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notes au fil des
choses/footnotes to things
L’aimant et la contagion
Les tumultes meurtriers de
Niamey montreront peut-être à tous ces « Je ne suis pas Charlie » de
nos classes lettrées et aisées que le problème de la liberté d’expression n’est
pas quelque chose d’aussi simple et manichéen qu’ils se sont empressés de le
croire. Le gouvernement du Niger, dit-on, a failli. Mais cela fait longtemps
qu’il faillit, et il ne s’agit pas que du gouvernement actuel. Le Niger aussi a
des lois sur la liberté d’expression qui interdisent les discours de haine
ethnique, régionaliste ou religieux, ainsi que des principes constitutionnels
qui interdisent la discrimination sur la base de la religion. Mais cela fait
des années que les divers gouvernements du Niger non seulement tolèrent des
discours de haine christianophobes, mais participent activement à la
discrimination sur la base de la religion. Par exemple, l’Etat du Niger
subventionne les frais d’eau et d’électricité des principales mosquées, mais
non des églises. La radio et la télévision publiques se sont fermées aux
chrétiens en dépit de l’accès que leur donne la loi. Lors d’une récente enquête
à Maradi, j’ai appris que l’antenne régionale de la radio publique ne donne que
30 minutes le dimanche à toutes les confessions chrétiennes pour s’adresser à
leurs fidèles : même ces 30 minutes sont confisquées dès qu’il y a un
événement islamique majeur qui se présente, ce qui, dans notre ambiance de
religiosité croissante et cavalcadante, se produit de plus en plus. Les
chrétiens ne réclament même plus ce droit, du coup. Ils ont été, comme dit très
bien l’anglais, « crowded out », éjectés de la scène publique.
Tout cela s’est fait dans un
bel unanimisme au cours des quinze dernières années : triomphalisme de la
tendance la plus idéologique (Izala), acceptation de la tendance officielle
(sunnisme relax représenté par l’Association Islamique du Niger), moins par
christianophobie que par reconnaissance active du fait accompli, défaitisme des
soufis et défaite des laïcs (qui, encore sur la fin des années 1990,
s’époumonaient tant bien que mal, mais qui sont aujourd’hui devenus des carpes,
certains mêmes tombés dans une pseudo-dévotion assez schizoïde). La scène
publique nigérienne en a été appauvrie, car un discours unique a pris forme de
façon presque insensible, depuis 20 à 30 ans. Cela plaisait, car nous n’aimons
rien tant que nous reposer sur une doxa et n’avoir pas trop à nous poser de
questions, et il semblait que c’était une doxa islamique « normale »,
c’est-à-dire que beaucoup ne sentaient pas là dedans des relents mortifères.
L’absence de pluralisme peut être soporifique – et les Nigériens se sont
intellectuellement engourdis dans leurs certitudes coraniques, au point où cela
a été un des facteurs majeurs dans ma décision de ne pas enseigner dans ce
pays, car, même dans l’espace intellectuellement libre d’un cours
universitaire, il faut faire attention à ne pas heurter, froisser ou égratigner
des dogmes et des sensibilités islamiques, et dans tous les cas, par rapport à
certaines choses, une fermeture automatique de l’esprit se produit qui fait que
votre message ne passe pas, ou ne passe que soigneusement filtré à l’aune de
critères théologiques.
Mais ce que les Nigériens qui
se répandaient en anti-charlisme n’imaginaient pas, c’est que l’hégémonie
doctrinale dans laquelle ils baignaient comme des poissons dans l’eau pouvait
aussi être mortelle. C’est que l’eau en question, par un système de vases
communicants bien organisé, provenait en bonne part d’une mare voisine qui
croupit depuis longtemps dans des effluves empoisonnés – le Nigeria.
Comme on a peur de Boko Haram,
on s’empresse de voir dans les violences de Zinder et Niamey la main de la
secte sanglante, ne serait-ce que par évocation. C’est aller un peu vite en
besogne. Ce que l’on a vu à l’œuvre ces derniers jours, c’est le résultat de la
nigérianisation de la scène religieuse du Niger non pas par Boko Haram, mais
par ce qui a produit Boko Haram, le mouvement afro-wahhabite Izala et ses
réseaux internationaux.
Au Nigeria, la
christianophobie est solidement installée chez les musulmans, de même que
l’islamophobie est solidement installée chez les chrétiens. Solidement
installée ne veut pas dire universellement répandue, mais significativement
présente de la racine au sommet de l’arbre social. Je détecte très peu de
christianophobie au Niger au niveau des classes aisées et des personnes
scolarisées, même si la chose pointe son museau parfois sans que les personnes
concernées s’en aperçoivent (c’est ce que je décris dans ce billet) ; au Nord Nigeria, en revanche, on n’a pas à
creuser loin pour tomber sur la vilaine chose même aux niveaux élevés de
l’échelle sociale : j’ai beaucoup d’amis dans les classes aisées de Kano
et autres parages, et je suis souvent gêné par leur christianophobie, même si
je me l’explique – et la justifie d’une certaine façon – par l’islamophobie
correspondante des chrétiens. Ou pour mieux dire, je ne vois pas
l’environnement nigérian comme religieusement sain, et du coup, je n’évalue pas
les Nigérians – chrétiens comme musulmans – à la même aune que leurs
coreligionnaires d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, où, comme jadis au Niger,
la coexistence des deux fois ne pose pas de problèmes existentiels et très peu
de problèmes pratiques.
Contrairement à ces autres
pays d’Afrique de l’Ouest, cependant, le bloc le plus peuplé du Niger, les
régions de Maradi et Zinder, à quoi il faut ajouter, à l’extrême-Est, le Manga,
est culturellement, socialement et économique intégré avec le Nord Nigeria.
Seule la politique – les frontières d’Etat et leurs effets de gouvernementalité
– les sépare. Il est donc évident que les toxines mentales qui créent ou
résultent des turbulences confessionnelles/culturelles cycliques du Nigeria
passent dans le « corps public » nigérien. Pendant longtemps, l’une
des principales missions de l’Association Islamique du Niger a été de créer une
sorte de « cordon sanitaire » pour prévenir ou neutraliser les effets
d’une telle contamination. Cela était vrai surtout à l’époque du régime
militaire, où l’« Islam officiel » était doté de moyens de contrôle
effectifs, moins d’ailleurs à travers des ressources légales ou formelles qu’à
travers son imbrication dans l’action globale de la force publique. Avec la
démocratie et son cortège de libertés – d’expression, d’association – ce
« monolithisme » est tombé, à la grande joie des tendances
islamistes, qu’elles soient intellectuelles ou populaires. L’islamisme
intellectuel, dans un pays aussi illettré, ne pouvait faire long feu. Après
s’être organisé autour de quelques organes de presse (Iqra, puis As-Salam),
quelques événements (le CIMEF, les conférences de Tariq Ramadan) et une lutte
vaine pour « l’Etat islamique », il s’est transformé en lobby
conservateur qui noyaute les députés sur certaines questions sociétales (tout
ce qui a à voir avec les femmes, et éventuellement, toutes les questions de
mœurs qui ne déstabilisent pas la position dominante de l’homme hétérosexuel)
et qui s’active aux moments de rédaction de constitution, fréquents avec nos
coups d’Etat. Quant à l’islamisme populaire, animé par les Izala, il s’est au
contraire bien développé et agaillardi, et, cela, en s’allaitant à la mamelle
de son puissant partenaire du Nigeria, pays dans lequel il est né.
Avec les résultats que l’on
voit aujourd’hui.
D’ailleurs je ne prétends pas
que tous les vandales de Zinder et Niamey étaient nécessairement des Izalas,
mais ils sont sans aucun doute atteints de ce que d’aucuns appellent
« l’effet Izala », cette nouvelle manière un peu obsessionnelle de se
définir musulman à laquelle seuls sont peu vulnérables les Nigériens soufis ou
d’un certain âge. Par ailleurs, si les émeutes de Zinder n’ont rien eu de
surprenant pour la majorité des Nigériens, celles de Niamey ont été – même pour
moi – inattendues. Mais rétrospectivement, on se rend bien compte qu’on ne
pouvait en être étonné que par insuffisance de réflexion : il y a sans
doute autant de gens originaires de Zinder et Maradi à Niamey ville qu’à Zinder
et Maradi, en ce moment. Une « querelle » d’intello que j’ai eue
jadis avec un ami démographe éclaire un peu la question. Cet ami pense qu’il
n’y a pas de réduction significative du croît démographique à Niamey,
contrairement à ce que pourraient avancer les théories du changement
démographique en milieu urbain. Il en veut pour preuve la croissance
démographique exponentielle de la ville, qui compte plus de 2 millions
d’habitants aujourd’hui. Je le contrai par l’idée que la croissance
démographique de Niamey est due à la migration interne, non à la
« croissance naturelle » des habitants de la ville, mais il refusa de
m’en croire. A l’époque de ce petit débat, j’avais excipé surtout du fait de
l’exode rural du Zarmaganda, une région déshéritée située à l’entour nord-est
de la ville, et qui y envoie des vagues de jeunes hommes et femmes sans moyens
de subsistance, mais il a eu beau jeu de me démontrer qu’une telle migration
n’était pas statistiquement suffisante à expliquer l’explosion démographique de
Niamey. Un meilleur argument aurait été le fait que Niamey, de ville zarma est
devenue à présent pratiquement bilingue (zarma/haoussa), du fait de l’afflux
continuel de Haoussas originaires des régions centrales. Le dernier recensement
démographique montre que si les Zarmas restent majoritaires à Niamey, ils sont
talonnés de près par les Haoussas. Cela fait sens, si l’on se rend compte que
la ville compte 2 millions d’habitants dans une région du Niger où le croît
démographique est relativement modéré, tandis que les deux régions ayant le
croît démographique le plus élevé du pays voient leurs chef-lieu avoir moins de
300 000 habitants chaque. C’est qu’ils vont tous à Niamey. Et comme les
habitants de ces régions sont les plus exposés aux influences du Nigeria,
notamment à travers un réseau dense et continu d’événements religieux
« éducatifs » de toute ampleur, ces dernières atteignent aussi, à
travers cette migration interne massive, la ville de Niamey.
Boko Haram a jusqu’à présent
fonctionné plus comme un aimant que comme l’épicentre d’une épidémie.
L’épidémie n’est pas « Boko Haram », elle est « Izala ».
Mais « Boko Haram » attire ceux des Izala ou izalisés qui en sont
arrivés à croire que « Izala », ce n’est pas assez, il faut passer à
la vitesse supérieure, celle du terrorisme. Les violences de Niamey et Zinder
ne relèvent pas du terrorisme, mais elles constituent l’une des étapes suivies par
les Izala et apparentés du Nigeria pour aboutir au terrorisme. La
transformation des chrétiens en ennemis, la destruction de leurs lieux de culte
et le meurtre commis à leur encontre, sont comme un entraînement à la
radicalisation violente, perçue comme une « guerre », du point de vue
de ceux qui s’y engagent. Et si le mot d’ordre de guerre a été déclaré par les
énergumènes de Zinder et Niamey d’abord contre la France, il s’est vite avéré
qu’il visait surtout les chrétiens, depuis longtemps déjà traités de façon subtilement
hostiles (même si, il faut encore le rappeler, il s’agit en fait d’un
« longtemps » assez récent).
C’est assez pathétique :
on m’a rapporté ainsi ce geste d’un hurluberlu, à Zinder, qui s’est juché sur
le toit d’une église pour y planter un drapeau djihadiste. Je me rappelle
d’avoir un jour écouté un prêche qui était un panégyrique des victoires
historiques des musulmans sur les chrétiens, depuis la prise de l’Egypte
jusqu’à celle de Constantinople en passant par l’occupation de l’Espagne – et cela,
en langue haoussa. Ce n’était pas un prêche, mais une célébration de la gloire
militaire de l’Islam, qui fait contraste avec le rappel incessant fait par les
intellectuels musulmans europhones de l’humiliation et de la souffrance
infligées par les croisades. J’en étais d’ailleurs amusé parce que le ton du
prédicateur, ou plutôt du mémorialiste, et la chronologie utilisée, évoquèrent
de façon saisissante, pour moi, la manière dont Edward Gibbon, le fort
christianophobe auteur de L’Histoire du déclin et de la chute de l’Empire
romain, décrit l’essor et l’apogée de l’Empire islamique sur des chapitres
et des chapitres de ses volumes byzantins. La moindre victoire des conquérants
musulmans est rapportée par lui avec une satisfaction presque lyrique, tandis
que les défaites des chrétiens sont l’objet d’une joie maligne dans le choix le
plus blessant des substantifs et des adjectifs. Cette espèce d’idée de gloire
religieuse est devenue assez familière chez les musulmans du Niger du fait de
ces panégyristes du passé militaire de l’Islam, et j’imagine qu’en se juchant
sur cette pauvre église vandalisée, le Zindérois en question se voyait en
Mehmet Ildirim dévastant la cité de Constantin. Sauf qu’il ne s’agit là tout de
même que d’une bataille picrocholine de cent contre un.
Mais ce genre d’exaltation est
en tout cas important à comprendre. Si l’on veut déchiffrer les boko-haramites,
par exemple, il faut essayer de voir comment ils se voient : comme des
héros, des « gazis », exterminant les pourceaux pour la plus grande
gloire de Dieu. Ils vivent un rêve sublime qui est un cauchemar pour
l’humanité, mais il faut connaître et comprendre la logique de ce rêve – sans
quoi, on ne peut que rester dans un état de sidération face à tant
d’incompréhensible atrocité. Jouhandeau, je crois, disait, penché sur sa
fenêtre, aux jeunes étudiants soixante-huitards : « Allez vous-en,
demain vous serez tous notaires ! » Mais à ce moment là, ils se
voyaient, eux, en preux chevaliers du marxisme triomphant. J’aime ce rêve
qu’ils avaient, et je hais le rêve des boko-haramites. Mais c’est la même
logique. (D’ailleurs cette affaire de soixante-huitards a mené à la bande à
Baader, à la Fraction
Armée Rouge, à Carlos, etc.)
Depuis hier, je suis à
Cotonou, où j’ai dîné avec un jeune béninois non loin d’un complexe résidentiel
construit par Kadhafi. Il me dit que Kadhafi avait promis de « s’occuper
du Bénin » si les tous les Béninois consentaient à devenir musulmans. Je
lui demandai s’il trouvait une telle proposition réaliste. Il me répondit que oui.
Je lui demandai si, en tant que chrétien, il aurait été prêt à se convertir
« pour de l’argent ». Sa réponse est intéressante – doublement.
D’abord, il me dit qu’il ne voyait aucun problème à se convertir, mais la
raison était qu’à son avis, les musulmans aiment mieux leur religion que les
chrétiens, ce qui lui semble donner plus de prix et de valeur à la religion
musulmane qu’à la chrétienne. Je lui demandai d’où il avait eu cette idée. Et
c’est là le deuxième point intéressant : de l’observation des mœurs des
Nigériens, qui constituent, ici comme à Lomé, la plus grosse communauté
musulmane de la ville. Il a remarqué, par exemple, que quelle que soit leur
occupation, les Nigériens la laissent immédiatement tomber quand c’est l’heure
de la prière. Alors que lui-même n’a aucun scrupule à rater la messe. Cette
admiration pour les Nigériens s’étend aussi à leur comportement commercial. Il
compare la manière dont les Béninois font le commerce et la manière des
Nigériens – comment notamment ces derniers finissent par gagner plus d’argent
en faisant plus de réductions de prix, et en se montrant plus solidaires, et je
m’aperçois qu’il relie confusément ce comportement à des normes et valeurs
tirées de la religion musulmane. Je me rappelle aussi qu’en 2010, toujours à
Cotonou, un zemidjan (conducteur de taxi moto) chrétien, en découvrant que
j’étais nigérien, m’avait tenu un discours très similaire et m’avait fait part
de son désir de devenir musulman – je crois qu’il avait même pris langue avec
des marabouts nigériens du cru. En somme, les chrétiens avec qui la majorité
des Nigériens sont en contact ne sont pas des chrétiens islamophobes comme ceux
du Nigéria. Ils peuvent même – on le voit – être plutôt islamophiles. Mais si
on commence à détruire leurs églises et à les tuer, on va non seulement aussi
détruire la belle image idéalisée qu’ils se font parfois de nous, mais,
ironiquement, même les occasions qui existeraient de faire progresser l’Islam.
Les marxistes parlent de « fausse conscience » : c’est une chose
qui a plus d’une manifestation !
En attendant, l’élite
nigérienne est retournée à ce qu’elle sait faire le mieux : les bisbilles
politiciennes.
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