Le matin du 7 Janvier dernier, Charlie Hebdo – hebdomadaire satirique
français, issu d’une succession d’autres périodiques (Hara Kiri) depuis les « événements de Mai 68 » et adonné,
avec un très grand talent d’illustration et de texte, à la dérision du
politique, de l’intégrisme ou du rituel religieux, du machisme et de
l’homophobie, entre autres – a été pris d’assaut et, réunis en comité de
rédaction, ses principaux auteurs ont été abattus un par un, à l’appel de leur
nom. Les deux assassins, avec peut-être un complice les attendant en voiture,
se sont enfuis, en tuant au passage un policier, d’origine immigrée maghrébine
et musulman pratiquant, puis ont tenu tout le vendredi la France en haleine avec un
otage à leur merci. Le jeudi 8 au matin, un autre radical – d ’origine
immigrée et de nationalité française comme les premiers – a abattu une policière
municipale noire comme lui…, et le vendredi aussi a pris en otage la clientèle
d’une épicerie kasher à Vincennes. Les trois ont été abattus, mais plusieurs
otages juifs l’ont été aussi, juste avant, par leur tortionnaire. Ces heures
ont été marquées par des actes d’héroisme individuels, des hasards dramatiques
ou bienheureux et surtout par des manifestations de solidarité et de réprobation
dès l’après-midi du mercredi, manifestations spontanées de dizaines de
milliers de Français, puis de centaines de mille dès le jeudi.
A la suite de ces tragédies, plusieurs
faits majeurs :
1° la mise en place d’un dispositif
sécuritaire sans précédent en France. Tous les lieux sensible et emblématiques
pour le judaïsme et pour l’islam (synagogues, mosquées, écoles
confessionnelles) font depuis le lundi 12 au matin l’objet d’une surveillance
nouvelle ou renforcée selon les cas : plus de cinq mille hommes de police,
sous l’autorité unique d’un préfet spécialement chargé de cette mission.
L’ensemble du pays est sécurisé par une mise en alerte-attentat maximum du
dispositif dit « vigipirate », mobilisant dix mille hommes, soit
autant que l’ensemble des interventions françaises à l’extérieur. Opération
Barkhane, Centrafrique, Irak, Côte d’Ivoire et autres…
2° un début de réflexion sur la façon
de réduire le « radicalisme » : alors qu’il y a deux ans, on
estimait le djihadisme en France (départ en Syrie ou intention d’y partir) à
quelque trente personnes, on en serait aujourd’hui à près de quinze cent. Il
s’avère que la pratique pénitentiaire française et le développement des
« réseaux sociaux » favorisent la contagion de ces analyses,
convictions et entrainements
3° une mobilisation populaire sans
précédent en France depuis la
Libération en Août 1944, et saluée à Paris par la
participation d’une quarantaine de dirigeants venus du monde entier,
principalement ceux des Etats partenaires de la France dans l’Union
européenne et très symboliquement le président de l’Autorité palestinienne et
le Premier ministre israëlien : près de quatre millions de personnes de
tous âges, confessions, origines ressentant soudainement, à l’appel des
circonstances si orageuses, l’unité et l’appétit d’union des Français. Marches
partout silencieuses et chacune secouées périodiquement par une houle
d’applaudissements initiée alternativement par la fin ou par la tête du
cortège. Dans beaucoup de villes, du quart à la moitié de la population, forme
la manifestation. La nation entière est bouleversée d’émotion par le deuil et
par la conscience de son unité.
Ces faits, cette prise de conscience
plus populaire que politique est le fait des Français non de leurs gouvernants,
même si ceux-ci, certainement lacunaires en vigilance sur les sites visés par
l’agression et en considération du renseignement, ont depuis le début des
drames, fait un sans-faute, font ressortir que :
1° il est de plus en plus paradoxal de
demander à l’Islam, particulièrement aux Français musulmans, de se
désolidariser de l’extrêmisme et du djihad, ou aux monarchies pétrolières
d’être moins ambigües vis-à-vis de l’Etat islamique, et de ne pas prier les
Français juifs de se désolidariser des pratiques de l’Etat d’Israël depuis
1967, sinon même d’Israël en tant qu’entité politique, ni les Etats-Unis de ne
plus soutenir en tout, finances, armement, diplomatie un tel Etat
2° le combat pour des valeurs – dont le
président allemand du Parlement européen, Martin Schultz, a assuré que c’est la France qui les avait
données aux Européens – ne peut se mener uniquement contre la violence. Il faut
investir contre le désespoir et ses causes économiques et financières. Il faut
très pratiquement un matériau commun à toutes les confessions religieuses et à
toutes les structures d’enseignement publiques et privées, mis au point par les
personnels des administrations de l’Education en travail commun avec les
représentants de ces confessions, et auquel collaboreraient tous les âges
scolaires et universitaires exprimant leur besoin et leurs propositions de
contenu et de partage d’expérience. De même, un matériau commun à tous les
Etats pour l’histoire des peuples européennes pour ce qu’elle a de commun, même
et surtout dans les périodes de guerre.
3° l’infériorité spirituelle et morale
des dirigeants économiques et politiques du pays, en conscience, en
comportements, en ambitions si autistes, bien davantage qu’en corruption ou
médiocrité de compétence est évidente quand on rapproche la vie courante de la
politique française, son peu d’orientation et de logique à terme, de la prise de conscience sans parole mais
spontanée des Français ces derniers jours. C’est de démocratie qu’il s’agit. La France en est-elle
une ? les réformes que personne ou presque, et sans que le concept-même de
réforme soit éclairci, ne souhaite sont décrétées sans écoute populaire et
celles réclamées par presque tous sont constamment éludées depuis des
décennies. Les traités européens, fondamentaux ou budgétaires, le maintien de la France dans l’OTAN ou son
retrait, la refonte de la carte des régions et bientôt la réécriture du partage
des compétences entre l’Etat et les collectivités locales sont ratifiés,
décidés sans la moindre consultation des élus, des Français. Le referendum tombe
en désuétude parce que le pouvoir constamment impopulaire depuis 2007, se garde
d’y concourir et y voit sa mise à bas.
La leçon française est universelle –
une fois n’est pas coutume mais elle l’engage plus que jamais. La langue de
bois n’est jamais entrainante ni explicative. L’accaparement du pouvoir et de
la parole prive très vite les gouvernants d’un vrai soutien, sans lesquels leur
emprise reste superficielle. L’unité d’une nation se fonde d’abord sur le
spirituel et très secondairement sur le matériel et la gestion. Par la
conscience qu’il a de cette volonté d’union, communément partagée, c’est le
peuple et non quelque individu ou un gouvernement qui maintient un pays en
cohérence, en vocation et en patrimoine. L’unité nationale, à quelque moment
d’une histoire particulière qu’elle se constate, est la vraie preuve
d’existence et de continuité d’un peuple.
La France le vit à nouveau depuis quelques jours. Il lui est
dit qu’on va changer la société, mais personne ne promet le changement de la
pratique économique, ni d’institutions autres que formelles ou rituelles. Bien
davantage que le terrorisme ou l’antisémitisme, la France s’affronte
elle-même, ses certitudes et celles de ses dirigeants. C’est surtout en cela
que je crois les Français exemplaires en ce moment.
Bertrand Fessard de Foucault, ancien
ambassadeur,alias Ould Kaïge
soir du lundi 12 & matin du mardi 13 janvier
2015 pour le Calame à paraître le 14
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