samedi 18 août 2012

Repères pour la Mauritanie nouvelle - annexe 1

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Ahmed Ould Sidi Baba



Les contraintes à la culture démocratique et à l’esprit citoyen : Caractéristiques de la scène politique mauritanienne avant l’adoption de la constitution pluraliste du 20 Juillet 1991

exposé introductif au forum des Valeurs Démocratiques et de la Citoyenneté
Nouakchott, Monotel-Dar-El-Barka, lundi 11 et mardi 12 Avril 2005


Alors que notre pays vit depuis treize ans déjà sous l’empire du pluralisme, force est de constater aujourd’hui que la scène politique mauritanienne accuse un déficit important de vraie culture démocratique.

Celle culture démocratique est pourtant une condition sine qua non pour que se développent et coexistent dans un environnement intellectuel et politique éclairé et serein, à la fois :

-         un Etat, arbitre impartial du jeu politique et institutionnel et, à ce titre, indispensable pour tous et respecté de chacun ;

-         une majorité de gouvernement stratégiquement cohérente et politiquement solidaire, car engagée en conscience derrière un programme et un régime qu’elle a librement choisi de porter au pouvoir ;

-         une opposition républicaine éloignée de tout sectarisme et de tout radicalisme nihiliste, inscrite dans la réalité et les attentes du pays et armée d’une vision propre à la rendre à même d’assumer l’alternance démocratique, dans le respect des institutions et dans la préservation de la paix civile et des valeurs spirituelles et morales de la Nation ;

-         une presse responsable et soucieuse de sa propre déontologie, animée du seul souci d’informer et de former les citoyens, loin de tout à priori oppositionnel et de toute inféodation partisane.

Face à l’amère évidence de notre retard en matière d’assimilation des valeurs modernes de la démocratie, il nous parait désormais du devoir de chacun de s’interroger en conscience sur les causes profondes d’une telle situation.

Pourquoi notre scène politique est-elle aujourd’hui figée entre tradition monolithique récurrente et radicalisme oppositionnel d’une autre époque ?

Pourquoi notre système de démocratie n’a-t-il pas engendré une classe politique acquise, d’une part au principe de l’alternance au pouvoir et apte d’autre part à assumer cette alternance, sans risque pour le pays ?

En quoi consiste ce lendemain cataclysmique qui hante les imaginations et qui fait que chacun, face à un horizon qu’on lui dépeint quotidiennement comme sans perspective, n’a d’autre souci que d’engranger le plus possible de « provisions » matérielles ou politiques pour sa « survie » ?

Il ne faut assurément pas chercher la réponse à ces questions dans la complexion naturelle de l’« homo mauritanicus » car notre société, dans toutes ses composantes, est l’héritière d’une même civilisation, la civilisation islamique sunnite, telle que léguée par nos ancêtres et qui est faite de foi sincère dans sa pureté originelle, en même temps que de tolérance généreuse et de fraternelle convivialité.

Cette civilisation est elle-même servie et véhiculée à travers une culture arabe dont les apports spirituel, littéraire, scientifique, artistique et politique se trouvent être, n’en déplaise aux zélateurs de tous bords, notre propriété à tous, quelle que soit par ailleurs la diversité de nos parlers, de nos traditions et de nos modes de vie locaux.

Un tel héritage ne pouvait qu’engendrer une qualité d’hommes et de femmes mieux armés que beaucoup d’autres en vue de la pratique démocratique et à même, dès lors, de constituer entre eux une société de citoyens et au sein de ceux-ci une classe politique préparée à la mise en œuvre des valeurs modernes de la liberté sous toutes ses formes.

S’il n’en a pas été ainsi, c’est donc que des influences exogènes, dont nous n’avons pas su ou pu nous prémunir, sont venues s’opposer à l’ingestion par notre tradition civilisationnelle et culturelle propre, des règles fondamentales du jeu politique tel qu’il doit se pratiquer sous l’empire du régime constitutionnel pluraliste.

Ce sont ces influences et les effets pervers d’ordre sociologique, institutionnel et politique qu’elles ont pu engendrer, qu’il convient maintenant d’analyser avec discernement et objectivité, car, de cette analyse, peut sortir une remise en cause salvatrice de nos modes actuels de perception de la chose publique et de mise en œuvre de l’exercice démocratique par tous les acteurs du jeu politique.


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Telle qu’elle se présentait juste avant la colonisation, la Mauritanie était peuplée d’ethnies, elles-mêmes subdivisées en unités autonomes sous la formes de tribus et de clans. Ces unités constituaient une sorte de cadre mini-étatique et pouvaient se trouver réunies sous la tutelle, souvent lointaine et souvent contestée, d’un émir ou d’un chef de canton.

Tirant leur cohésion essentiellement de liens consanguins conjugués parfois à une communauté d’intérêts économiques, elles étaient « administrées » par un chef de tribu ou de clan, lui-même assisté, pour ne pas dire actionné par une « aristocratie » de leaders de familles ou de groupes qui le réduisaient souvent à la condition de primus inter pares, le premier parmi des égaux.

Sans entrer dans les détails, on voit ainsi qu’en somme, une véritable démocratie, vécue au quotidien, était déjà la marque des rapports entre les individus, à tous les niveaux de la société et ceci, malgré l’absence d’un état central de référence.

Cette prédisposition à l’esprit démocratique a également trouvé dans les enseignements de l’Islam, héritage commun à tous les mauritaniens, un catalyseur et un révélateur qui devait, plus tard, à l’occasion de l’indépendance, servir à valider l’idée de Nation et faire que tous les mauritaniens, quelle que soit leur ethnie, leur tribu ou leur clan, s’approprient l’idéal national et acceptent la référence étatique qui en est le symbole agissant.

Mais la Mauritanie n’en était pas encore là, car durant cinquante ans, la colonisation est venue proposer et même imposer une vision nouvelle de la société, sous l’empire d’un état central étranger, dans tous les sens du terme, aux catégories morales, spirituelles et intellectuelles du Mauritanien.

Telle qu’elle s’est présentée à nous au début du vingtième siècle, la colonisation française se caractérisait par une propension certaine à la déculturation des peuples colonisés et à la recherche de leur assimilation forcée aux valeurs de la civilisation et de la culture de l’occupant.

Or, en matière administrative comme dans le domaine politique, ces valeurs tiraient leur origine d’une conception colbertiste de l’Etat et de son administration (dont l’ancienne puissance coloniale elle-même n’a pas, jusqu’à ce jour, fini de résorber les aspects négatifs) et d’une culture politique issue de la révolution française de 1789, révolution dont les « passions » et les « idées » sont à l’origine d’un « état d’esprit peu enclin à la stabilité des institutions » comme l’a noté un analyste politique français bien connu.

Par les effets conjugués des luttes anticoloniales menées sous une forme ou sous une autre par les populations, et des enseignements administratifs et politiques reçus de la colonisation, le futur citoyen de notre pays, s’est ainsi trouvé marqué d’une double et contradictoire propension :

-         propension à la remise en question systématique du pouvoir en place et au déni de son action, surtout au sein des jeunes et des élites intellectuelles ;

-         propension, essentiellement chez la grande masse des citoyens ordinaires et parmi les milieux traditionnels, à l’acceptation craintive ou intéressée, d’une vision étatiste de la gestion du pays aux plans politique et économique.

Cette ambivalence politique du citoyen mauritanien n’a fait que s’accentuer au contact des idéologies de gauche, envahissantes à l’époque de la guerre froide et dont l’attrait, pour des peuples comme le nôtre, en quête de leur émancipation du joug colonial, résidait à la fois dans la « généreuse utopie » qu’elles véhiculaient et dans le soutien qu’elles semblaient devoir et pouvoir apporter aux nationalismes aussi divers que romantiques qui fleurissaient ici et là.

Chez nous, comme dans les pays similaires, l’influence de ces modes gauchisantes s’est traduite de deux manières :

-         Accréditation du système du parti unique associé au « centralisme démocratique » qui en découle, l’ensemble se traduisant par un Parti-Etat omniprésent et omnipotent. C’est ainsi que fut adopté, après l’indépendance, le régime du parti monopolistique, par ailleurs fortement « suggéré » par l’ancienne puissance coloniale, au prétexte que notre nation naissante était inapte à l’exercice de la démocratie pluraliste. Les habitudes que ce choix a pu ancrer dans les mentalités pendant une trentaine d’années, sont venues éloigner davantage encore l’individu mauritanien de sa nature profonde.

En matière administrative, le legs colonial du tout-état s’est vu conforté et même aggravé par notre inexpérience étatique ajoutée à la concentration des pouvoirs comme du peu de moyens matériels alors existants, entre les mains de l’Administration.

En matière politique, cette perception de l’Etat et de son appareil, source unique pour l’individu de tout profit matériel et de toute position sociale, a engendré un véritable assujettissement  à la puissance publique, considérée par les tenants des pouvoirs eux-mêmes et acceptée par le citoyen ordinaire, comme une fin en soi et non comme l’instrument librement choisi par la société aux fin d’organiser et de conduire sa marche vers le progrès et la modernité dans l’unité, l’ordre et la sécurité.

-         En second lieu et face à cet état des choses, la vogue des idées « révolutionnaires » et « progressiste » du gauchisme triomphant, a encouragé le développement et favorisé l’émergence, sous la forme de groupuscules clandestins, de divers courants oppositionnels.

Qu’ils tirent leur inspiration de la théorie socialiste de la lutte des classes ou qu’ils soient affidés à l’un ou à l’autre des nationalismes alors à la mode, ces courants variés avaient en commun, par le fait même des frustrations générées par le système monolithique dont ils ne sont en fait qu’une excroissance, l’outrance et le sectarisme dans le discours ainsi que la démagogie populiste et l’irréalisme idéaliste dans les propositions.

Au reste, la plupart de ces mouvements d’opposition devaient finir, l’usure du temps et la dialectique des rapports avec les différents pouvoirs autocratiques aidant, par se muer en coteries et groupes d’intérêts dont l’action politique, au départ sans doute motivée et sincère, se verra, petit à petit, viciée par l’opportunisme et les calculs de la politique politicienne, puis, après la fin de la guerre froide vidée de l’essentiel de son inspiration par l’obsolescence des idéologies et l’essoufflement des nationalismes.



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En guise de résumé, on peut dire que la scène politique mauritanienne, à la fin de la période d’exception, revêtait l’aspect d’un terrain miné par les us et coutumes politiques acquis au cours de plus de trois quarts de siècle d’étouffement des libertés collectives et individuelles, avec comme conséquence l’altération profonde de la complexion naturelle de l’individu mauritanien et l’émergence d’une pandémie de la pensée unique politique dont le taux de prévalence affectait autant les diverses oppositions que les partisans des pouvoirs en place.

C’est sur un tel terrain qu’est venu s’implanter le pluralisme démocratique instauré par la Constitution adoptée par referendum le 20 Juillet 1991.

Et c’est ce terrain qu’il revenait aux protagonistes du nouveau système d’épurer de ses mauvaises herbes monolithiques et de fertiliser par les engrais de la tolérance, du réalisme et du débat convivial, afin qu’y germent et s’y épanouissent les bourgeons des valeurs modernes de la démocratie.

Car celle-ci est d’abord un état d’esprit quotidiennement traduit dans l’action de tous et de chacun et ne peut se limiter à l’existence de partis politiques, d’une presse indépendante ou de mouvements associatifs, pour ce qui concerne la société civile, ni, pour ce qui concerne l’Etat, à la prise d’une série de mesures pratiques relatives aux institutions, à la liberté d’expression, d’opinion et d’association, ni même à l’organisation de consultations électorales pluralistes.

C’est dire qu’aucune démocratie n’est vraie sans culture démocratique, laquelle ni ne se décrète, ni ne s’impose ; elle ne peut être que le résultat d’une synergie de la volonté et des efforts de tous les acteurs de la vie politique : pouvoirs publics, partis politiques, media publics et privés, syndicats, mouvements associatifs, …etc.

Et c’est précisément cette synergie de la volonté et des efforts qui continue de faire défaut dans l’état actuel de la scène politique mauritanienne. Et c’est également dans le but de la provoquer, ou, tout au moins, de préparer les esprits à son avènement, que se tient aujourd’hui ce forum.

Que l’on veuille bien croire que le RDU, en vous y conviant, ne cherche pas à engranger un quelconque bénéfice politique de l’initiative présente, heureux seulement si, ce faisant, il aura contribué au dégel de notre scène politique.

Lui-même, dès 1992, puis d’autres après lui, et notamment au sein de l’opposition, ont appelé à la concertation entre tous les partis politiques.

Il nous a paru aujourd’hui opportun d’élargir cette concertation à la presse en particulier et à l’ensemble de la société civile en général, afin de donner un caractère national au débat d’idées et, peut être, d’aboutir à des conclusions consensuelles, susceptibles de promouvoir enfin dans le pays, un climat politique propice à l’éradication des rémanences de l’esprit monolithique et donc à l’approfondissement de notre jeune démocratie par l’enracinement chez nos concitoyens des vraies valeurs de la culture démocratique.

En formulant le vœu que, dès à présent, ces valeurs se trouvent illustrées à travers nos échanges actuels, le RDU, voudrait vous exprimer sa profonde gratitude pour l’honneur que vous lui faites et l’amitié que vous lui manifestez en acceptant de répondre à son invitation.

Je vous remercie.

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