mardi 8 janvier 2013

pour moi... François Mitterrand + 8 Janvier 1996

sera continué et complété ces jours-ci

pour une mémoire de François Mitterrand
+ 8 Janvier 1996






Notre dernier souverain, à ce jour




J’aurai pu écrire ce que je rédige maintenant dès l’annonce de sa mort – une saint-Jean-Baptiste. Je ne l’ai pas fait parce que je n’ai pris cette habitude – rare, heureusement – d’écrire quand quelqu’un de notoire quitte ce versant-ci de la vie éternelle, qu’à partir de la mort de Maurice Couve de Murville qui m’était particulièrement proche parce que ce fut, et de loin, la personnalité politique la plus durablement fréquentée dans ma propre vie : de Janvier 1970 à son décès en Décembre 1999, fréquentation qui n’a pas cessé ensuite puisque j’ai entrepris, de son vivant, d’écrire sa biographie.

Le parallèle vient de me venir alors que je médite sur ce que j’ai vécu avec François Mitterrand et plus encore par lui. Etrangement, c’est approprié, car ma relation de conversations et de correspondance est à peine moins durable qu’avec l’ancien Premier ministre du général de Gaulle : de Juin 1977 à la fin de 1995. Pour des raisons très différentes de celles me liant d’intelligence et d’âme avec l’homme du 18-Juin, François Mitterrand continue de m’habiter. Sans doute parce que son accueil, aussi bien en tant que président de la République que chef de l’opposition avant 1981, et sa fidélité à me lire et à me faire signe, contrastent avec celui de ses trois successeurs, notamment avec François Hollande, élu à gauche et avec ma voix, ce qui ne fut pas le cas – pour moi, du moins – de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy.

De Gaulle, que j’entendais à la radio depuis son retour « aux affaires » et voyais en bandes d’actualités, art de la première partie des séances au cinéma et celui qui devint – avec l’exercice du pouvoir suprême, les fonctions présidentielle, façon Cinquième République – son « adversaire le plus fidèle » [1] m’apparurent pour la première fois à la télévision, presqu’ensemble, au printemps de 1966, aux côtés de ‘mon’ préfet, Vitalis Cros, qui avait été préfet de police à Alger au moment du massacre de la rue d’Isly. Décalage d’âge, de prestations, mais présence. L’homme du second tour de la première de nos élections présidentielles au suffrage direct [2] pas très bien rasé, aux rouflaquettes de cocher, le cheveu rare mais encore la semi-calvitie, fut commenté avec une quasi-haine par mon chef de stage E.N.A. à Blois : le mensonge incarné. Epoque où la Cinquième République en cours  d’adoption par les Français fonctionnait d’une manière inédite en France : le parti unique ou plus exactement le rapport au peuple enlevant aux partis toute légitimité propre qu’ils forment la majorité parlementaire ou entretiennent l’opposition au régime dans toute la vie publique. J’ai écouté avec respect, j’ai appris que cet homme suscitait autant de haine que le Général lui-même dans les milieux dits modérés, voire chrétiens. Ce premier moment, que je n’ai pas alors noté – à vérifier dans mon journal, qui a retenu en revanche deux interventions marquantes du Général puis de Mitterrand en 1967 et en 1968 – était surtout un rythme et un visage, exactement comme le dernier de l’entre-deux-tours de 1981, celui qui « lança » Anne Sinclair. Si je n’ai pas su dire que la gauche, c’est… 1966. Mensonge ! … les dernières assertions de Valéry Giscard d’Estaing, insinuant tout puisque n’ayant plus rien à perdre.

François Mitterrand disparaît à peine apparu dans ma vie, il n’entre pas dans ma réflexion ni dans mes convictions à la fin des années 1960 tandis que je vis une scolarité destructrive à l’Ecole nationale d’administration. Un pamphlet contre cette école, dont il est pourtant issu, celui de Jean-Pierre Chevènement en compagnie de Didier Motchane : l’énarchie, est le premier texte de gauche que je lise. La République moderne, le coup d’Etat permanent, je ne les avais lus et admirés – en même temps que j’apprenais le fil de l’épée, réédité dans les mêmes éditions de poche, et donc assimilais l’extraordinaire auto-portrait anticipant l’homme du 18-Juin et le président-fondateur de la Cinquième République. Mendès France et Mitterrand étaient alors, pour moi, non étiquetés comme la plupart des acteurs politiques d’aujourd’hui : c’étaient des opposants au régime qui sauvait la France, lui rendait prestige et rang, donnait à l’Etat tous ses moyens, ceux de nos besoins contemporains et ceux de nos traditions les plus anciennes (notre Ancien Régime et la proposition capétienne constituent celles-là), inventait une relation entre le peuple et le pouvoir. Ils avaient donc tort mais ils introduisaient de la critique et de la diversité. Ils n’étaient pas considérables. Ils le devinrent – pour moi, mais aussi pour beaucoup de Français, de plus en plus de Français – quand de Gaulle fut congédié principalement par les siens. Le procès en fidélité que j’intentais au successeur : Georges Pompidou, avait comme conclusion logique l’abandon du pouvoir par les épigones et la chance de gouverner laissée à d’autres, aux références certes différentes, en rien le legs du Général. Sympathie pour l’alternance, mais aucune indulgence pour une destruction projetée de nos institutions – celles léguées par de Gaulle – telle que l’explicitait le Programme commun de gouvernement, convenu entre Parti socialiste et Parti communiste. L’analyse que j’en fis, et que publia le journal Le Monde, approuvait presque tout de ce programme sauf sa partie institutionnelle. Pierre Joxe répliqua et fut publié juste au moment où je passais la première épreuve pour l’agrégation de droit public, il m‘y traitait d’amateur ce qui ne m’avantagea pas. Je fus collé – on était en Juin 1972 : le partage du pouvoir présumé, contre-réplique et arbitrage (égalité au score) par le doyen Georges Vedel – mais commençais d’être lu par François Mitterrand : l’élection présidentielle anticipée, qui accepta l’issue que je proposais aux questions posées au président régnant à la veille d’élections législatives, pronostiquées très incertaines pour la majorité sortante. Valéry Giscard d’Estaing en lice au second tour de l’élection pour la succession à Georges Pompidou, voter pour François Mitterrand, donc à gauche, première fois de ma vie civique, coulait de source. J’avais rappelé que le gaullisme est ailleurs que dans ce qui était devenu la droite. J’avais évoqué Maurice Couve de Murville, cette obscure clarté, et Michel Jobert. Sans le savoir, j’allais faire le même chemin vers le chef de l’opposition et vers le futur président de la République. Mon éminent ami, mon mentor depuis son inoubliable exercice à nos Affaires Etrangères, séduisit François Mitterrand par sa liberté de parcours et de pensée. Je crois qu’il en fut de même pour moi dans son esprit, mais à mon rang et selon ma modeste ancienneté. J’ai su par Roland Dumas, bien tard, à l’automne de 1995, que ma prise de parti (les militants contre les députés) en sa faveur en Novembre 1980 quand Michel Rocard faillit, lors du congrès de Metz, lui ravir l’investiture socialiste, m’avait vraiment fait entrer dans ses sentiments.
Quand de Gaulle dut résigner les fonctions présidentielles, puisque le referendum sur la transformation du Sénat et la régionalisation avait été négatif, je tentais de comprendre ce qu’il s’était passé chez les siens, et de discerner qui pourrait gouverner le pays en fidélité aux voies qu’il nous avait ouvertes. Louis Vallon, René Capitant,  Maurice Couve de Murville, Christian Fouchet, Jean-Marcel Jeanneney me reçurent selon une lettre accompagnant un manuscrit sur cette démission. François Mitterrand me reçut sur présentation par son frère, Robert, que je rencontrai dans l’exercice de mes fonctions d’attaché commercial près notre ambassade à Lisbonne. J’avais choisi l’homme de l’avenir. Que l’ensemble des gaullistes, des giscardiens et la plupart des commentateurs dénonçaient comme l’homme des passés, l’homme dépassé, jeu de mots selon la gent politique qui n’a – hors de Gaulle et André Santini – guère ce talent.

Long exhorde, correspondant sans doute au temps réel. Je passais de la conviction – que Jacques Fauvet tout le temps de sa direction du journal Le Monde à partir du moment où je l’avais sollicité (le projet de referendum d’Avril 1972 sur le premier élargissement du Marché commun, initiateur sans doute de toutes les dégénérescences de l’entreprise européenne, dont nous payons maintenant avec usure le prix en toutes monnaies) – à une ambition : influencer le pouvoir sur certains points, les institutions à maintenir, l’indépendance du pays notamment vis-à-vis des Etats-Unis. Je ne pensais, pas plus qu’aujourd’hui, à une place dans l’organigramme de la future présidence. Je voulais une relation personnelle, je l’obtins. Dès cette première conversation – le 17 Juin 1977, au siège alors du Parti socialiste place du du Palais-Bourbon, là où Paul reynaud avait son bureau avant-guerre, peut-être y reçut-il de Gaulle ? – plusieurs évidences se manifestèrent. François Mitterrand écoutait, ce qui est une marque d’estime et de considération, et il parlait avec confiance, sans précaution ni hésitation, clairement, pratiquement, ce qui est aussi une marque d’estime et de considération pour l’interlocuteur. Sans doute, à peu près au même date, reçut-il Laurent Fabius, qui avait été président des étudiants socialistes à Sciences-Po., et l’embaucha-t-il pour la direction de son cabinet, tandis que Lionel Jospin était son accompagnateur en relations extérieures. J’étais donc dans une autre catégorie. Les nationalisations furent évoquées à mon initiative. Michelin mais aussi Renault avaient alors leur gestion de devises, en Suisse : la régie fonctionnait donc comme le parangon de l’entreprise privée familiale, alors pourquoi nationaliser ? Autre évidence, la présence et l’autorité de François Mitterrand, alors dans l’opposition, s’imposaient par l’ancienneté dans la politique, par l’expérience des sujets politiques mais surtout oar la proximité qu’il acceptait, qu’il sollicitait même. L’art du plain-pied avec son interlocuteur. La voix était recto tono. Le physique n’était pas à la fin des années 1970 plus avantageux que dans sa première apparition télévisée – dans ma mémoire de 1966. Je n’étais pas charmé, je me sentais à égalité, c’est-à-dire bien traité et valorisé. Tout me sembla naturel lors de notre seconde conversation, cette fois-là, au dernier étage de la rue de Bièvre, l’ascenseur montant directement pour que la porte s’ouvre dans le bureau-vestibule de Marie-Claire Papegay. L’antre de travail de François Mitterrand était sobrement éclairé par deux fenêtres de comble et surtout par un magnifique portrait-photographie de François Mauriac, dédicacé. Je ne crois pas avoir lu le texte. L’important était la mise en valeur de cette marque, au minimum d’un vif intérêt et d’une relation certaine, reçue du prix Nobel, « fan » ou « groopie » ensuite du général de Gaulle. L’un des thèmes fut l’élection manquée de 1974, une révision des comptes faite semble-t-il en tête-à-tête avec Georges Marchais : près de quarante mille voix d’avance sur Giscard d’Estaing, outre-mer compris mais impossible d’appliquer le Programme commun avec une majorité si fiable et obtenue par contestation d’un résultat officiel. Deux autres conversations, l’une à propos de l’élection partielle – la succession d’Edgar Faure dans le Haut-Doubs – à laquelle je me présentais sans l’aval d’aucun parti alors que j’avais espéré des opposants au président régnant : Valéry Giscard d’Estaing, l’autre, juste après en avoir conféré avec Michel Jobert, me disant comme accessoirement qu’il voyait, lui aussi, le futur président : je plaçais deux appellations qui seront retenues. Le ministère des Relations extérieures, cf. le prince de Bénévent, les commissaires de la République comme à la Libération, comme le 30 Mai 1968, puisqu’il fallait « supprimer » l’institution préfectorale. Jacques Fauvet dont Michel Vauzelle était le gendre depuis peu, pensait que je serai, dans l’équipe élyséenne, chargé des relations avec la presse. Je ne fus rien et le gendre devint quelque chose sans que le nouveau président de la République ait pour autant compris qui était J.F. et comment fonctionnait, sous sa direction le « grand quotidien du soir ». Je vécus gratuitement mais fiévreusement la journée, la soirée du second tour de l’élection présidentielle de 1981. J’avais noué une relation avec Jacques Chirac pour empêcher l’investiture R.P.R. de qui que ce soit à Pontarlier. J’y avais gagné une impression de grande proximité – mais très différente de celle donnée par François Mitterrand – et aussi une soutien financier non négligeable pour alléger le poids de dépenses électorales que j’étais seul à supporter et à acquitter comptant puisque je n’étais crédité d’aucune chance de l’emporter. Ce temps-là de la politique était étrangement chaleureux d’homme à homme, et assassin pour la grande ambition du pouvoir. Comment le président sortant – Valéry Giscard d’Estaing – avait-il suscité, accumulé tant de haines ? je faisais partie de ces détracteurs à tous crins, malgré des entretiens intéressants, francs et même gratifiants avec Jean Serisé, le conseiller politique exclusif à l’Elysée, honnête intellectuellement et croyant au primat de la raison en régime électif, type de naïveté qui – rétrospectivement – caractérise cette tentative mal perçue, mais qui était sincère, de rendre libérale et efficace l’autorité politique en France. De Jacques Chirac et François Mitterrand qui firent cause commune contre lui, Valéry Giscard d’Estaing, était des trois – je le réalisais en étant reçu à plusieurs reprises par lui en 1997-1998 – le plus affectif, le vrai affectif et probablement celui de meilleure volonté. Au nouveau siège du Parti socialiste, désormais 10 rue de Solférino, le futur vainqueur était si loin de toute certitude – on était en Février 1981 – que très impressionné par la dynamique chiraquienne, il redouta quelques jours un second tour n’opposant qu’entre elles les deux droites ! Ce qui me valut une lettre manuscrite, la première en date et anticipant celles dont le président de la République en exercice me gratifiera.

Evoquer la mémoire de François Mitterrand – l’évoquer selon moi, subjectivement, sans tenir compte ce qui ne m’a pas été difficile de son vivant et l’est encore moins depuis sa mort malgré la publication de tant de confidences, journaux et « révélations » – sera, pour continuer de l’écrire, de deux encres. Celle de la relation personnelle, quoique je n’ai jamais fait partie ni de l’équipe ni d’aucun cercle du Président, et celle d’un constat, comment la France fut incarnée, comment le pays fut gouverné, comment la Cinquième République s’inventa, pas tant la « cohabitation » qui n’a jamais été une théorie ou un concept pour François Mitterrand, au contraire d’Edouard Balladur les donnant à Jacques Chirac, pour une suite que la suite montra toute personnelle…

  



[1] - le mot, si juste, est d’un ancien conseiller judiciaire de Valéry Giscard d’Estaing, dont le nom me manque ce soir : conversation avec lui à Fischbachau, séminaire du ministère de la Justice bavarois pour les hauts-fonctionnaires francophones du Lan de Bavière

[2] - l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte a longtemps constitué, ainsi que ses trois plébiscites, l’argumentaire contre l’instauration de la démocratie directe chez nous

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