vendredi 23 janvier 2015

une analyse .... le Niger... le Sahel... notre monde ?


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notes au fil des choses/footnotes to things

L’aimant et la contagion

Publié le parkalmatan
 
Les tumultes meurtriers de Niamey montreront peut-être à tous ces « Je ne suis pas Charlie » de nos classes lettrées et aisées que le problème de la liberté d’expression n’est pas quelque chose d’aussi simple et manichéen qu’ils se sont empressés de le croire. Le gouvernement du Niger, dit-on, a failli. Mais cela fait longtemps qu’il faillit, et il ne s’agit pas que du gouvernement actuel. Le Niger aussi a des lois sur la liberté d’expression qui interdisent les discours de haine ethnique, régionaliste ou religieux, ainsi que des principes constitutionnels qui interdisent la discrimination sur la base de la religion. Mais cela fait des années que les divers gouvernements du Niger non seulement tolèrent des discours de haine christianophobes, mais participent activement à la discrimination sur la base de la religion. Par exemple, l’Etat du Niger subventionne les frais d’eau et d’électricité des principales mosquées, mais non des églises. La radio et la télévision publiques se sont fermées aux chrétiens en dépit de l’accès que leur donne la loi. Lors d’une récente enquête à Maradi, j’ai appris que l’antenne régionale de la radio publique ne donne que 30 minutes le dimanche à toutes les confessions chrétiennes pour s’adresser à leurs fidèles : même ces 30 minutes sont confisquées dès qu’il y a un événement islamique majeur qui se présente, ce qui, dans notre ambiance de religiosité croissante et cavalcadante, se produit de plus en plus. Les chrétiens ne réclament même plus ce droit, du coup. Ils ont été, comme dit très bien l’anglais, « crowded out », éjectés de la scène publique.
Tout cela s’est fait dans un bel unanimisme au cours des quinze dernières années : triomphalisme de la tendance la plus idéologique (Izala), acceptation de la tendance officielle (sunnisme relax représenté par l’Association Islamique du Niger), moins par christianophobie que par reconnaissance active du fait accompli, défaitisme des soufis et défaite des laïcs (qui, encore sur la fin des années 1990, s’époumonaient tant bien que mal, mais qui sont aujourd’hui devenus des carpes, certains mêmes tombés dans une pseudo-dévotion assez schizoïde). La scène publique nigérienne en a été appauvrie, car un discours unique a pris forme de façon presque insensible, depuis 20 à 30 ans. Cela plaisait, car nous n’aimons rien tant que nous reposer sur une doxa et n’avoir pas trop à nous poser de questions, et il semblait que c’était une doxa islamique « normale », c’est-à-dire que beaucoup ne sentaient pas là dedans des relents mortifères. L’absence de pluralisme peut être soporifique – et les Nigériens se sont intellectuellement engourdis dans leurs certitudes coraniques, au point où cela a été un des facteurs majeurs dans ma décision de ne pas enseigner dans ce pays, car, même dans l’espace intellectuellement libre d’un cours universitaire, il faut faire attention à ne pas heurter, froisser ou égratigner des dogmes et des sensibilités islamiques, et dans tous les cas, par rapport à certaines choses, une fermeture automatique de l’esprit se produit qui fait que votre message ne passe pas, ou ne passe que soigneusement filtré à l’aune de critères théologiques.
Mais ce que les Nigériens qui se répandaient en anti-charlisme n’imaginaient pas, c’est que l’hégémonie doctrinale dans laquelle ils baignaient comme des poissons dans l’eau pouvait aussi être mortelle. C’est que l’eau en question, par un système de vases communicants bien organisé, provenait en bonne part d’une mare voisine qui croupit depuis longtemps dans des effluves empoisonnés – le Nigeria.
Comme on a peur de Boko Haram, on s’empresse de voir dans les violences de Zinder et Niamey la main de la secte sanglante, ne serait-ce que par évocation. C’est aller un peu vite en besogne. Ce que l’on a vu à l’œuvre ces derniers jours, c’est le résultat de la nigérianisation de la scène religieuse du Niger non pas par Boko Haram, mais par ce qui a produit Boko Haram, le mouvement afro-wahhabite Izala et ses réseaux internationaux.
Au Nigeria, la christianophobie est solidement installée chez les musulmans, de même que l’islamophobie est solidement installée chez les chrétiens. Solidement installée ne veut pas dire universellement répandue, mais significativement présente de la racine au sommet de l’arbre social. Je détecte très peu de christianophobie au Niger au niveau des classes aisées et des personnes scolarisées, même si la chose pointe son museau parfois sans que les personnes concernées s’en aperçoivent (c’est ce que je décris dans ce billet) ; au Nord Nigeria, en revanche, on n’a pas à creuser loin pour tomber sur la vilaine chose même aux niveaux élevés de l’échelle sociale : j’ai beaucoup d’amis dans les classes aisées de Kano et autres parages, et je suis souvent gêné par leur christianophobie, même si je me l’explique – et la justifie d’une certaine façon – par l’islamophobie correspondante des chrétiens. Ou pour mieux dire, je ne vois pas l’environnement nigérian comme religieusement sain, et du coup, je n’évalue pas les Nigérians – chrétiens comme musulmans – à la même aune que leurs coreligionnaires d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, où, comme jadis au Niger, la coexistence des deux fois ne pose pas de problèmes existentiels et très peu de problèmes pratiques.
Contrairement à ces autres pays d’Afrique de l’Ouest, cependant, le bloc le plus peuplé du Niger, les régions de Maradi et Zinder, à quoi il faut ajouter, à l’extrême-Est, le Manga, est culturellement, socialement et économique intégré avec le Nord Nigeria. Seule la politique – les frontières d’Etat et leurs effets de gouvernementalité – les sépare. Il est donc évident que les toxines mentales qui créent ou résultent des turbulences confessionnelles/culturelles cycliques du Nigeria passent dans le « corps public » nigérien. Pendant longtemps, l’une des principales missions de l’Association Islamique du Niger a été de créer une sorte de « cordon sanitaire » pour prévenir ou neutraliser les effets d’une telle contamination. Cela était vrai surtout à l’époque du régime militaire, où l’« Islam officiel » était doté de moyens de contrôle effectifs, moins d’ailleurs à travers des ressources légales ou formelles qu’à travers son imbrication dans l’action globale de la force publique. Avec la démocratie et son cortège de libertés – d’expression, d’association – ce « monolithisme » est tombé, à la grande joie des tendances islamistes, qu’elles soient intellectuelles ou populaires. L’islamisme intellectuel, dans un pays aussi illettré, ne pouvait faire long feu. Après s’être organisé autour de quelques organes de presse (Iqra, puis As-Salam), quelques événements (le CIMEF, les conférences de Tariq Ramadan) et une lutte vaine pour « l’Etat islamique », il s’est transformé en lobby conservateur qui noyaute les députés sur certaines questions sociétales (tout ce qui a à voir avec les femmes, et éventuellement, toutes les questions de mœurs qui ne déstabilisent pas la position dominante de l’homme hétérosexuel) et qui s’active aux moments de rédaction de constitution, fréquents avec nos coups d’Etat. Quant à l’islamisme populaire, animé par les Izala, il s’est au contraire bien développé et agaillardi, et, cela, en s’allaitant à la mamelle de son puissant partenaire du Nigeria, pays dans lequel il est né.
Avec les résultats que l’on voit aujourd’hui.
D’ailleurs je ne prétends pas que tous les vandales de Zinder et Niamey étaient nécessairement des Izalas, mais ils sont sans aucun doute atteints de ce que d’aucuns appellent « l’effet Izala », cette nouvelle manière un peu obsessionnelle de se définir musulman à laquelle seuls sont peu vulnérables les Nigériens soufis ou d’un certain âge. Par ailleurs, si les émeutes de Zinder n’ont rien eu de surprenant pour la majorité des Nigériens, celles de Niamey ont été – même pour moi – inattendues. Mais rétrospectivement, on se rend bien compte qu’on ne pouvait en être étonné que par insuffisance de réflexion : il y a sans doute autant de gens originaires de Zinder et Maradi à Niamey ville qu’à Zinder et Maradi, en ce moment. Une « querelle » d’intello que j’ai eue jadis avec un ami démographe éclaire un peu la question. Cet ami pense qu’il n’y a pas de réduction significative du croît démographique à Niamey, contrairement à ce que pourraient avancer les théories du changement démographique en milieu urbain. Il en veut pour preuve la croissance démographique exponentielle de la ville, qui compte plus de 2 millions d’habitants aujourd’hui. Je le contrai par l’idée que la croissance démographique de Niamey est due à la migration interne, non à la « croissance naturelle » des habitants de la ville, mais il refusa de m’en croire. A l’époque de ce petit débat, j’avais excipé surtout du fait de l’exode rural du Zarmaganda, une région déshéritée située à l’entour nord-est de la ville, et qui y envoie des vagues de jeunes hommes et femmes sans moyens de subsistance, mais il a eu beau jeu de me démontrer qu’une telle migration n’était pas statistiquement suffisante à expliquer l’explosion démographique de Niamey. Un meilleur argument aurait été le fait que Niamey, de ville zarma est devenue à présent pratiquement bilingue (zarma/haoussa), du fait de l’afflux continuel de Haoussas originaires des régions centrales. Le dernier recensement démographique montre que si les Zarmas restent majoritaires à Niamey, ils sont talonnés de près par les Haoussas. Cela fait sens, si l’on se rend compte que la ville compte 2 millions d’habitants dans une région du Niger où le croît démographique est relativement modéré, tandis que les deux régions ayant le croît démographique le plus élevé du pays voient leurs chef-lieu avoir moins de 300 000 habitants chaque. C’est qu’ils vont tous à Niamey. Et comme les habitants de ces régions sont les plus exposés aux influences du Nigeria, notamment à travers un réseau dense et continu d’événements religieux « éducatifs » de toute ampleur, ces dernières atteignent aussi, à travers cette migration interne massive, la ville de Niamey.
Boko Haram a jusqu’à présent fonctionné plus comme un aimant que comme l’épicentre d’une épidémie. L’épidémie n’est pas « Boko Haram », elle est « Izala ». Mais « Boko Haram » attire ceux des Izala ou izalisés qui en sont arrivés à croire que « Izala », ce n’est pas assez, il faut passer à la vitesse supérieure, celle du terrorisme. Les violences de Niamey et Zinder ne relèvent pas du terrorisme, mais elles constituent l’une des étapes suivies par les Izala et apparentés du Nigeria pour aboutir au terrorisme. La transformation des chrétiens en ennemis, la destruction de leurs lieux de culte et le meurtre commis à leur encontre, sont comme un entraînement à la radicalisation violente, perçue comme une « guerre », du point de vue de ceux qui s’y engagent. Et si le mot d’ordre de guerre a été déclaré par les énergumènes de Zinder et Niamey d’abord contre la France, il s’est vite avéré qu’il visait surtout les chrétiens, depuis longtemps déjà traités de façon subtilement hostiles (même si, il faut encore le rappeler, il s’agit en fait d’un « longtemps » assez récent).
C’est assez pathétique : on m’a rapporté ainsi ce geste d’un hurluberlu, à Zinder, qui s’est juché sur le toit d’une église pour y planter un drapeau djihadiste. Je me rappelle d’avoir un jour écouté un prêche qui était un panégyrique des victoires historiques des musulmans sur les chrétiens, depuis la prise de l’Egypte jusqu’à celle de Constantinople en passant par l’occupation de l’Espagne – et cela, en langue haoussa. Ce n’était pas un prêche, mais une célébration de la gloire militaire de l’Islam, qui fait contraste avec le rappel incessant fait par les intellectuels musulmans europhones de l’humiliation et de la souffrance infligées par les croisades. J’en étais d’ailleurs amusé parce que le ton du prédicateur, ou plutôt du mémorialiste, et la chronologie utilisée, évoquèrent de façon saisissante, pour moi, la manière dont Edward Gibbon, le fort christianophobe auteur de L’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, décrit l’essor et l’apogée de l’Empire islamique sur des chapitres et des chapitres de ses volumes byzantins. La moindre victoire des conquérants musulmans est rapportée par lui avec une satisfaction presque lyrique, tandis que les défaites des chrétiens sont l’objet d’une joie maligne dans le choix le plus blessant des substantifs et des adjectifs. Cette espèce d’idée de gloire religieuse est devenue assez familière chez les musulmans du Niger du fait de ces panégyristes du passé militaire de l’Islam, et j’imagine qu’en se juchant sur cette pauvre église vandalisée, le Zindérois en question se voyait en Mehmet Ildirim dévastant la cité de Constantin. Sauf qu’il ne s’agit là tout de même que d’une bataille picrocholine de cent contre un.
Mais ce genre d’exaltation est en tout cas important à comprendre. Si l’on veut déchiffrer les boko-haramites, par exemple, il faut essayer de voir comment ils se voient : comme des héros, des « gazis », exterminant les pourceaux pour la plus grande gloire de Dieu. Ils vivent un rêve sublime qui est un cauchemar pour l’humanité, mais il faut connaître et comprendre la logique de ce rêve – sans quoi, on ne peut que rester dans un état de sidération face à tant d’incompréhensible atrocité. Jouhandeau, je crois, disait, penché sur sa fenêtre, aux jeunes étudiants soixante-huitards : « Allez vous-en, demain vous serez tous notaires ! » Mais à ce moment là, ils se voyaient, eux, en preux chevaliers du marxisme triomphant. J’aime ce rêve qu’ils avaient, et je hais le rêve des boko-haramites. Mais c’est la même logique. (D’ailleurs cette affaire de soixante-huitards a mené à la bande à Baader, à la Fraction Armée Rouge, à Carlos, etc.)
Depuis hier, je suis à Cotonou, où j’ai dîné avec un jeune béninois non loin d’un complexe résidentiel construit par Kadhafi. Il me dit que Kadhafi avait promis de « s’occuper du Bénin » si les tous les Béninois consentaient à devenir musulmans. Je lui demandai s’il trouvait une telle proposition réaliste. Il me répondit que oui. Je lui demandai si, en tant que chrétien, il aurait été prêt à se convertir « pour de l’argent ». Sa réponse est intéressante – doublement. D’abord, il me dit qu’il ne voyait aucun problème à se convertir, mais la raison était qu’à son avis, les musulmans aiment mieux leur religion que les chrétiens, ce qui lui semble donner plus de prix et de valeur à la religion musulmane qu’à la chrétienne. Je lui demandai d’où il avait eu cette idée. Et c’est là le deuxième point intéressant : de l’observation des mœurs des Nigériens, qui constituent, ici comme à Lomé, la plus grosse communauté musulmane de la ville. Il a remarqué, par exemple, que quelle que soit leur occupation, les Nigériens la laissent immédiatement tomber quand c’est l’heure de la prière. Alors que lui-même n’a aucun scrupule à rater la messe. Cette admiration pour les Nigériens s’étend aussi à leur comportement commercial. Il compare la manière dont les Béninois font le commerce et la manière des Nigériens – comment notamment ces derniers finissent par gagner plus d’argent en faisant plus de réductions de prix, et en se montrant plus solidaires, et je m’aperçois qu’il relie confusément ce comportement à des normes et valeurs tirées de la religion musulmane. Je me rappelle aussi qu’en 2010, toujours à Cotonou, un zemidjan (conducteur de taxi moto) chrétien, en découvrant que j’étais nigérien, m’avait tenu un discours très similaire et m’avait fait part de son désir de devenir musulman – je crois qu’il avait même pris langue avec des marabouts nigériens du cru. En somme, les chrétiens avec qui la majorité des Nigériens sont en contact ne sont pas des chrétiens islamophobes comme ceux du Nigéria. Ils peuvent même – on le voit – être plutôt islamophiles. Mais si on commence à détruire leurs églises et à les tuer, on va non seulement aussi détruire la belle image idéalisée qu’ils se font parfois de nous, mais, ironiquement, même les occasions qui existeraient de faire progresser l’Islam. Les marxistes parlent de « fausse conscience » : c’est une chose qui a plus d’une manifestation !
En attendant, l’élite nigérienne est retournée à ce qu’elle sait faire le mieux : les bisbilles politiciennes.


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