Chose promise, chose due. Comme je l’annonçais l’autre jour, j’ai rencontré mon
cousin Jemal à Abidjan et il a accepté de répondre à quelques questions. C’est
une interview A.O.C. Ce genre d’interview, dont l’Appellation est d’Origine
Contrôlée, comme celle d’Ahmed Ould Cheikh à l'inquisitrice Irabiha,
consiste à ne pas mettre en difficulté l’interlocuteur ou le client, c’est
selon…
Il faut se contenter de poser les questions qui ne fâchent pas
vraiment à la différence qu’il n’y a pas aujourd’hui de silence criminel pour
soutenir une corde qui réclame un pendu, fût-il innocent...
1- Chezvlane : Jemal Ould Yessa, vous avez été
connu, d’abord par vos écrits et votre engagement contre ce que vous appelez
« la domination ou l’hégémonie ethno-tribale ». Depuis la fin des
années 1980, vous ne cessez de dénoncer, pêle-mêle, le racisme contre les
communautés noires, l’esclavage, l’impunité et la privatisation de l’Etat par
des clans qui se partagent le pouvoir, à tour de putsch, parfois « de
manière rotative » (l’expression est de vous). Vous ne cessez de prédire
l’effondrement de ce système mais aussi
la dislocation de la Mauritanie.
Ai-je bien résumé votre parcours ?
Jemal : Plus ou moins….
2- Chezvlane : Alors, qui êtes-vous ? Un
provocateur professionnel, un éternel adolescent en politique, un opposant
aigri ?
Jemal : Je me définirai par le terme
« lanceur d’alerte », hélas pas plus écouté que Cassandre. La
provocation, l’aigreur et l’adolescence relèvent de l’appréciation relative et
variable ; peut-être qu’il y a, en chacun d’entre nous, un peu de tels
défauts. Chez nous, l’art de gouverner se confond avec la feinte, la triche sur
temps, bref l’évitement des ruptures sans lesquelles aucune société de ce
bas-monde n’évolue. Nos intellectuels organiques excellent dans la
justification du fait accompli et s’ingénient à se concilier les bonnes grâces
du Prince ou, celles, moins rentables, de la rue. Sur les problématiques de
l’esclavage et du racisme que vous citez en exemple plus haut, tout a été
dit ; le diagnostic est établi. Les solutions, prévisibles et de bon sens
ne font défaut : parler, comprendre, rendre justice. A part l’amorce
durant l’intermède du très prudent Sidi Ould Cheikh Abdellahi, nous sommes vite
retombés dans l’occultation, le déni, associés au bricolage d’arrangements
ponctuels. Et revoici la Mauritanie, de retour dans la rubrique des détenus
d’opinion et de conscience : Mohamed Ould Mkhaitir, Birame Dah Abeid et
ses co-accusés, Djiby Sow et d’autres dont l’état de santé autorise quelque
crainte..
3-Chezvlane: A propos d’esclavage, quels
sont, d’après-vous, les signes d’un début de « normalisation » ?
Jemal : Quand les descendants d’esclaves
épouseront les filles d’anciens maîtres, sans susciter le scandale, nous
aurions franchi un pas décisif dans l’égalité. Je choisis cet exemple, pour
souligner la dimension symbolique du défi.
4. Chezvlane : Votre pessimisme habituel sur
l’avenir de la Mauritanie, le maintenez-vous ?
Jemal : Il ne s’agit pas de pessimisme mais de
lucidité. Oui, je le maintiens, dans les termes que j’exprimais en 2006, à la
faveur d’une tribune dans le journal sénégalais Sud Quotidien, sous le titre
fantaisiste « sur la dune un peuple averti ne vaut rien ».
5.Chezvlane : L’article paraît bien
prémonitoire mais n’est-ce pas une qualité un peu étrange chez un descendant de
guerrier ?
Jemal : Oh, peu importe l’auteur et ses
déterminismes ; l’essentiel est dans la détérioration constante des
équilibres écologiques et sociaux du pays. Et, encore, 2006 ne nous n’étions
assez instruits de la menace jihadiste.
6. Chezvlane : Oui, l’on sent que le sujet
vous obsède….
Jemal : Oui, je vous le concède…
7. Chezvlane : Pourquoi ?
Jemal : Le wahhabisme, alimenté par l’argent
des pétromonarchies du Golfe, s’est implanté en Mauritanie, depuis la fin des
années 1970 ; la majorité de nos notables religieux sont devenus les
agents propagateurs de cette idéologie du pouvoir, certains par conviction,
d’autres - sans doute la plupart - en toute vénalité ; le salafisme constitue l’étape ultime vers l’achèvement de
l’islamisme politique. A présent, la société mauritanienne est parvenue à un
stade de maturation où le passage à l’acte jihadiste connaîtra un essor sans
précédent et s’exportera vers le voisinage immédiat.
8. Chezvlane : Pourtant, les autorités
mauritaniennes multiplient les initiatives pour sauver l’Islam de la paix et en
favoriser l’audience par les jeunes…
Jemal : Trop tard, le dégât, irréversible, est
fait. A force de surenchère avec les islamistes sur le terrain de la répression
et de l’intolérance, les pouvoirs publics ont participé à la dissémination du
wahhabisme, au détriment des confréries soufies, davantage tournées vers la
spiritualité ; à ce jeu-là, les barbus gagnent toujours. L’original
déclasse la copie. Au lieu de distiller des valeurs de civisme séculier et de
cultiver la résistance à l’obscurantisme, les gouvernements successifs, par
facilité, paresse, populisme ou négligence, ont finalement abdiqué la vertu
cardinale dans l’art de gouverner : ils sont cessé de prévoir,
d’anticiper, d’observer au-delà du lendemain. Nous le payerons, tous, cher,
très cher, à l’image du Mali, du Nigéria ou du Niger.
9. Chezvlane : Mais notre contexte est
différent des situations que vous citez…
Jemal : En quoi ? Croyez-vous que
nous n’avons pas nos Daesh et nos Boko Haram ? Ils sont là, de moins en
moins tapis à l’ombre des mosquées. Ils agissent au grand jour, menacent ici,
excommunient là, interdisent ceci, défendent cela, de plus en plus prompts à
l’appel au meurtre, contre des civils sans défense ; leur incitation
constante à la haine relève, à présent, de la vulgate. Ils violent la loi
mauritanienne sans répit mais nul ne s’avise de les interpeler en conséquence,
parce que l’environnement ne possède plus les facultés de distinction entre
religion et dogmatisme. Parmi le bloc historique, c’est-à-dire l’ensemble
arabo-berbère, le rapport des forces ultérieur à la guerre de Charr Bebbe s’est
inversé. Aujourd’hui et sans l’effet d’aucun engagement militaire, la
perspective d’un Etat théocratique est à portée des successeurs de Nasr Eddine.
Le jihadisme mauritanien constitue le bras armé de cette revanche sur
l’histoire, dans un contexte international bien plus favorable qu’au 17 ème
siècle. A moins d’une guerre civile ou d’un putsch de
« rectification » à l’égyptienne, la Mauritanie est en train de
parfaire son statut de potentielle Talibanie
sur le Continent.
10. Chezvlane : Quelles preuves de ce que vous
avancez ?
Jemal : Ouvrez les yeux ou sortez un peu plus
souvent du pays et prenez de la distance. Observez la saturation de l’espace public
par l’obscurantisme, la manie du Takfir, regardez l’effritement de l’esthétique
et des référents fondateurs de la Mauritanie, au profit du rigorisme wahhabite.
Même dans notre mode de consommation urbain, notre rapport à la vie, à
l’habilement, aux distractions, nous ne cessons de copier le Machrek, gommant
ainsi notre identité de peuple mulâtre, produit de brassages millénaires,
héritier des empires du Sahara et du Sahel. Autre exemple, considérez, je vous
prie, l’impossibilité d’organiser un défilé de mode ou un concours de danse
traditionnelle. A chacun de ces projets, l’on vous objectera l’indécence
d’exposer ainsi les hommes à la tentation du corps féminin. Plus personne n’ose
s’élever contre la menace physique, à l’exception de quelques rares militantes
des Droits de l’Homme ; je tiens, à nommer, ici, Mekfoula Mint Brahim,
Aminetou Mint El Moctar et Fatimata Mbaye. Des associations de promotion
citoyenne et une nouvelle génération de jeunes activistes arabophones
maintiennent encore la flamme de la résistance. L’affaire Ould Mkheitir et les
manifestations qui l’ont accompagnée et suivie ont démontré combien l’Etat
mauritanien s’est piégé dans sa concurrence au zèle islamiste. Vous avez vu et
entendu des hommes de foi, exciter le peuple à la destruction, un individu
s’est permis de promettre une prime à qui assassinerait
l’ « apostat », des foules, hors de tout contrôle, ont intimidé
des avocats, menacé de mort des journalistes, des militants de la dignité
humaine. Des biens furent pillés ou détruits, de jour, sans qu’aucun auteur ou
commanditaire n’en répondît devant la justice.
11. Chezvlane : Justement, au sujet de Ould
Mkheitir, que pensez-vous de sa condamnation à mort ?
Jemal : J’en ai honte, pour la Mauritanie et
les mauritaniens, comme je déplore le silence retentissant de mes compatriotes
intéressés à la chose publique. Je n’ose parler
d’ « intellectuels ». Qu’il me soit permis, ici, de rendre
hommage à quelques auteurs de tribunes rares en faveur du prévenu. Parmi eux,
je retiens l’excellente contribution de Abdul Lo Gourmo. Les personnalités
politiques – hormis une infime minorité dont Moustapha Ould Abeiderrahmane - se
sont aplaties devant le chantage wahhabo-salafiste.
12. Chezvlane : Comment expliquez-vous ce
mutisme et cette résignation ?
Jemal : Nous avons assisté à une série de
présumées profanations du Coran, jamais élucidées mais qui se sont conclues par
une tentative de prise de pouvoir, de type insurrectionnel, dans les jardins de
la Présidence. Depuis, je n’ai lu d’analyse critique, ni de bilan, susceptible
de rendre, à l’évènement, toute sa portée prédictive. Comme d’habitude, l’on
est passé à une autre intrigue, entretenant une longue jurisprudence d’amnésie
et d’impunité. Pourtant, il y avait de quoi s’inquiéter pour l’avenir commun et
prendre le temps de suggérer un nouveau consensus. Au lieu de discuter, de se
confronter à la question du rapport de la religion et de l’Etat, l’on se
contenta de tourner la page, incapables d’en tirer les leçons. Voilà, dans le
domaine politique, l’improvisation et le dilettantisme coûtent un intérêt
exorbitant, autant la créance est différée.
13. Quel jugement portez-vous sur la
méthode ?
Jemal : Oui, il fallait « préserver
l’ordre public », au prix d’une banalisation de la violence religieuse.
L’audace des apprentis jihadistes n’en a qu’augmenté. Cette succession de
déroutes et de lâchetés vient nourrir les exactions de demain. C’est juste une question de temps. Pour
l’instant, vous pouvez tout commettre, en Mauritanie, y compris régler des
comptes très temporels, tant que vous prétendez agir pour le triomphe de la
foi.
14. Chezvlane : Ce que vous décrivez, est-il
si nouveau que cela ?
Jemal : Nous étions des musulmans paisibles et
aptes au bonheur, avant qu’une junte militaire ne nous impose sa Charia, une
réforme du code pénal de pure hypocrisie, désormais en vigueur mais
inapplicable, malgré le bref
apprentissage, sur des cobayes noirs, de la peine de mort et des mains
tranchées.
Dois-je vous rappeler ce que notre pays
était ? Une terre de contrastes, de diversité, certes cultivée à la sueur
des esclaves mais, jamais, une théocratie ne s’y enracina dans la durée, des
Almoravides à El Hadj Omar Tall. J’ai vécu mon enfance nomade dans un campement
où l’on appelait à la prière tandis qu’à proximité, quelques tentes plus loin,
le voisinage s’adonnait à une noce bruyante, au son de l’Ardine, de la Tidinit
et du Tbol. Les plus pieux se retiraient de la fête pour se prosterner vers la
Mecque ; les autres dansaient encore, chantaient et riaient. Il n’a jamais
été question d’interroger leur foi, encore moins de les soumettre à un
châtiment. Chacun allait, dans la vie, avec son propre fardeau, ses joies et
espérances. Et dans la Mauritanie des mollahs, la presse fit écho, en 2011
ou 2012, d’une cérémonie salafiste où des griots, sous la menace de rôtir
dans les flammes éternelles, acceptèrent de se repentir, de leur métier, en
public. Est-ce que vous soupçonnez seulement, l’énormité du pas ainsi franchi
sur la voie de la déculturation et de la dissolution du patrimoine artistique,
donc de la mémoire ?!! Les griots sont l’âme de la Mauritanie ; aussi
fallait-il piétiner celle-ci, pour mieux déraciner, en chacun de nous, la
moindre velléité de résistance, sur le chemin des philistins, vers la conquête
du pouvoir. Le fanatisme, avant de recruter ses poseurs de bombes, se
doit d’aplanir le terrain culturel, de l’appauvrir de toute aptitude à se
souvenir, rire et oser. Les lecteurs de Georges Orwell imaginent l’angoissante
perspective.
15. Chezvlane : Vous avez milité pour la
participation des islamistes au jeu électoral…un regret ?
Jemal : Non, aucunement ! Il y a des
démocrates parmi eux et des personnes de valeur. Après tout, le pluralisme
comporte sa part de risque ; le peuple a le droit de choisir le pire…et
d’en assumer les implications.
16. Chezvlane : Après des années d’asile en
France, vous avez été amnistié en 2005 au lendemain du coup d’Etat contre Ould
Taya. Qu’est-ce qui vous empêche de mettre un terme définitif à votre
exil et peut-être d’envisager une charge élective?
Jemal : Je ne suis plus réfugié politique mais
fonctionnaire international. A ce titre, je rentre en Mauritanie quand les
impératifs professionnels me le permettent. Si vous m’exhortez à quitter mon
travail actuel pour m’installer au pays, je crains de devoir vous décevoir. Les
conditions d’une vie digne varient d’une personne à l’autre. Les miennes,
pourtant peu exigeantes, n’y sont encore garanties. Me présenter à une élection
en Mauritanie ? Voyons, ne jouez pas au naïf ! Vous savez bien que
certaines convictions ne prédisposent pas au suffrage.
17. Chezvlane : Alors, est-ce à dire que vous
resterez en marge du pouvoir ?
Jemal : Et alors, ce ne serait pas la fin du
monde, ni même un motif de pleur. Peut-être oui, peut-être non ;
parlementaire, conseiller, ministre ne sont-ce pas, là, des titres bien
dévalués en Mauritanie ? S’il faut les acquérir par le biais d’un
renoncement, le galon vaut-il la courbette ? Je crois que non.
18. Chezvlane : Donc vous préférez gratter le
papier d’une organisation internationale plutôt que de vous salir les mains en
servant votre pays ?
Jemal : Oui, de toute évidence. Est-ce un
grief aussi monstrueux ?
19. Chezvlane : Non, non, respectons les
règles de l’entretien. Les questions me reviennent.
Jemal : Vous n’avez qu’à ignorer certaines
réponses.
20. Chezvlane : Bon, revenons au fond.
Jusqu’ici, vous ne formulez aucune critique à l’endroit du Président Aziz, vous
ne dites rien du dialogue entre l’opposition et le pouvoir?
Jemal : Je suis astreint à une obligation de
réserve. Le contrat que j’ai signé avec mon employeur me défend d’émettre une
opinion partisane sur la gestion de mon pays. Je n’entends y déroger et ajoute,
tout de même, que votre interrogation me laisse perplexe, au regard des thèmes
abordés plus hauts. Le sujet que vous soulevez me semble bien secondaire.
21. Chezvlane : Et si le Chef de l’Etat vous
appelait à de hautes fonctions, avec la marge de manœuvre suffisante ?
Jemal : Très peu probable mais non, merci, je
ne suis pas preneur. Votre « marge de manœuvre » me fait doucement
sourire.
22. Chezvlane : Une dernière question, plus
personnelle, quel métier auriez-vous aimé exercer ?
Jemal : Plusieurs me viennent à
l’esprit : garde-forestier par passion des arbres, meneur d’une révolte
d’esclaves, redresseur de tort raciste, forgeron-orfèvre de talent, chanteur et
musicien.
23. Chezvlane : Encore une, êtes-vous
conscient que cette réponse peut
choquer ?
Jemal : Oui, sans doute et tant pis ;
après tout, je reste un homme libre, tant que Dieu me prête vie.
24. Chezvlane : Merci d'avoir accepté ce
premier entretien après des années de silence
Jemal
: C’est moi qui vous remercie.
Publié il y a 13 hours ago par vlane.a.o.s.a
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