du gouvernement
et celle de ses représentants sur place. La situation se normalisant, nous
pouvions alors y appliquer le principe général : « le duc du
Dhar » changea d’affectation et un nouveau commandant de cercle,
originaire du Guidimakha, Ibrahima Kane, fut nommé à Atar. Quant aux guerriers
de l’Adrar dont la région est la plus exposée aux dangers venant du Maroc, ils
devenaient les gardiens vigilants et patriotes de notre frontière nord, aux
côtés des premiers éléments de notre armée naissante, et de l’armée française.
Toujours en ce qui
concerne la mauritanisation du commandement territorial, nous avions eu une
deuxième préoccupation : envoyer les fonctionnaires d’autorités noirss en Mauritanie hassanophone et les Maures le
long de la Vallée
du Fleuve. Sans que ce principe fût appliqué d’une manière aussi rigide que le
précédent. Et, comme nous l’avions voulu, cette manière de faire se révèla être
l’un des moyens le plus efficace de lutter contre les préjugés raciaux – pour
ne pas écrire : racistes – sur lesquels je me suis exprimé plus haut. En
effet, à ma connaissance du moins, aucune autorité, originaire du Sud ou du
Nord, n’a fait l’objet, dans l’exercice de son commandement, d’attitude hostile
et concertée du fait de sa couleur.
Bien sûr, dans les
conversations privées, les uns et les autres ont pu chansonner tel kori ou tel bidhane, comme ils ont pu « chansonner » les autorités
issues de leur propre ethnie. Mais, le tout était sans gravité. C’est pourquoi,
avec le recul, cette règle me paraît avoir été le principal succès de la mauritanisation. Ce
fut incontestablement un facteur majeur d’unité nationale. Dans ce domaine, ma
volonté constante de lutter, à tous les niveaux de l’Etat, contre les préjugés
raciaux, s’est traduite par le résultat suivant : il n’y a pas un seul
poste de responsabilité politique ou administrative qui n’ait été
indifféremment occupé par des Maures et par des Noirs : présidence de l’Assemblée
Nationale, permanence du Parti, portefeuilles ministériels, gouvernorats,
ambassades, secrétariats généraux des ministères, grandes directions de
services gouvernementaux ou publics, directions de sociétés d’Etat ou
d’économie mixte.
pp. 218 à 224
De l’aube de l’indépendance jusqu’au putsch qui a interrompu ce
processus, j’ai essayé, avec les équipes qui m’ont accompagné dans ce combat,
de relever plusieurs défis : le défi de notre existence, celui de notre
identité, celui enfin de la démocratie.
Hier, nous étions revendiqués,
contestés. Aujourd’hui, notre existence, encore très fragile, est déjà menacée
par une mondialisation où la place de l’Etat-Nation s’amenuise chaque jour.
Comment résisterons-nous à ce nouveau colonialisme mondial ? L’Etat-Nation
restera-t-il une réponse adéquate aux enjeux de demain ? Voilà un premier
défi.
La pluralité de nos cultures nationales est une richesse. Nul ne peut en
douter. Mais les graves conflits internes qu’a connus notre pays, montrent
qu’un deuxième défi reste à relever : le défi identitaire. Quel peuple
voulons-nous être ? Quel projet de société voulons-nous ? Mais aussi
quelle place voulons-nous occuper en Afrique et dans le monde arabe ? et
quel partenariat voulons-nous avoir avec les pays nantis ?
Défi existentiel, défi identitaire. Reste l’ultime défi : celui de
la paix et du développement, c’est-à-dire de la démocratie. En
effet, il n’y a pas de paix sociale sans démocratie. Mais quelle
démocratie ?
Cette grave problématique devra tôt ou tard, et le plus tôt sera le
mieux, faire l’objet d’une réflexion où sociologues, théologiens, historiens et
juristes mauritaniens associeraient leurs compétences pour tenter de cerner ce
concept et d’en proposer les modalités pratiques. Notre peuple saura en
décider.
Dans le cadre du Parti du peuple mauritanien, nous avons essayé de poser
les premiers jalons d’une démocratie qui s’inspire de son temps, mais évite de
plagier ce que d’autres peuples ont conçu au cours de leur histoire spécifique,
dans un contexte religieux, économique et éthique différent.
Tous ces défis s’inscrivent dans une conjoncture internationale
caractérisée par la très grave crise que traverse le monde musulman, confronté
à la fois à l’hégémonisme des grandes puissances et aux extrêmismes de tous bords.
Nous devons, nous
Mauritaniens, nous porter garants face au monde que l’Islam est une religion de
paix et non de haine, de solidarité et de partage et non d’égoïsme et
d’individualisme. Telles sont, au moment où j’achève d’écrire ce témoignage,
mes profondes préoccupations. Que Dieu nous aide à trouver la meilleure voie.
pp. 663-664 concluant le livre
[1] - voir notamment Robert VERNET : Préhistoire de la Mauritanie, page 33 – Centre culturel
français de Nouakchott . éd.1993
[2] - pluriel de mahadhra ,
université nomade
[3] - parmi ces savants, j’ai déjà
cité Moktar Ould Hamidoun, rapporteur du projet de notre première
Constitution : professeur d’histoire, de géographie, de littérature, de
grammaire. Nous le caractérisions tous par l’étendue et la diversité de son savoir, la simplicité de son personnage. Il était
originaire de Mederdra au Trarza, de la grande tribu Oulad Deïman. Nous avons
des émigrés dans presque tous les pays arabes, et par eux, nous savons
l’appréciation portée sur chacun de nos
sages. Lui, en plus, était un grand poète. Je l’ai pratiqué en ce sens que je
l’ai rencontré souvent et j’ai discuté avec lui en demandant ses avis sur des
questions se rapportant à notre pays, cela dès 1957 : son opinion sur la décolonisation et sur mon
accès au pouvoir ? La décolonisation, il était pour, tout en ayant deux certitudes concernant
l’avenir de la
Mauritanie. Comme historien, il connaissaitt tous les
événements qui se sont déroulés en Mauriatnie et qui prouvaient bien que les
Mauritaniens sont un peuple bi-ethnique. Abandonnés à eux-mêmes, ils risquaient
de retourner à l’ancienne situation, il connaissait cet argument et ce risque,
mais pour lui l’indépendance était la solution. Ses opinions étaient toujours pleines
de nuances et de subtilités. Quant à moi, il m’a toujours soutenu, à sa
manière, à la manière des Oulad Deïmane qui étaient sa tribu, et qui sont
caractérisés par la nuance de leurs positions. Ils ne disent jamais non, comme
on pourrait dire de cet homme d’Etat français qui a changé souvent de position,
Talleyrand à qui l’on fait dire que le bon diplomate ne dit jamais non, mais
peut-être, et oui pour peut-être… Un peu l’esprit des Oulad Deïman. Il
comprenait le français, mais s’il le lisait ,il ne l’écrivait pas. Un poste
officiel ? Non, d’abord il était de santé fragile, il était asthmatique et
handicapé par cela, et puis d’autre part il était plus à son aise sans
responsabilité directe. Je l’avais connu dès les années 1940, sans qu’il soit
spécialement l’ami de mon père ni de ma famille. Il est mort à Médine, déjà âgé
de quatre-vingt-dix ans, au début des années 1990
.
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