Le coup du10 Juillet 1978
Une analyse personnelle
Avertissement – affecté à l’ambassade de France au Portugal à l’automne de 1975, je n’étais pas retourné en Mauritanie depuis le congrès extraordinaire du Parti en Août et le quinzième anniversaire de l’Indépendance en Décembre, et je n’avais pas non plus revu le Président, quand – à ma stupéfaction – le lundi 10 Juillet 1978, à Rome où je me trouvais en mission, je vois la manchette du journal Le Monde. Je n’ai ensuite aucune nouvelle directe de la Mauritanie, sauf les nouvelles de la presse française, jusqu’en Juillet 2001, époque à laquelle je raccompagne Moktar Ould Daddah et Mariem, pour leur retour d’exil à Nouakchott. Le Président, dès son arrivée en Octobre 1979 en France, m’avait entretenu de ce qu’il avait vêcu du coup, dans des termes analogues quant au fond à ce que donnent ses mémoires [1], mais sur un ton beaucoup plus vif. A propos notamment de la légitimité. J’ai depuis enquêté, auprès des anciens ministres et collaborateurs du père-fondateur, dans les dossiers de presse en France me mettant à jour des éphémérides jusqu’à aujourd’hui, et enfin auprès des pustchistes eux-mêmes. Le colonel Mustapha Ould Mohamed Saleck a accepté d’être publié dans ces colonnes les 8 . 15 et 22 Juillet. J’espère que le colonel Mohamed Khouna Ould Haïdalla consentira aussi à la publicité de notre conversation. – Il me reste encore à rencontrer certains acteurs. Mais les colonels Ahmed Ould Abdallah ou Cheikh Ould Boïda sont morts, et aussi les exemplaires colonels Ahmed Salem Ould Sidi et Mohamed Ould Abdel Kader dit Kader, fusillés en Mars 1981. Et je n’ai pas les moyens d’aller au Qatar. L’exilé, qui a presque égalé le père-fondateur en longévité au pouvoir, tentera-t-il de l’approcher ? en rédigeant, lui-même aussi, ses mémoires ? – Je donne ce que je crois avoir compris.
Trois séries d’observations : la crise, le coup, les conséquences
I – La crise
Au début de Juillet 1978, la Mauritanie est en crise, mais ce n’est pas la première fois et les différents fronts que doivent tenir ses dirigeants et son peuple, sont loin d’être enfoncés.
La guerre du Sahara [2], rétrospectivement et surtout pour l’extérieur, est présentée comme la cause décisive de la chute de Moktar Ould Daddah et de son régime. Ce n’est pourtant pas le seul motif, ni même le principal, que se donnent les putschistes par leur communiqué de l’époque et selon ce qu’ils confient maintenant. Pour eux, l’évolution de la Mauritanie était bloquée à tous égards, le pays allait mal, le pouvoir en place n’en répondait plus.
Pourtant…
Le front militaire tenait – après les alertes terribles de la si difficile prise de la Guerra en Décembre 1975 et les coups de main au seuil de la capitale, le premier opéré par le secrétaire général fondateur du Polisario, le 8 Juin 1976 et le second, le 3 Juillet 1977, ainsi que la prise d’otages à Zoueratte, le 1er Mai 1977. Le concours aérien de la France y était pour beaucoup plus que la présence des troupes marocaines, notamment à Akjoujt, peu mobiles et pas très bien « vues » des Mauritaniens. L’armée nationale faisait l’essentiel, sa combativité était diverse, mais n’a jamais été mise en cause. Il y a eu beaucoup d’héroïsme. A ma surprise, la Mauritanie n’a jamais élaboré une stratégie de contre-offensive ou d’exercice du droit de suite. Le si regretté commandant Soueïdatt Ould Wedade eût excellé en coups de main, notamment vers les sites pétroliers de l’Algérie, et eût déstabilisé les mouvements de repli vers Tindouf des agresseurs, et peut-être menacé certains de leurs camps, là-bas. Moktar Ould Daddah était, en fait, moralement et intellectuellement, tenu par son analyse de la guerre : un conflit imposé du dehors par l’Algérie, selon un plan cyniquement exposé par Boumedienne recevant le président mauritanien à Béchar le 10 Novembre 1975. A l’agression, la Mauritanie ne répondrait pas par l’agression.
L’économie était physiquement fragile puisque l’essentiel des ressources venait à l’époque des mines de fer, que leur site et le chemin de leur exploitation étaient particulièrement exposés. On ne comptait pas les sabotages et la production en 1977-1978 était loin des records de 1974, mais le déficit commercial – important – était dû bien davantage à la conjoncture et aux prix sur les marchés internationaux qu’à la baisse de la production. Le crédit mauritanien, essentiellement fonction de la diplomatie incarnée par Moktar Ould Daddah, restait intact, à preuve la négociation du financement des guelbs aboutissant à la veille du putsch et la réunion à Paris des 27 et 28 Janvier 1978 avec les bailleurs de fonds conduits par la Banque mondiale. Les rapports de celle-ci et ceux du Fonds monétaire international ont une période de revue qui coincide avec le changement de régime : ils montrent que ressources et crédit existaient [3]. Les militaires en ont profité à leurs débuts, Moktar Ould Daddah leur rappela même des engagements personnels qu’avaient pris certains de ses homlologues envers lui et dont bénéficièrent, à sa demande, ses « successeurs ». Sans doute, la trésorerie était périlleuse. Ce n’était pas la première fois, et ce n’a pas été la dernière.
Le front diplomatique tenait aussi puisque la conclusion du sommet de l’O.U.A. à Khartoum (19 au 21 Juillet) pendant que les militaires prenaient le pouvoir à Nouakchott, n’est pas du tout favorable ni au Polisario ni à l’Algérie, malgré la présence dans les couloirs d’une délégation saharouie que l’Angola demande formellement de recevoir. Un comité des sages pour le Sahara occidental, est au contraire institué selon la demande d’Ahmed Osman, Premier ministre marocain et à l’initiative du Mali. La République arabe sahraouie démocratique n’est pas reconnue, et l’Organisation continentale refuse son dessaisissement au profit des Nations unies, que demandait le colonel Boumedienne.
Les causes réelles me paraissent à chercher du côté du pouvoir, ce qui est délicat à dire et demeure des suppositions qui me sont personnelles. Mais je dois aussitôt affirmer que toutes les chances d’une évolution positive demeuraient – l’effet irréversible du coup militaire a été d’empêcher cette évolution. La chance ne s’en est pas représentée, contrairement à ce qui a été cru par beaucoup en 1985-1986 et peut-être à ce qui était unanimement espéré en 2005-2007.
En Juillet 1978, le pouvoir gardait tous les moyens de ramener le pays vers des temps calmes et même vers une conclusion très constructive, notamment en matière institutionnelle, que n’aurait pas empêchée le conflit saharien. De ce conflit, je reste convaincu que Moktar Ould Daddah était le plus à même de trouver, à la longue, les solutions de manière à ce que personne ne perde la face. C’était d’ailleurs l’opinion de la plupart des Mauritaniens, alors. La mort de Houari Boumedienne – le 27 Décembre 1978 – si peu après le coup militaire à Nouakchott, aurait été une opportunité décisive. Le roi du Maroc – témoignage de Mustapha Ould Mohamed Saleck (Le Calame – 22 Juillet 2008) – était ouvert alors à des solutions qu’il n’a plus envisagées ensuite. La Libye n’avait pas reconnu la République sahraouie, ni évidemment la Tunisie.
Les haines et jalousies de personnes n’ont jamais cessé envers Moktar Ould Daddah depuis 1957 (et même avant, puisqu’il manqua l’investiture pour l’Assemblée de l’Union française, au bénéfice de Souleymane Ould Cheikh Sidya, et selon ce que j’ai entendu d’Ahmed Baba Ould Ahmed Miske, haines et jalousie de jeunesse, de famille – comme dans les tragédies antiques). Il semble qu’elles s’étaient avivées à proportion d’une véritable apogée politique du Président en 1975, qu’elles gardaient un fond tribal : l’Est et le Nord contestant le Trarza et le Trarza, comme toujours, divisé contre lui-même, sinon même la propre famille de Moktar Ould Daddah, et les militaires en usèrent… En sus, était apparue une jeune classe de civils, pourtant honorés et placés déjà aux postes de décision – c’est l’énigme du parcours de Sid’Ahmed Ould Bneijara, voire d’Ismaël Ould Amar – à ne pas confondre avec les universitaires ralliés entre 1969 et 1971. Je pense que le Président aurait pu les intégrer d’âme sans trop de difficultés, comme il avait su le faire à tant de reprises depuis 1957. D’ailleurs, des ennemis tenaces comme Cheikhna Ould Mohamed Laghdaf (son attitude au moment de la négociation à Paris des accords de coopération, son opposition explicite et motivée – que j’ai d’ailleurs considérée salubre – au Parlement, son retour au gouvernement comme ministre des Affaires étrangères du comité militaire) a fini par revenir au fondateur : il était en 2001 à la tête du comité réunissant les signatures et pétitions pour le retour d’exil de Moktar Ould Daddah.
Deux circonstances me paraissent avoir été décisives, mais elles n’étaient ni durables ni irréversibles.
La première est une indéniable fatigue physique – et sans doute morale – du Président. Les proches l’attestent. Ce qui rendait moindre son rayonnement et faisait paraître plus crispées sans doute ses attitudes. La réunion du 3 Juillet [4] avec les militaires – que lui-même ne « sentait » pas – a été certainement désastreuse parce qu’elle a ruiné pour les auditeurs, pourtant de bonne volonté, malgré leur propre fatigue et ce qu’ils vivaient d’expérience au front, une crédibilité jusques-là intacte. On croyait à des perspectives, à des solutions, à des négociations. Moktar Ould Daddah traita les officiers en adultes. Sa propre angoisse était sans doute que sur le dos des combattants et d’un pays qui souffrait – évidemment – d’une guerre disproportionnée, il y avait l’agiotage, les carrières, les enrichissements. Son combat n’était pas militaire mais moral. La corruption l’accablait. Sa fatigue fut là.
La seconde est qu’à l’heure du danger – aussi bien à la veille de l’échéance saharienne, l’été et l’automne de 1975, qu’en pleine guerre, au début de 1978 – il n’existait plus l’outil et l’équipe qui avaient fait la force du pouvoir pendant si longtemps. Le comité permanent du Bureau politique national, cinq ou six personnes, ne fut plus reconduit en 1975. Les camarades de la première heure étaient rétrogradés même s’ils continuèrent de jouer des rôles décisifs : Ahmed Ould Mohamed Salah, à la veille du coup, était encore chargé de l’intérim présidentiel à chaque absence du chef de l’Etat et tenir l’Assemblée nationale (tâche dévolue à Abdoul Aziz Sall) n’était pas secondaire. Il manquait – selon moi, et selon beaucoup – Mohamed Ould Cheikh, estimé autant des officiers nationaux que des compagnons français. La crise de « gouvernance » était évidente et le congrès de 1978 ne fut pas celui d’un renouveau. Le Président en avait conscience, qui modifiait d’année en année, l’organigramme : le système aventuré, a priori, des ministres d’Etat supervisant mais frustrant les ministres du rang (en réalité, Moktar Ould Daddah commençait d’essayer la formule d’un Premier ministre d’abord pluriel), la place qui se cherchait du Conseil national et donc d’un contrôle et d’un organisme de proposition, propre au Parti, mais plus simple que le Congrès plénier.
Et je reste étonné qu’il n’y ait pas eu un comité de guerre propre à la Mauritanie et qui, probablement, eut fonctionné comme une extension à trois ou quatre officiers de l’état-major, du comité permanent du Parti. Car, rétrospectivement, la séparation mentale entre les responsables politiques et les responsables militaires avant le coup, est choquante. On ne communiquait pas, on ne se parlait guère. Deux clans de « promotionnaires » que n’unissait pas la gestion commune des périls… les futurs putschistes, au contraire, pratiquaient cet échange et c’est sans doute ce qui les amena à envisager le coup. Quelques civils, analysant à leur manière les situations financière et diplomatique, donnèrent aux militaires, en manque de moyens et frappés des souffrances et des pertes humaines, les arguments qu’ils ne savaient pas se formuler pour eux-mêmes. Moktar Ould Daddah, confiant dans le patriotisme des uns et des autres, se projetant sur ses compatriotes, se battant pour la dignité nationale de chacun, n’imagina pas alors le contre-discours.
Mais ses compatriotes – et moi, l’ayant écouté de 1965 à sa mort – nous savons bien que le fondateur avançait par étapes, pouvait sembler quelque temps enfermé dans ce qui n’était pas une immobilité mais une réflexion. Je crois que l’on était à la veille d’une révolution et de propositions, de politique intérieure, qui auraient changé toute l’ambiance, tandis que le front diplomatique – infranchissable pour le Polisario et l’Algérie – aurait progressivement révélé d’autres périmètres, avec le temps. Les solutions étaient de nouveaux chemins démocratiques, mais à la mauritanienne. Le jeudi 6 Juillet, soit le surlendemain ou le lendemain de la réunion avec les militaires, et ce ne fut pas une coincidence, mais un effet… Moktar Ould Daddah s’ouvrit à Ahmed Ould Mohamed Salah d’une mûe à laquelle il songeait depuis quelque temps – même processus de maturation que pour la réforme régionale ou la nationalisation de MIFERMA. Introduire la pluralité de candidatures aux élections, mais dans le cadre du Parti, et n’aller au multipartisme qu’en aboutissement d’un processus, d’abord essayé à l’Assemblée nationale.
II – Le coup
Le Président n’a jamais varié sur le cheminement de sa pensée entre le moment où il apprit – pour une énième fois – qu’un coup se préparait et celui de son arrestation. « Je préfère me sacrifier moi-même et subir les conséquences prévisibles de la perte du pouvoir plutôt que de provoquer des heurts meurtriers et des divisions irréparables entre mes compatriotes et, en même temps, d’affaiblir nos combattants qui affrontent l’ennemi dans des conditions déjà difficiles. Etait-ce la meilleure décision ? L’Histoire la jugera peut-être. Objectivement, j’espère. Mais, ce qui compte avant tout pour moi, c’est le jugement divin. Que ce jugement me soit favorable dans l’au-delà.
Près de vingt quatre ans après, au moment de terminer l’ultime révision de ces Mémoires, je demeure encore dans la même manière de penser.
Je pouvais comprendre d’être devenu un obstacle aux yeux de certains, dont les militaires. Je pouvais donc être tenté de m’effacer volontairement, pourvu que continue notre lutte pour la réunification, peut-être de meilleure manière encore. En revanche, je ne pouvais imaginer que des nationaux mauritaniens, des officiers, laisseraient en quelques jours, semaines ou mois, tomber tout l’acquis de vingt ans de notre effort. Je ne pouvais imaginer qu’ils capituleraient. Ce manque d’imagination, que mes compatriotes veuillent bien me le pardonner. » [5]
La responsabilité du père-fondateur devant l’Histoire et devant ses compatriotes est, sans doute, là. La confiance… Moktar Ould Daddah ne pouvait envisager, avant Béchar, que Boumedienne avait continuellement caché sa pensée et l’avait pu parce que l’Espagne en se maintenant au Sahara, le dispensait de la dire. Il ne pouvait envisager que les militaires – qui se divisèrent d’ailleurs à ce sujet – abandonneraient le Sahara comme ils le firent. Ils le regrettèrent d’ailleurs. Ce n’était pas l’idée de Mustapha Ould Mohamed Saleck, le signataire de l’accord d’Alger quitta le comité et tenta de le renverser, enfin Mohamed Khouna Ould Haïdalla estime maintenant qu’il fut trompé à l’époque par le Polisario et par les Algériens [6]. D’ailleurs, pendant les cinq ou six ans qui suivirent, la Mauritanie resta, de fait, partie au conflit et soumise aux incursions autant des Marocains que du Polisario, et aujourd’hui elle reste concernée, au premier chef, par tout règlement et je n’ai pas rencontré ni dans les années 1970-1975, ni aujourd’hui, un seul Mauritanien qui doute que les Sahraouis sont des Mauritaniens. Quant aux vingt ans de dictature après lui et à la période qui commence peut-être ces semaines-ci, qui les aurait imaginés ?
Mustapha Ould Mohamed Saleck (Le Calame, 15 Juillet 2008) estime que le Président ne pouvait rien faire – et que celui-ci en fut conscient – puisqu’il n’y avait plus à Nouakchott, les samedi 8 et dimanche 9 Juillet 1978, d’unités que celles sous le commandement de son neveu Djibril Ould Abdallah.
Je suis d’un avis contraire. L’aviation et la gendarmerie n’étaient pas dans le coup, cela fait du monde et cela fait des moyens. Ahmed Salem Ould Sidi et Abdel Kader, nommément, n’en font pas partie. Surtout, ce qu’envisagea le Président, me paraît, aujourd’hui plus encore, faisable : changer les responsables selon une annonce à la radio [7]. Les récits et témoignages concordent, les conjurés, surtout les militaires, n’étaient pas réunis ni physiquement ni mentalement, chacun était vulnérable, à commencer par le lieutenant-colonel Ahmedou Ould Abdallah, fer de lance. Celui-ci, dans l’après-midi du samedi, avait manifestement renoncé et les autres se terrèrent. Ils ne relancèrent les dés qu’en constatant qu’ils n’avaient pas été arrêtés dans la nuit du samedi au dimanche… Mustapha Ould Mohamed Saleck donne aujourd’hui tous les éléments pour donner rétrospectivement l’impression qu’il était gagnant dans les deux cas de figure. Et surtout, il était encore disponible pour le pouvoir en place quand commença la réunion du 3 Juillet des militaires autour du Président. A la tête des putschistes, si le coup finalement se faisait, mais légaliste si le coup avait été empêché. Sur qui – nommément – le Président se serait-il appuyé ? probablement sur les deux légitimistes qui, le 26 Mars 1981, ont payé de leur vie une telle atitude de fond, même s’ils avaient rallié – après coup – le comité. Il y avait aussi M’Bareck Ould Bouna Moktar, à plusieurs reprises chef d’état-major (il avait inauguré le poste) et même ministre.
III – Les conséquences
Elles sont avérées et indiscutées. Même les événements les plus actuels, me paraissent découler de 1978.
Sans doute la nationalisation de MIFERMA et la guerre du Sahara avaient entamé la confiance des investisseurs étrangers, mais, avant 1978, la Mauritanie était souveraine économiquement. Les divers plans de financement du pays et de sa dette, après 1978, ont domestiqué la Mauritanie, l’ont abonné aux revues périodiques des clubs de bailleurs de fond, et des décisions névralgiques – rejetées par l’opinion nationale – ont été prises en fonction de ces bailleurs dont les Etats-Unis : l’établissement des relations avec Israël. La corruption était avant 1978 le chantier permanent de Moktar Ould Daddah. Intrégrité personnelle sans équivalent sur le continent et sans suite : le crédit d’un pays se fonde là-dessus. Qu’au contraire il soit notoire que les représentants à Nouakchott des grands organismes internationaux se partagent les concours avec les dirigeants du moment, que la Banque centrale a une double comptabilité et que le produit des licences de pêche est hors budget pendant des années : alors, aucune politique n’est plus possible tant vis-à-vis de l’extérieur que des nationaux. L’affaire des avenants pétroliers au printemps de 2006, en pleine transition démocratique, l’a montré. La crise actuelle semble nourrie de soupçons du même genre. Le Président se sépara de plusieurs ministres des Finances ou de l’Economie : Bocar Alpha Ba, Birane Mamadou Wane, Moktar Ould Haïba, pour des enjeux qui n’ont pas la moindre mesure avec ce qui s’est constaté après 1978 et surtout à partir de 1985. Avec d’ailleurs un véritable jeu faisant que le garant ultime de la corruption qui se généralisait, usait de ce prétexte – surtout s’il était infondé – pour se débarrasser de ministres ou de collaborateurs un moment séduits. Le lecteur a les noms plus à l’esprit que moi, pour la période précédant la Constitution de 1991, ou pour éliminer un candidat à l’élection présidentielle de 1997.
Le second dérèglement majeur a été celui de la politique extérieure. La Mauritanie n’est jamais sortie du conflit saharien et elle en demeure une des issues possibles [8]. Elle était, malgré sa faible population, en position d’intermédiaire et pratiquement d’arbitre politique entre les quatre autres Etats du Maghreb arabe. A quelques semaines du coup, Moktar Ould Daddah était requis entre Habib Bourguiba et Mouammar Khadaffi. Sachant tout des deux adversaires Hassan II et Houari Boumedienne, leurs caractères respcetifs et le fond du contentieux politique, le Président était le seul capable de les concilier, et le Sahara a été bien moins que la Mauritanie – elle-même et la personne de celui qui l’incarnait avec tant d’évidence – le véritable enjeu de la guerre entre Algérie et Maroc, latente dès la décolonisation française [9]. Les relations bilatérales avec le Sénégal étaient difficiles du fait de l’origine et de la nature des deux Etats, mais le drame de 1989-1990 n’a été possible que par la fragilité du pouvoir politique de part et d’autre du Fleuve et que par la dégradation de l’unité nationale inter-ethnique en Mauritanie. Zélateur, parmi les premiers, de l’unité africaine, pèlerin de l’entente inter-Etats pour la mise en valeur du fleuve Sénégal, unificateur économique de l’Afrique de l’Ouest [10], avocat de l’Afrique noire auprès des monarchies pétrolières du Golfe, Moktar Ould Daddah et l’exemplaire Mauritanie qu’il érigeait, ont manqué pour que soit poursuivie la construction. Le rythme a été beaucoup plus lent après 1978 et sortir de la Communauté ouest-africaine a été un contre-exemple. Que l’image et la pratique d’un pays « trait d’union entre l’Afrique noire et l’Afrique blanche » aient été brocardées, au plus haut niveau, après le coup d’Août 2005, montre combien les militaires avaient perdu de vue les éléments constitutifs du pays et de son image [11].
Le troisième dérèglement est aujourd’hui payé avec usure par les Mauritaniens. Le régime du parti unique de l’Etat – animé par Moktar Ould Daddah – n’a rien à voir avec le système qui a prévalu de 1991 à 2005 [12]. D’abord parce qu’il s’était établi consensuellement et qu’il avait montré sa capacité de rallier constamment les nouvelles générations sans perdre les anciennes. Ensuite parce qu’il était – en son sein et à tous ses niveaux – la transposition de la démocratie traditionnelle et des processus de décision dans les collectivités de toujours et selon l’Islam : la choura. Cela ne se met pas en constitution. Le texte de 1991, bâclé et à huis-clos, amendé superficiellement en 2006, n’était pas appliqué par ses rédacteurs et s’avère inapplicable aujourd’hui. Pour la raison simple que ce type de régime est importé et qu’il ne peut fonctionner qu’à deux conditions : la non-contestation des élections, une organisation des partis équilibrant à peu près majorité et opposition et apte à une alternance au pouvoir. La proposition de Moktar Ould Daddah depuis 1957 était de maintenir, quelles que soient les formes, un régime de consensus où l’élection et le vote ratifient mais ne décident pas. La décision se prend par contagion d’une conviction : au Bureau politique du Parti du peuple mauritanien, on n’a plus voté depuis l’automne de 1963, ainsi le secrétaire général pouvait, sans risque politique ni personnel, se rallier à une idée majoritaire qui n’était pas à l’origine la sienne. Ce régime fut d’ailleurs tel qu’il pouvait conduire à une certaine solitude du Président – notamment dans la conduite diplomatique de l’affaire saharienne – mais le génie mauritanien, d’une génération à l’autre, inspirait une vie politique sans modèle étranger. L’Afrique cherche une démocratie « occidentale » au moment où celle-ci, dans ses pays d’origine, est de moins en moins réelle vis-à-vis des intérêts économiques et financiers, et l’Afrique oublie qu’elle a eu son type de démocratie à elle. La Mauritanie, telle que je la vois encore aujourd’hui, ne peut fonctionner qu’ainsi. Les journées d’Octobre 2005 [13] l’ont montré. Ces semaines-ci le confirment a contrario. La censure parlementaire, la dissolution n’ont pas de prise sur les esprits. Depuis 1992, les élections – de type européen ou américain – sont contestées et ne produisent pas la légitimité de celui qui, nominalement, les emporte. Celles d’avant 1978 devaient au contraire leur sens à la légitimité préexistante de celui qui s’y présentait, et cette légitmité était construite par consensus bien antérieur au scrutin. Evidemment, oser être soi-même – comme la Mauritanie des années 1950, 1960 et même 1970, osa le faire – sans permission ni référence, n’est possible aujourd’hui que si les fondements de la légitimité sont clairs.
Or, depuis 1978, une donnée structure le champ politique et domine toutes les institutions : l’intervention des militaires, s’arrogeant la légitimité, quand Moktar Ould Daddah fut arrêté. Les tentatives successives de Mustapaha Ould Mohamed Saleck [14] puis de Mohamed Khouna Ould Haidalla [15] d’instaurer la démocratie furent interdites par leurs pairs, et quand ceux-ci abdiquèrent au profit de l’un d’entre eux, ce fut pour vingt ans d’une dictature trompeuse, sauf pour ses victimes. Les Portugais surent conclure la « révolution des œillets », militaire s’il en fût, par cette disposition constitutionnelle : « Les forces armées obéissent aux organes de souveraineté compétents, conformément à la Constitution et à la loi. Les forces armées sont au service du peuple portugais. Elles sont rigoureusement non partisanes et leurs éléments ne peuvent profiter de leur arme, de leur poste ou de leurs fonctions pour toute intervention politique. » article 275 de la Constitution du 2 Avril 1976.
Enfin, une des manières les plus continues du Président était l’amalgame. Celui des générations, celui des métiers pour une ouverture et une compréhension mutuelles. Des militaires, gouverneurs de région et secrétaires fédéraux du Parti, voire directeurs de sociétés publiques. Un enseignant puis un médecin, ministres successifs de la Défense et par temps de guerre. Un Bureau politique élargi jusqu’au patronat et en fait aux opposants, sinon aux comploteurs. A partir de 1978, au contraire, les militaires excluent les civils, les Maures leurs compatriotes du Fleuve, les gens du nord fraternisent avec le Polisario au risque de la sécession du sud, les F.L.A.M. ravivent des analyses plus fondées vingt ans après leur énoncé, qu’à leur origine. Ce qui aboutit à l’obsession de putschs et contre-putschs entre militaires de 1981 à 1987 et aux massacres d’Octobre 1987 et de Novembre 1990, aux drames de Mai 1989 à Nouakchott et à Nouadhibou, à des mépris mutuels tellement répandus que j’eus le choc, au retour d’exil du Président, de constater que beaucoup de Mauritaniens avaient contracté une maladie inimaginable avant 1978 : la honte.
Pour la réunification comme pour la vie politique nationale, Moktar ould Daddah était un pacifique. Il n’avait d’intransigeance que pour les principes : l’Etat-nation mauritanien, la rigueur personnelle de ses responsables.
Bertrand Fessard de Foucault
[1] - Moktar Ould Daddah, commence ses mémoires (La Mauritanie contre vents et marées Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français) par le récit de ce qu’il a vêcu du putsch pp. 20 et ss.
[2] - ibid. pp. 639 & ss.
[3] - Moktar Ould Daddah l’établit minutieusement , ibid. op. cit. pp. 611 notamment - et nous en avons ensemble constitué la documentation – elle est publique. Les séries statistiques ne montrent pas une dégradation sensible en 1977 et 1978 par rapport aux années de paix. Voir notamment Fonds monétaire international . SM 78 172 du 3 Juillet 1978 & Banque mondiale – Mauritanie : développements économiques récents . Rapport MAU 2479 du 4 Juin 1979
[4] - un compte-rendu doit en exister, qu’il sera intéressant de publier. La date du 3 n’est pas certaine. Le Président l’a établie avec moi. La réunion n’était pas connue par les politiques à l’avance et sa tenue ne fut pas publiée. 3 ou 5. C’est par erreur qu’interrogeant Mustapha ould Mohamed Saleck, j’ai dit 5 Juin.
[5] - Moktar Ould Daddah, op. cit., p. 19
[6] - conversation du 2 Décembre 2005
[7] - « La première idée qui me vient à l’esprit est, tout naturellement, de chercher à déjouer le plan des putschistes. Comment ? En réunissant le jour-même un Conseil des Ministres extraordinaire pour y procéder, conformément à la procédure légale en vigueur, au remplacement de ceux des responsables militaires dont la nomination en relève : le ministre de la Défense Nationale se chargeant du cas de ceux qui relèvent de sa compétence. La diffusion à la radio de la liste des officiers relevés et de celle de leurs remplaçants aurait probablement suffi à prendre de vitesse les putschistes et donc à déjouer leur plan. De prime abord, une telle solution me tente » . ibid. op. cit. p. 18
[8] - ainsi, à l’automne de 1998, la rumeur d’une proposition de James Baker, entré dans le dossier pour les Nations Unies : rétrocéder à la Mauritanie la Tiris El Gharbia pour qu’elle s’en débrouille avec le Polisario
[9] - les chapitres 16 et 17 des mémoires de Moktar Ould Daddah sont un récit – sans équivalent dans les ouvrages de diplomatie interafricaine ou interarabe, et même dans les souvenirs de chefs d’Etat « occidentaux » – des relations de personne à personne entre Hassan II et Boumedienne, op. cit. pp. 451 à 500
[10] - la CDEAO est fondée par les chefs d’Etat les 21-22 Avril 1978 à Lagos
[11] - Jeune Afrique – L’intelligent n° 2334 du 2 au 8 Octobre 2005
[12] - contrairement à ce qu’a prétendu obstinément Ely Ould Mohamed Vall, président du C.M.J.D. : Jeune Afrique – L’intelligent n° 2376 du 23 au 29 Juillet 2006
[13] - principalement organisées par Habib Ould Hemet, ministre secrétaire général de la présidence du Conseil militaire pour la justice et la démocratie, les journées des 25 au 29 Octobre 2005 sont un modèle de travail consensuel transcendant les partis et les institutions constitutionnelles – elles ont fait de leur zélateur un expert recherché depuis un an pour les retours à la démocratie et à la légitimité en Afrique et dans la nation arabe
[14] - installation d’un Conseil national consultatif prévu pour le 5 Avril 1979
[15] - projet de Constitution publié le 19 Décembre 1980 après adoption le 16 par le Comité militaire
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