Le système
français en 1979-1980 .
contexte du
putsch de 1978
Depuis le 6 Août 2008, les Mauritaniens
s’interrogent à bon droit sur la position française au regard des événements et
des personnes. Des éléments de réponse sur le processus d’évaluation par les
autorités française des situations mauritaniennes, peuvent être donnés selon
une expérience tout à fait actuelle – mais celle-ci gagne sans doute à n’être
dite que si tout venait à se figer, en Mauritanie comme en France. En revanche,
le passé est éclairant.
Je puis le dire aujourd’hui. Le 10 Juillet
1978, Moktar Ould Daddah est renversé. Cinq semaines auparavant, le conseiller
pour les affaires africaines du président Giscard d’Estaing était venu
s’informer. Dès le 18 Juillet, le vice-président du Comité militaire est reçu
officiellement à l’Elysée. Le 2 Octobre 1979, Moktar Ould Daddah est
« évacué sanitaire » sur la France. J’ai l’honneur de son amitié
depuis le 26 Avril 1965, je le visite dès sa sortie d’hôpital et j’enquête sur
ce qui a peut-être dépendu de la France – le discutant avec lui à mesure. René
Journiac est ce conseiller. Il meurt dans un accident d’avion en Afrique
équatoriale le 5 Février 1980, je l’avais rencontré le 15 Novembre précédent.
Il me donne aussi l’organisation qui a précédé la sienne et fait le tableau des
politiques françaises en Afrique. Le conseiller politique du président Giscard
d’Estaing me confirme les choses. Michel Jobert, ancien ministre des Affaires
étrangères, les nuance pour la période de Georges Pompidou. Maurice Couve
de Murville et Pierre Messmer – chacun successivement Premier ministre et le
second ayant été gouverneur de la Mauritanie de 1951 à 1953 après avoir
commandé en Adrar – me disent leur façon de voir la Mauritanie et le putsch.
Celui qui a été l’origine de tous ceux qui ont suivi.
De chacune de ces personnalités françaises,
sauf de René Journiac, je suis familier. Avec les trois grands ministres, la
confiance et l’affection dureront par delà leur mort respective entre 1999
et 2006.
La différence essentielle avec aujourd’hui
tient à ce que jusqu’en 2005, la présidence de la République française n’a pas
– envers l’Afrique – d’intermédiaire hors organigramme, et que la structure
décisionnelle correspond à la structure d’Etat.
Bertrand
Fessard de Foucault
Jeudi 15 Novembre 1979
Journiac .
le Foccart ? de Giscard d’Estaing
Je commence
donc par voir René Journiac, le jeudi
15 à midi à l’Elysée, et d’abord par attendre dans un petit salon d’attente
improvisé au premier ou second étage le long du Faubourg en bout de couloirs
assez miteux, entre trois bureaux où l’on tape, entre sans frapper ; tapis
et couvertures des sièges et canapés sont vieux, très vieux. Je suis enfin
introduit par un huissier en complet marron ; la porte est capitonnée mais
voisine avec une photocopieuse ; on bavarde dans les couloirs comme dans
un ministère de second rang. Mon homme dos aux deux fenêtres jumelles à rideau
semble la soixantaine, cheveux dans le cou mais rare sur l’occiput, une photo
officielle du Président simplement « scotchée » sur la glace ;
la table est couverte elle aussi de livres, de dossiers minces dont certains
anciens, puisque le livre de mon ami Nicolas Martin [1] y est
entre autres ; durant notre entretien, une secrétaire viendra du côté
droit apporter deux nouvelles chemises et le téléphone sonnera de la part d’une
impromptue à qui il est demandé de rappeler dans l’après- et qui ne veut pas
comprendre qu’on est en conférence : façon de l’éconduire, ou de ne pas
avoir de conversation devant moi.
Nous nous
présentons : son titre de conseiller pour les affaires juridiques recouvre
simplement son origine de magistrat ; il n’a pas fait l’E.N.A., était déjà
dans les affaires africaines au moment de la Communauté avec Raymond Janot,
s’occupant des affaires de justice qui étaient compétence réservée ; puis
il a été là durant tout le règne de Foccart. De moi, il semble ne savoir
seulement que je suis un ami de Serisé [2] ;
je dis ce qu’il en est de cette amitié bizarre sans doute fondée sur une même
curiosité vis-à-vis du pouvoir qu’on n’exerce pas ou que de biais. Je suis venu
avec deux questions : la situation en Afrique occidentale et plus
particulièrement la position française dans l’affaire du Sahara, et la
politique africaine d’ensemble qui me semble en double rupture par rapport à de
Gaulle qui mmondialisait et dégageait à partir du rapport Jeanneney et cela se
terminait par la réforme du Quai d’Orsay et la direction Laurent [3], et
par rapport à Pompidou restreignant le champ à la Méditerranée et à la
francophonie ; maintenant, nous intervenons et souvent par la force.
Pour lui, il
n’y a pas de changement fondamental ; le changement s’il y en avait eu un,
aurait eu lieu sous Pompidou qui n’avait pas de doctrine sur l’Afrique :
Pompidou était mal à l’aise sur les affaires qu’il ne connaissait pas. C’était
le cas de l’Afrique, les voyages qu’il a faits là-bas étaient des voyages par
devoir ; il n’a pas collé vraiment avec les Chefs d’Etat africains [4].
Giscard au contraire aurait deux atouts et une politique, deux atouts et même
trois. Premier atout : un très bon contact personnel avec les Chefs d’Etat
africains, l’embrassade, la chasse avec eux, la tape sur le dos ce qui est
là-bas nécessaire. Deuxième atout : il connaît le terrain puisqu’il a
souvent voyagé en Afrique avant de devenir Président. Et troisième, comme
ministre des Finances et gérant de la zone franc, il a eu une bonne idée des
potentialités et des problèmes économiques de chacun des Etats pris en
particulier, ce qui compte [5]. Une
politique : depuis le choc pétrolier, l’Afrique est de nouveau un champ de
compétition active entre les grands Etats, alors que sous de Gaulle et ensuite,
il faut bien dire que c’était un continent assez délaissé par le choc des
impérialismes. De surcroît, le pétrole a donné à certains Etats africains mêmes
le moyen d’ambitions anciennes mais qui se sont révélées : Algérie, Libye,
Nigeria dans une moindre mesure. D’autre part dans la période de pénurie où
nous nous trouvons, il n’est pas question que nos moyens à l’extérieur
augmentent sensiblement ; il vaut donc mieux les reconcentrer. On revient
donc en arrière certes par rapport aux conclusions Jeanneney de 1964, c’est une
reconcentration, mais pas seulement sur l’Afrique francophone : en fait,
sur l’ensemble de l’Afrique dès qu’elle est ouverte vers nous, on s’aperçoit
qu’avec la Somalie par exemple où l’on ne parle pas notre langue, on arrive
très vite à avoir des intérêts communs. Quant aux interventions précises sur
lesquelles mon homme ne s’étend pas, il estime qu’on a fait déjà des
interventions de ce type qui répondaient à la politique du Général sous de
Gaulle, notamment le Tchad et le Gabon, et que quant au Zaïre, de Gaulle
souhaitait que le protectorat américain cesse, soit moins fort là-bas ;
d’ailleurs, il avait reçu Tschombé, il a reçu Mobutu ; de fait, maintenant
le protectorat américain au Zaïre a cessé. Pour Journiac, le choc pétrolier a
été décisif en Afrique car il a donné à certains Etats comme la Libye, l’Algérie,
et dans une moindre mesure le Nigeria, les moyens d’une politique de
micro-impérialisme et d’ambition ne dépassant cependant pas le cadre de la
région.
Dans le cas
du Sahara, c’est ce qui se produit. On a affaire à un conflit entre le Maroc et
l’Algérie qui chacun ont des ambitions sur l’ensemble du Sahara sinon même
panafricaines ; c’est évidemment le sort du Maroc qui est en question. Si
le Maroc basculait, si le roi était renversé, il est certain que les choses ne
s’arrêteraient pas au seul Maroc. Par conséquent la préoccupation de la France,
c’est la stabilité dans cette région et la stabilité passe essentiellement par
le maintien de la réalité mauritanienne ; selon Journiac qui s’est rendu
plusieurs fois en Mauritanie depuis 1975, la Mauritanie a été à plusieurs
reprises depuis cette date en complète évanescence : elle a été menacée de
disparition et le désir de vivre ensemble des Mauritaniens – toujours selon mon
homme – n’a pas été et n’est toujours pas très évident. Le conflit actuel
incombe premièrement à l’Espagne qui a bâclé sa décolonisation ; on ne
peut lui jeter la pierre, mais c’est une décolonisation précipitée sans qu’en
aient été prévues les conséquences. L’erreur de Moktar a été de croire que le
concert à trois Chefs d’Etat de partage (lapsus de la part de mon homme
puisqu’il n’y eût que deux parties prenantes) était la solution, et l’erreur du
Maroc et de la Mauritanie fut de ne pas s’occuper des supplétifs de l’armée
espagnole. En effet, s’il n’est pas douteux que le Polisario doit une part de
sa force à l’appui algérien en matériel, l’essentiel des forces Polisario est
formé des supplétifs de l’armée espagnole. L’affaire du Sahara est devenue un
conflit personnel entre Boumedienne et Moktar ; Moktar était parti pour la
guerre à outrance et de toute façon ; il n’aurait jamais pardonné à
Boumedienne les menaces dont il avait été l’objet [6]
tandis que Boumedienne voulait la peau de Moktar. A ma question : est-ce
que nous, Français, nous n’aurions pas pu prévoir les choses et peser, faire un
pont entre le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie dans cette affaire ?
Journiac répond qu’évidemment c’était notre tâche mais que nous n’avons jamais
eu de bons rapports avec Boumedienne [7] qui
était un homme extrêmement mal à l’aise avec les Français, complexé vis-à-vis
de nous ; d’autre part, l’affaire du Sahara a éclaté quand il avait déjà
dix ans de pouvoir et qu’il pratiquait une politique extrêmement personnelle et
dictatoriale ; la question du Sahara lui était donc personnelle et quand
les choses sont à ce point, on ne peut plus peser sur la résolution d’un pays.
Journiac
avait vu Moktar quinze jours avant le coup d’Etat [8]; on
était depuis des mois déjà dans des rumeurs successives de complot à tel point
qu’on ne savait lequel prendre au sérieux. En ce sens, la chute de Moktar était
attendue et prévisible, mais on ne pouvait savoir ni quand ni comment elle se
passerait. Voyant donc Moktar, Journiac lui avait demandé s’il était au courant
de ces rumeurs et s’il avait l’armée en mains ; Moktar lui avait répondu qu’il
l’avait, qu’il était parfaitement au courant de ces rumeurs et qu’il s’estimait
être le seul point d’accord entre ses militaires qui n’étaient d’accord entre
eux sur rien d’autre, qu’il était donc le lieu géométrique de ses militaires. A
l’époque, le problème était davantage marocain puisqu’il y avait huit mille
hommes de troupe marocaine en Mauritanie, dont beaucoup était à moins de cent
kilomètres de Nouakchott ; on pouvait donc voir le moment où d’une
certaine manière la Mauritanie cesserait d’exister puisqu’elle devrait assurer
sa défense extérieure par les troupes d’un Etat étranger, ce qui n’est pas le
critère d’existence d’un Etat. Malgré mes questions précises, Journiac ne
répond pas au point de savoir s’il avait vraiment prévu le coup d’Etat lui-même ;
il admet par contre (ce qui confirme une de mes conversations avec Serisé à
l’automne de 1978) que dans les premiers jours après le coup d’Etat, si l’on
connaissait ici ceux qui l’avaient fait, on ne savait en revanche pas du tout
qu’elles pouvaient être leurs orientations. Saleck était un homme dissimulé à
l’extrême, qui certainement était pro-Algérien mais qui ne voulait pas le dire [9] ;
il ne disait pas à tout le monde, en tout cas pas à nous, où il voulait en
venir. Journiac partage mon opinion sur Bouceif qui était à l’époque le plus
capable de remettre la Mauritanie à flots, laquelle en avait bien besoin :
Bouceif a été très habile et a su assez bien dire à tous les Chefs d’Etat à
Kigali le langage qu’il fallait tenir. Haïdalla n’est pas sans valeur personnelle ;
le pouvoir est sans doute de plus en plus collégial bien que certains mieux
informés que les autres, cherchent à tirer les choses vers eux ; mais
Haïdalla a beaucoup moins d’envergure.
Le problème
mauritanien est économique ; du temps de Moktar, le déficiit, la dette
extérieure était déjà de 350 millions de dollars dont on ne sait pas bien
comment il les aurait trouvés [10] ;
maintenant, il est de 500 millions de dollars et ce ne sont pas les quelques 20
millions de francs que nous donnons à fonds perdus à la Mauritanie qui peuvent
arranger les choses. Comment les choses vont-elles continuer ? La planche
à billets ? Pour l’instant, la
Banque de Mauritanie s’accroche à l’ouguiya pourtant bien menacé ; il est
probable qu’ils devraient avoir une autre opinion. Nous leur avons envoyé un
certain nombre de missions, mais ils sont difficiles à cirocnvenir dans ce
domaine. En revanche, pour l’armée, les 150 hommes – c’est moi qui dit le
chiffre, Journiac ne le conteste pas – que nous avons envoyés là-bas, il s’agit
pour l’essentiel de refaire un peu cette armée mauritanienne et surtout d’aider
à licencier plus de la moitié qu’il y a plus de 20.000 hommes que l’on ne va
pas pouvoir continuer de payer ; les renvoyer dans leur foyer va créer des
causes supplémentaires de mécontentement.
Nous battons
ensuite un peu les buissons sur l’ensemble de l’Afrique. Il tique quand je lui
demande si nous ne risquons pas d’être surpris quqand Senghor et Houphouët
tomberont : où donc avons-nous été surpris, dit-il ? Sur Diori, il me
répond que nous intervenons pour qu’il soit libéré, que son emprisonnement
n’ajoute rien au prestige de Kountché qui n’est pas mal ; mais Diori, qui
est loin d’avoir la valeur et l’équation morale de Moktar – il vient de tenir
des propos peu dignes dans Jeune Afrique
– est politicien et parlementaire dans l’âme ; il fait intervenir ses
vieux amis, les Edgar Faure, les Chaban ; ces derniers se vantent de ce
que sa libération se fait grâce à eux, et, au dernier moment, Kountché se
ravise. On n’a pas en Afrique la même conception du pouvoir que chez
nous ; ce n’est pas, s’y dit-on, parce qu’un groupe se comporte comme
ceci, que l’ensemble ou les autres se comporteront de la même manière, d’où une
méfiance intense. Y aurait-il, demandè-je, deux Afrique ? une assez proche
de nous, l’occidentale avec encore nos catégories de pensée, et l’équatoriale
où il n’y aura jamais d’Etats ? Il me répond qu’il y a des gens très fins
même là-bas, ainsi au Congo où sans doute depuis Youlou [11], les
choses peuvent s’analyser comme une prise de pouvoir par les militaires du
nord, plus frustes mais qui cherchent à sentendre et doivent s’entendre avec
les gens du sud plus laborieux et fins.
Je fais
ensuite allusion à la qualité très disparate de nos diplomates en
Afrique ; à quoi il répond ne rien pouvoir. Au Quai, pouvoir, prestige et
confort semblent européens ; on n’arrive donc pas à nommer des gens jeunes
qui ensuite reviendraient comme ambassadeurs en connaissant les mentalités et
les terrains. Le personnel est donc médiocre ; et démarrer en Afrique
comme ambassadeur à 50-55 ans peut amener à des catastrophes.
Au total, au
fond, cet entretien est assez démonstratif des ambiguités d’une
politique ; Journiac est un homme qui semble fin, qui a servi trois
Présidents et trois politiques successives quoi qu’il veuille bien dire ;
c’est donc un homme ductile : la photo. de Giscard n’est d’ailleurs pas
encadrée, c’est une photo collée au scotch sur une glace, assez dissimulée, le
bureau est encombré d’une foule de dossiers, on y apporte souvent des papiers
en plus à lire. L’homme fait penser à un magistrat instructeur, quelqu’un qui a
plusieurs affaires en tpete à la fois. Il semble effectivement bien connaître
les affaires, mais pas de petite histoire, pas d’explication événementielle.
Singulièrement, cet homme ne correspond pas du tout à l’image qu’on se fait de
la politique africaine actuelle. Suis-je déçu ? non ! C’est une leçon
de choses. Selon Journiac lui-même, autant sous Pompidou c’était Jobert qui
faisait la politique africaine – Jobert pour qui Journiac dit son estime – et
précisément voulait qu’on sorte de ce ghetto africain, actuellement et
incontestablement la politique africaine est l’oeuvre personnelle de Giscard.
Sur le point
précis de qui faisait la politique africaine sous Georges Pompidou, je vais
avoir deux démentis, dont le premier dans l’après-midi même de Moktar [12] –
admirant par ailleurs mon introduction auprès de Journiac et trouvant que,
suivant le compte-rendu que je lui en fais, l’entretien a été très ouvert. Pour
lui, cependant, la politique africxaine de Pompidou n’était sûrement pas au
dégagement si l’on en juge par les réactions qu’il eût à la demande d’audience
de Hamdi Ould Mouknass venant lui donner la primeur de la décision de révision
des accords de coopération. Le second démenti vient de Jobert [13].
Vendredi 16 Novembre 1979
sous
Pompidou, Jobert et Foccart
Je vois Michel Jobert, le lendemain vendredi
16, théoriquement à 10 heures 30, mais j’arrive un peu en retard. Il est grippé
et doit cependant prendre la route dans l’après-midi et conduire lui-même
jusques dans les environs de Bruxelles où il donne conférence. Nous parlons
dans le petit bureau habituel du quai Blériot, lui écoutant plus qu’exposant.
Comme je m’étonne qu’il ne puisse trouver quelqu’un pour lui servir ce soir de
chauffeur dans les circonstances actuelles, il me répond à mi-voix que les
conseils abondent, y compris au Conseil national du Mouvement [14], que
l’on trouve qu’il n’en fait pas assez lui-même, mais le sgens n’appliquent pas
eux-mêmes les conseils qu’ils donnent.
Je remercie
au nom de Moktar pour l’envoi qu’il a fait de ses deux livres de Mémoires [15] ;
il ne relève pas ; je raconte brièvement mon entretien avec Journiac en ce
qu’il le concerne : la politique giscardienne serait en continuité avec
celle du Général et qu’en revanche, celle de Pompidou était à la fois un
désengagement et d’autre part aurait été faite par lui, Jobert,
personnellement. Mon ami contredit formellement cette assertion de Journiac
puisque dès le début du règne d’alors, il eut une conversation là-dessus avec
Foccart : pourquoi voulez-vous m’inviter pour la forme quand Bokassa ou
Houphouët viennent, si en réalité vous ne voulez pas que je m’occupe de ces
affaires, à moins que vous le vouliez ? Voulez-vous que je m’en
occupe ? Non, répond évidemment l’autre. C’est ainsi que la convention fut
établie : Jobert, bien que régulièrement invité à l’exercice, ne
participait à aucun des entretiens avec les Chefs d’Etat africains à l’Elysée
et d’autre part n’a participé à aucun des voyages officiels du Président de la
République (Georges Pompidou) en Afrique. Bien sûr, pousuit-il, je voyais
quelques papiers ; je les voyais même tous ; bien sûr, j’avais mon
opinion sur ces choses ; bien sûr encore, je la disais de temps à autre à
Monsieur Pompidou, mais cette politique africaine sous M. Pompidou, c’est
Foccart qui la faisait. Vous auriez dû venir – ajoute-t-il – à la conférence
que j’ai donnée sur la politique africaine à lyon, devant un public où il y
avait de nombreux étudiants africains. Politique africaine d’alors et de
maintenant. – Et votre voyage au Maroc ? – Les Marocains ont été très
gentils, mais ils sont inquiets. L’opinion est exacerbée et se demande pourquo
le roi ne va pas directement sur le terrain frapper le plus fort possible. Le
roi sait pertinemment que l’Algérie, comme vous l’a dit Journiac, effectivement
mollit depuis la mort de Boumedienne [16],
mais le relais, au moins en aide matérielle et financière, est repris par la
Libye ; la Libye est riche, elle peut faire cet effort pour le Polisario
tandis que le Maroc, pays libéral, commence à souffrir de cette guerre, en
particulier les milieux d’affaires. Le contrôle des changes s’alourdit, il y a
une inquiétude dans la bourgeoisie. – Mais l’Algérie, elle supporte pourtant
également cette guerre ? – Elle la supporte moins, comme je viens de vous
le dire, et, d’autre part, c’est un pays socialiste qui peut par conséquent se
permettre de demander à sa population des sacrifices.
. . .
Nous
convenons de nous revoir avant mon départ lundi ; je trouve mon homme
silencieux, visiblement souffrant de sa grippe mais la même résolution et la
même lucidité sur soi que toujours.
. . .
Quand je
reparlerai succinctement de ces entretiens avec Moktar, celui-ci me dira que la
vérité l’oblige à dire que Giscard d’Estaing réussit très bien en Afrique, au
contraire notamment de Pompidou. De Gaulle, on l’aurait voulu plus proche, plus
familier, mais – de lui, qu’on respectait tellement – on acceptait tout à cause
du personnage historique. De Pompidou qui voulut conserver la même hauteur,
sans avoir la même envergure, on ne le toléra pas. Giscard en tapant sur le
ventre des Chefs d’Etat est dans la note, surtout avec ceux d’Afrique noire qui
ont un complexe vis-à-vis du blanc et vis-à-vis du colonisateur.
Lundi 19 Novembre 1979
Serisé
explique de Foccart à Journiac
Je viens à Jean Serisé, lui aussi légèrement en
retard, ce lundi 19 à 15 heures 30, sans but précis, puisque je lui ai surtout
demandé de rencontrer le Président de la République : je vais vivre avec
ce conseiller politique de Giscard dont je croyais que nous avions quelques
points au moins en commun : franchise et lucidité sur les hommes et les
situations – l’entretien le moins gratifiant (pour reprendre l’expression qu’il
avait eue à la première de nos conférences) que j’ai jamais eu ; là aussi,
une leçon de choses valant à elle seule comme l’image-même du pouvoir
giscardien dans la crise actuelle.
Nous
commençons par nous congratuler au sujet de Journiac, puisque c’est grâce à mon
interlocuteur que j’ai pu rencontrer le conseiller de Giscard pour l’Afrique.
C’est un grand commis de l’Etat, l’homme qui connaît les tribus, qui connaît,
qui connaît les personnes en Afrique et qui est décisif. Sous Pompidou déjà,
toute l’équipe Foccart devait sauter dans les derniers mois : les
Africains se plaignaient de Foccart et trouvaient que l’époque était
révolue ; Journiac devait donc partir. Il est resté, or le Président est
un homme difficile dans le choix des hommes.
. . .
Mercredi 22 Avril 1980
Couve de
Murville et la succession mauritanienne
Rue Jean
Goujon de 15 à 16 heures. Comme toujours la même impression de force
rayonnante, de paix, de calme qui, je crois, n’est pas simplement d’ordre
intellectuel. Maurice Couve de Murville,
ancien ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle : Juin 1958 à
Juin 1968, dernier des trois Premiers ministres de l’homme du 18-Juin :
Juillet 1968 à Juin 1969, et à mon sens, le successeur qu’il se souhaitait.
. . .
Le président
Moktar Ould Daddah ? Non, je ne le savais pas à Paris, ni libéré. De
toutes façons, c’est le passé maintenant. Il ne reviendra jamais au pouvoir. Il
a commis l’erreur de s’engager dans cette affaire du Sahara, et depuis que la
Mauritanie, avec raison, a lâché là-dessus, la France est revenue à des vues
plus algériennes. Nous n’avions effectivement pas à prendre parti, mais à
arbitrer ou à provoquer l’entente entre Maroc et Algérie. Je suis convaincu en
tout cas que la France n’est pour rien dans son renversement. Ce n’était pas
dans notre thèse pro-marocaine de l’époque. J’ai vu leur nouveau Chef d’Etat, à
l’époque Premier Ministre. C’est un régime de colonels. Il m’a donné
l’impression de solidité et d’intelligence. C’est un R’Gueibat d’ailleurs,
cousin de toutes ces tribus du Sahara.
Samedi 16 Février 1980
Afrique .
Mauritanie : le péché originel, selon Messmer
Invité à
déjeuner par Pierre Messmer, à
Sarrebourg, dont il est député-maire [17]. On
arrive difficilement à Sarrebourg, car la sortie de l’autoroute, si elle est
indiquée dans le sens Strasbourg-Paris, ne l’est pas dans l’autre sens et que
les renseignements verbaux que l’on obtient, varient de Sarrebrück à
sarre-Union ou Sarreguemines. Façon aussi d’appréhender que l’on jouxte l’Allemagne
que le minuscule territoure sarrrois que nous avons convoité nous est vraiment
jumeau, à moins que ce ne soit l’entière Lorraine qui soit encore plus
germanique que l’Alsace… La mairie est, elle aussi, difficile à trouver. Le
personne parle un français lourd de germanisme. « J’entends une voix
connue ». Je suis en retard. Lourd et amical, Messmer descend du premier
étage de la sorte de villa cossue qu’est sa mairie, villa peu dans le style
lorrain. Il tourne autour du ventre qu’il a large maintenant ; mais la
silhouette rassure, solide, tranquille ; nous sommes dans sa voiture,
sortons de la ville, il m’emmène dans un restaurant surplombant un peu son
domaine, m’invite car « ici, je suis maire ». Les yeux bleus, le cheveu
blanc, il me dit que moi non plus je n’ai guère changé. Le repas va être
chaleureux, et surtout de confiance réciproque.
. . . Au moment où nous parlons, il y a quatre
chances sur cinq pour que Giscard se représente, mais il peut reculer devant
une campagne dure et cruelle, ou rien ne sera dit carrément mais où tout
circulera. – Les diamants ? – Personne n’en parle ouvertement, mais cela
reviendra sur le tapis. Cela fait mauvaise impression. Quand on est Président
de la République, on ne se conduit pas ainsi. Et il n’y a pas que cela . Il y a
encore beaucoup de choses qui peuvent sortir, qui sortiront peut-être. Le
Gabon, notamment. L’Afrique en général, comme un péché originel. – Vous croyez
au hasard dans la mort de Journiac ? – On ne peut rien dire, mais il est
fort probable qu’il a été assassiné, c’est le second accident en un an qui se
produit, avec des apprentis personnels de Bongo. L’an dernier, c’était un
hélicoptère avec des opposants gabonais. Il n’assassine pas comme Bokassa, il
fait des accidents.
. . . Nous
terminons sur Moktar. – Je n’ai jamais compris pourquoi il ne pas mis dans le
bain pour la révision des accords. – Lors de la demande ? – Non, pendant
la négociation. Il ne voulait à aucun prix d’un accord de défense, même pas
quelque chose pour le statut des officiers sur place. Or, l’armée a la règle
qu’au minimum, il y a la hiérarchie du grade. On aurait même pu envisager une
simple gestion par l’attaché militaire de l’ambassade. Il n’a rien voulu
entendre. Il m’aurait fait savoir directement ou indirectement ce qu’il
voulait, les choses, tout pouvait s’arranger. – Oui, mais ce qu’il voulait,
c’était une opération de politique intérieure vis-à-vis de nous. – En tout cas,
ce jour-là, je me suis dit qu’il se condamnait lui-même. Il fallait des gens de
chez nous pour flairer la situation dans les Confins. Déjà, en 1975 (je ne lui
ai parlé à l’époque que de Miferma), j’avais eu une mauvaise impression de
l’armée. Dans tous les pays du monde, une armée qui ne rend pas service sur le
terrain extérieur, c’est-à-dire qui n’en impose pas à l’ennemi, combat sa
frustration en prenant le pouvoir chez elle. C’est une chose dont je veux avoir
le cœur net.
Je lui ai
donné le numéro de téléphone de Moktar tandis que nous nous levions de table.
Il a l’art d’engloutir deux ou trois fois plus que moi et cependant il a parlé
presque tout le temps. Nous terminons notre conversation dans sa voiture,
revenant vers la petite ville-frontière. Il me quitte majestueusement sur le
pas de sa mairie pour aller célébrer un mariage. Je reste frappé par la
détermination de l’homme qui, sur le moment, produit une impression de roc. Il
croit à son étoile avec calme et plus que jamais.
[1] - sur Léopold Sédar
Senghor
[2] - né
le 28 Avril 1980, Jean Serisé, de la seconde promotion sortie de l’E.N.A., directeur
de la Prévision au début de 1968 au ministère de l’Economie et des Finances,
est alors le principal conseiller « politique » de Valéry Giscard
d’Estaing. Il me reçoit trimestriellement depuis l’été de 1978.
[3] - du
nom d’un ancien ministre de l’Industrie, agrégé de sciences économiques et qui
avait ouvert l’ambassade de France à Alger, au lendemain de
l’indépendance : Jean-Marcel Jeanneney. Il étudia et proposa d’élargir le
champ de la coopération française, de l’Afrique à l’ensemble des pays, notamment
en Amérique latine, qui pouvaient en avoir besoin, et cela s’était traduit par
l’organisation au ministère des Affaires étrangères dont n’était en rien
séparé, y compris budgétairement, le secrétariat d’Etat à la Coopération, d’une
direction générale des Affaires culturelles, scientifiques et techniques,
confiée à un non-diplomate, précédemment secrétaire général du ministère de
l’Education nationale
[4] -
illustration mauritanienne, son voyage officiel à
Nouakchott les 3 et 4 Février 1971 et ce dont témoigne Moktar Ould Daddah dans
ses mémoires (La Mauritanie
contre vents et marées Karthala
. Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français), pp. 534 à 541
[5] - l’ancien président de la
République française, Valéry Giscard d’Estaing dit bien cette connaissance et
cette amitié pour l’Afrique, dans ses mémoirs Le pouvoir et la vie ** L’affrontement (Cie 12 . Mai 1991 . 486 pages) pp. 274 à 350 &
*** Choisir (Cie 12 .
Septembre 2006 . 554 pages) pp. 53 à 57 – mais il n’évoque son homologue
mauritanien qu’à peine ** p. 323
[6] - l’entrevue à Béchar, le
10 Novembre 1975, dont rend compte Moktar Ould Daddah en Conseil national du
Parti du Peuple, le, puis dans ses mémoires, op. cit. pp. 498 à 500
[7] -
mort le 27 Décembre 1978, ce que commente Valéry Giscard d’Estaing dans ses
mémoires, op. cit.
[8] - ce
n’est pas exact – le conseiller du président français participe à
l’inauguration du premier tronçon de la route de l’Espoir :
Nouakchott.Alger.Kiffa les 1er et 2 Juin 1978 – et dîne avec le
Président à Aleg, le 1er au soir
[9] -
contre-sens absolu, cf. entretien avec l’ancien président du Comité militaire,
le 23 Avril 2006, publié par Le Calame
les 8, 15 et 22 Juillet 2008
[10] -
Moktar Ould Daddah expose de façon très circonstanciée et fondée sur les rapports
du FMI et de la Banque mondiale, la situation à la veille du putsch : op. cit. pp. 606 à 611,
particulièrement convaincantes
[11] -
l’abbé Fulbert Youlou, renversé le , après un long siège du palais
présidentiel, malgré sa demande formelle que soient mis en œuvre les accords de
défense avec la France
[12] -
les conversations que le Président m’a fait l’honneur d’avoir avec lui de 1965
à 2003, ne commenceront d’être publiées – dans Le Calame – qu ’un peu plus tard et, sans ordre chronologique, par
celles que nous eûmes en Août 1972 pendant la demande de révision des accords
de coopération avec la France
[13] - né
à Meknès, le 12 Février 1924, l’ancien directeur du cabinet de Georges
Pompidou, alors Premier ministre du général de Gaulle, puis secrétaire général
de l’Elysée de 1969 à 1973 quand celui-ci devint à son tour président de la
République, a été le ministre des Affaires étrangères français (Avril 1973 à
Juin 1974) le plus rayonnant en France et dans le monde dans le dernier
demi-siècle. Mort le 25 Mai 2002, il avait également été ministre d’Etat,
pendant les deux premières années du pouvoir de François Mitterrand
[14] - il
a fondé, après avoir quitté le Quai d’Orsay, le Mouvement des Démocrates, qui
n’est pas sans succès médiatique
[15]
- Mémoires
d’avenir (Albin Michel .
Octobre 1974 . 310 pages) et L’autre
regard (Grasset . Février 1976 . 412
pages) sont ses deux premiers livres, qui placent l’ancien ministre
aussitôt en tête des ventes et des prix littéraires. D’autres traiteront
explicitement du Maghreb : La
rivière aux grenades, (Albin Michel .
Février 1982 . 256 pages) et Maghreb
à l’ombre de ses mains (Maghreb . A
l’ombre de ses mains (Albin Michel . Octobre 1985 . 277 pages). Michel Jobert, dans la dernière décennie de
sa vie, aura une chronique radio. de très grande autorité en Méditerranée et en
France
[16] - le Décembre 1978
[17] - Le Calame a publié – le 5 Septembre 2007
– un moment de notre dernière conversation le 28 Juillet précédent, qui portait
sur la Mauritanie : le lendemain, il était inopinément hospitalisé pour
mourir moins d’un mois après
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