lundi 13 août 2012 http ://haratine.blogspot.fr
Les héritages de l'esclavage dans la société haalpulaar de Mauritanie
Olivier Leservoisier
Cet article dresse un tableau des différentes discriminations et des résistances liées à l'esclavage dans la société haalpulaar de Mauritanie. Loin des dérives idéologiques et passionnelles qui agitent dans ce pays les débats sur le sujet, l'objectif ici est de tenter de restituer la diversité des situations sociales actuelles, afin de rendre compte des recompositions sociales et politiques en cours. Dans cette perspective, l'analyse des héritages de l'esclavage en milieu haalpulaar vise moins à proposer un recensement des inégalités vécues qu'à interroger les processus de différenciation et d'émancipation sociale, afin de mieux saisir les enjeux actuels autour de la reproduction d'un ordre hiérarchique.
Scènes de discriminations et résistances
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L'adoption par les députés mauritaniens, le 8 août 2007, d'une loi réprimant les pratiques esclavagistes est venue rappeler l'actualité de la question de l'esclavage en Mauritanie, plus de vingt-cinq ans après sa dernière abolition officielle dans le pays1. Si cette loi peut être interprétée comme le signe de la persistance de "formes extrêmes de dépendance"2, elle doit être également perçue comme une étape supplémentaire dans le processus d'émancipation des descendants d'esclaves, mais aussi comme le résultat d'une instrumentalisation de la question de l'esclavage liée au contexte de démocratisation de ces dernières années3. La promulgation de cette nouvelle loi anti-esclavagiste ne doit donc pas nous conduire à regarder uniquement avec les lunettes d'hier les situations sociales actuelles, sous peine de passer à côté des dynamiques sociales en cours et des usages politiques qui peuvent être faits de cette question. L'enjeu est de taille tant il est vrai que l'esclavage est souvent abordé de manière passionnelle et idéologique dans un pays qui est régulièrement dénoncé par les organismes de défense des droits de l'homme (ONG SOS esclavage, Anti Slavery International de Londres) et les médias internationaux, pour l'existence de pratiques esclavagistes. Dans ce contexte, les débats tournent souvent court et échappent rarement à trois écueils. Le premier, bien connu des sciences sociales lorsqu'il s'agit d'aborder des sujets sensibles (Passeron, 1991), est celui du "misérabilisme" qui tend à ne décrire les "esclaves" que comme de simples victimes passives à défendre. Cette dérive est particulièrement présente dans les discours des ONG de défense des droits de l'homme qui dénoncent inlassablement «l'asservissement d'êtres humains» en Mauritanie (Messaoud, 2001 : 292). Si ces ONG sont certes dans leur rôle en condamnant les exactions commises contre les descendants d'esclaves, il reste que l'on peut mettre en question l'univocité d'un discours qui ne relate que les faits les plus extrêmes de dépendance. Sans mettre en doute ici les cas d'asservissement que ces ONG recensent, il s'agit néanmoins de plaider pour une meilleure prise en compte de la diversité et de la complexité dessituations relatives à l'esclavage, afin de dépasser une vision partielle indifférente aux renégociations et recompositions sociales en cours.
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Le deuxième écueil, lui aussi bien connu de nos disciplines, est celui du 'populisme' qui, à l'inverse du misérabilisme, se focalise avec excès sur le pouvoir des 'esclaves' de résister à leur domination. Cette approche revient ainsi à faire de toute personne de statut servile un contestataire, donnant de la société une image plus conflictuelle qu'elle ne l'est en réalité. Elle tend, par ailleurs, à surestimer l'autonomie des groupes subordonnés, négligeant de fait les contraintes et les contradictions dans lesquelles sont prises les sujets.
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Enfin, le troisième écueil, plus spécifique à la Mauritanie et qui contribue à son tour à crisper et simplifier les débats, est celui qui consiste à ne parler de l'esclavage qu'en référence à la société maure. Il est ainsi frappant que cette question, tant sur un plan international (organismes internationaux, médias) que dans le domaine de la recherche4, ne soit appréhendée qu'à travers la société maure, risquant ainsi de conforter certaines visions réductrices faisant de ce phénomène une simple opposition raciale 'Arabes contre Noirs'. Or, c'est oublier que les formes de servitude sont également bien présentes dans les sociétés négro-africaines5 de la vallée du fleuve Sénégal et plus largement sur l'ensemble du continent (Meillassoux, 1975 ; Miers et Kopytoff, 1977).
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C'est en tentant d'éviter les biais du misérabilisme et du populisme, et de dépasser une lecture raciale de l'esclavage en Mauritanie, que je souhaiterais ici interroger les héritages de l'esclavage en milieu haalpulaar. La présentation simultanée des différentes formes de discriminations auxquelles sont confrontés les descendants d'« esclaves » maccuɓe de la société haalpulaar, et des résistances qu'elles engendrent, aura pour objectif de mieux saisir les enjeux autour de la reproduction d'un ordre hiérarchique qui, à l'instar de nombreuses autres sociétés en Afrique de l'ouest, se répartit en trois ordres : les « nobles » rimɓe, les « groupes professionnels » neenyɓe et les « esclaves » maccuɓe6. Loin de croire que les catégories sociales d'« esclave » et de « noble »7 sont identiques d'une époque à une autre, l'objectif sera, au contraire, de montrer comment elles sont soumises à de perpétuelles renégociations et en quoi, elles sont toujours "l'effet de distinctions réciproques à l'intérieur de configurations historiques successives et imbriquées" (De Certeau, 1990 : 198). Partant de ce constat, la présentation de différentes scènes de discriminations et des résistances qui les accompagnent visera moins à s'en tenir à une simple description des situations inégalitaires, qu'à analyser les processus de différenciation sociale et d'émancipation, afin de rendre compte des recompositions sociales et politiques en cours8. Dans cette perspective, il s'agira notamment de mesurer toute l'importance de l'enjeu du franchissement des frontières sociales aujourd'hui.
La prégnance des stéréotypes
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L'un des principaux griefs exposés spontanément par les « esclaves » maccuɓe, lors des conversations, est de dénoncer les stéréotypes que développent à leur encontre les groupes nobles. A l'instar de nombreuses autres sociétés, l'esclave est en effet décrit en milieu haalpulaar comme « celui qui n'a pas de vertu ni pudeur » senteene et qui se distingue par ses gestes et son apparence physique (mains rugueuses, nuque large, forte corpulence...). Autant de caractéristiques qui s'opposent aux valeurs des nobles fondées sur le « sens de l'honneur et la maîtrise des émotions » pulaaku. Ces stéréotypes conduisent ainsi à naturaliser les différences sociales et culturelles existantes entre les esclaves et les nobles, créant un préjugé biologique qui reste un obstacle majeur à l'émancipation des descendants d'esclaves.
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Ce préjugé se fonde en grande partie sur le fait que les esclaves sont perçus comme des étrangers, qui ont été à l'origine arrachés à leur groupe d'appartenance. Dans la société haalpulaar, ce stigmate d'une désocialisation originelle (Meillassoux, 1986) est clairement exprimé dans les termes qui étaient utilisés dans un passé encore récent pour désigner les « esclaves ». Ces derniers pouvaient ainsi être qualifiés d'« isolés » wajjuɓe ou d'« égarés » majjuɓe, appellation que Y. Wane (1969 : 67) a traduite sous une forme lyrique par «hommes égarés qui ne trouvent plus leur chemin».
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Si les stéréotypes entretiennent donc la croyance en l'existence de deux groupes distincts entre les esclaves et les autres membres de la société, ils ont également un rôle politique évident, en maintenant des lignes de démarcation entre les groupes qui justifient certaines fonctions des esclaves dans des activités perçues comme dévalorisantes dans la société. Il en est ainsi des activités liées à la mort (toilette mortuaire), ou des tâches accomplies lors des cérémonies rituelles (baptêmes, mariages) 9. Les « esclaves » ont en effet la pénible charge avec les membres des groupes professionnels d'effectuer toute une série de travaux : apporter du bois, puiser l'eau, égorger les bêtes, piler le mil, cuisiner, étaler les nattes, servir, débarrasser, balayer, laver les plats.. Ces spécialisations dans des tâches dégradantes rappellent les réflexions de M. Douglas (1992) sur la notion de 'souillure', lorsqu'elle indiquait qu'elle est une puissante ressource politique, dans la mesure où elle contribue à la constitution d'un ordre symbolique, procédant par des exclusions et des inclusions. 8. Il reste que, aujourd'hui, les « esclaves » issus des jeunes générations remettent de plus en plus en cause les tâches qui leur sont traditionnellement dévolues lors des cérémonies et n'hésitent plus à revendiquer une réciprocité et un partage équitable du travail entre les groupes sociaux. De même sont-ils loin d'accepter passivement les stéréotypes dont ils sont la cible. L'un des intérêts d'étudier les groupes serviles pour eux-mêmes est précisément de voir comment ceux-ci ont une définition bien différente de celle que peuvent avoir les nobles. Ainsi, se définissent-ils en mettant en avant les valeurs d'« entraide » ballotiral, de « courage » caasal, d'« endurance » ti??o, du « travail » liggey, mais aussi d'« honneur » teddungal et de « discrétion » sirru. De même contestent-ils l'idée de ne pas avoir de pulaaku, en faisant valoir « qu'on est digne par les actes et non par le nom »10 Mais il est également intéressant de constater comment à travers des dictons et des proverbes qui leur sont propres, ils retournent certains stéréotypes pour railler les « nobles » rimɓe (Leservoisier, 2005a). Ce regard ironique porté sur les membres des catégories sociales nobles, confirme ainsi que, si ces derniers ont une vision bien arrêtée sur les « esclaves », ceux-ci ont à leur tour une vision à leur opposer.
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Aujourd'hui, les stéréotypes ne sont plus formulés ouvertement devant les personnes, comme cela pouvait être encore le cas, il y a quelques années. Certaines formules utilisées autrefois par les maîtres étaient des plus explicites. Ainsi, pour flatter un esclave qui avait bien agi, il était fréquent de lui dire : « Toi tu n'es pas celui qui apporte le fagot de bois et qui passe la nuit dans l'obscurité »11 Wonaa teena walaa e niɓɓuru, ou de déclarer : « il n'est pas celui que l'on bouscule et qui tombe sur les excréments des animaux » Dunyee depipoo e coowondiri. Ces formules en disent long sur les discriminations car les maîtres, tout en cherchant à revaloriser leurs esclaves, dénigraient ici un statut servile qui était celui de leurs protégés, rappelant ainsi à ces derniers leur condition marginale. Les préjugés négatifs pouvaient également être diffusés à travers les sobriquets que les maîtres donnaient habituellement aux esclaves : « le poulailler » ngunu , « la route » lawol, le nom désignant « la couche de nyiiri, 'mil' qui reste attachée au fond de la marmite » bakke... Ces surnoms sont encore employés entre les nobles pour désigner telle ou telle personne.
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Si les préjugés ne sont plus exprimés publiquement, ils peuvent donc l'être, en revanche, dans la sphère privée. Ils demeurent, par ailleurs, omniprésents dans les consciences et parviennent à se perpétuer à travers les non-dits, qui occupent une place de plus en plus grande dans les rapports entre les jeunes générations appartenant à des ordres sociaux différents. Ces non-dits transparaissent notamment dans les « euphémismes » coowooje et les phrases allusives auxquelles les individus ont fréquemment recours pour rappeler ou indiquer les origines sociales d'une personne. Dans son livre La fièvre de la terre, Aboubacry Moussa Lam (1990 : 15) donne un parfait exemple de ce procédé. Ainsi, la protagoniste de son roman, plutôt que d'interroger directement celui qu'elle aime sur son appartenance sociale, préfère lui demander par une formulation détournée quelle est la couleur de son boubou.
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Cependant, quels que soient les subterfuges et la retenue des personnes, les « esclaves » ne se font aucune illusion sur ce que les « nobles » pensent d'eux. Ce sentiment se traduit ainsi souvent par des stratégies d'évitement et par un repli sur soi qui expliquent notamment pourquoi les jeunes générations sont plus distantes entre elles que ne l'étaient les générations précédentes : Je préfère rester avec les miens. Lorsque je vais chez l'un de chez nous rendre une visite, je sais que quand je vais m'en aller, on ne va pas se moquer de moi. Alors que si je vais chez les rimɓe, il y aura toujours le risque qu'on parle derrière mon dos, après mon départ. Il y a le risque qu'on dise qu'il est venu manger, pour prendre sa bouillie (gosi).12
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Cette distance est entretenue par les discriminations matrimoniales qui demeurent un enjeu classique de la reproduction des catégories sociales.
L'enjeu matrimonial
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Les discriminations matrimoniales se résument principalement à la non-réciprocité des alliances entre les « nobles » rimɓe et les « esclaves » maccuɓe. Celle-ci se traduit par la possibilité pour les premiers de prendre des femmes chez les seconds, alors que l'inverse est en principe impossible en raison de l'interdiction d'alliances hypogamiques faites aux femmes nobles13.
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Selon les règles de l'Islam, la femme servile est en effet une « concubine » taara et une épouse potentielle pour les nobles14. Ces alliances, relativement fréquentes, assuraient aux femmes une évolution de leur statut, car en mettant au monde des enfants reconnus par leurs maîtres, elles étaient automatiquement affranchies (affranchissement par le ventre). Outre les liens affectifs réels qui pouvaient exister entre les personnes, le choix d'épouser une esclave renvoyait souvent aux stéréotypes "positifs"15sur la fécondité de la femme servile : « Sexuellement, les relations avec une esclave sont dites être bénéfiques16 ».
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Conformément à la règle de filiation patrilinéaire, les enfants issus de ces mariages mixtes héritent du statut social de leur père et ont en principe la réputation de réussir dans la vie. Cependant , dans les faits, les situations sont beaucoup plus contrastées et l'origine servile de la mère peut être rappelée à tout moment pour rabaisser les personnes ou évincer un adversaire politique. Par ailleurs, selon les cas recueillis, il ressort que les filles, nées de ces unions mixtes, rencontrent plus de difficultés que les garçons à se marier avec des nobles car le stigmate originel de la servitude paraît les toucher davantage. Bien que la mère ait été affranchie et que les enfants aient tous hérité du statut noble de leur père, les filles restent en effet dans les représentations collectives prioritairement suspectées de transmettre une part de leur origine servile à leurs propres enfants, en raison du principe selon lequel le statut de servilité se transmet par la mère. En revanche, les garçons peuvent épouser des femmes de haut rang sans susciter les mêmes craintes car la noblesse des enfants ne pourra pas, ici, être mis en doute du côté maternel.
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Néanmoins, qu'ils soient filles ou garçons, les enfants issus d'une union entre une mère d'origine servile et un père noble ont tendance, en règle générale, à prendre leur distance avec leurs parents maternels. Cette attitude est celle que l'on observe dans les relations entre les belles familles. Dans certains cas, comme chez les Peuls du Fuuta Jalon en Guinée, les parents du mari peuvent aller jusqu'à employer à l'égard de leurs beaux-parents maternels des termes d'adresse différents (oncle à la place de papa) de ceux qui sont d'usage entre parents nobles (Botte, 1993).
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Ces situations montrent que si les femmes serviles connaissent une certaine promotion sociale en épousant des nobles, elles n'en demeurent pas moins marquées par certaines discriminations liées à leur origine. Par ailleurs, bien qu'affranchies, elles n'ont pas le droit aux louanges comme les autres femmes nobles et n'ont souvent pas la même place qu'elles au sein de la « concession » galle de leur mari.
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Les « nobles » rimɓe ne les traitent pas comme les autres. Il y a quelques années à Kaédi, un « guerrier » ceddo qui avait deux femmes a pris comme troisième épouse une « esclave » kordo de notre quartier. Il l'a mariée et elle est devenue affranchie. Elle n'avait pas de tour comme les autres coépouses. Le « guerrier » la visitait quand il le souhaitait. Les coépouses voulaient (en raison de jalousie ?) qu'elle ait un tour comme elles. Il y a eu des discussions. Le « guerrier » est allé consulter un marabout qui lui a dit qu'il fallait lui donner un tour17.
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Ces différences de traitement vécues par les femmes d'origine servile viennent ainsi accentuer le mécontentement des hommes qui condamnent, par ailleurs, l'absence de réciprocité des alliances en dépit de l'abolition de l'esclavage. On mesure ici les limites de l'affranchissement car l'affranchi -qu'il s'agisse de la femme mariée ou d'un homme - ne devient pas pour autant un « noble » dimo au sens statutaire du terme. Par le passé, lorsque l'esclavage était largement répandu, les affranchis18 de la société, qui ne voulaient pas épouser des esclaves de crainte de voir leurs enfants le devenir et qui n'avaient pas le droit aux femmes nobles, avaient ainsi la réputation de ne pas pouvoir se marier facilement, comme le rappelle le proverbe pulaar : « L'affranchi se marie difficilement » Daccanaa?o alla weeɓaaka a dewgal.
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Face à cette absence de réciprocité des mariages, il est intéressant de constater - hormis l'explication de la règle obligeant la femme à épouser un homme de statut égal ou supérieur au sien - que non seulement les stéréotypes 'positifs' sur la fécondité des femmes serviles ne s'appliquent pas aux hommes mais, qu'en outre, l'alliance avec un esclave est jugée risquée. Dans les sociétés peules du Fuuta Jalon (Botte, 1993) et du Bénin (Hardung, 1997), les anciens maîtres craignent ainsi de voir l'ancien esclave profiter de cette alliance pour se venger d'une domination antérieure. Ces craintes contribuent à expliquer l'échec de nombreux projets d'alliances entre des « esclaves » et des femmes nobles19. L'hostilité radicale des parents de la femme à ces mariages témoigne à la fois des limites des discours de certains énobles » sur la prétendue parenté avec leurs anciens esclaves20 (« ils font partie de la famille ») et de la réaffirmation des distinctions statutaires, lorsque la question du franchissement des frontières sociales est clairement posée.
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Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que les quelques rares mariages entre des esclaves et des femmes « nobles » - observés essentiellement parmi les jeunes générations - aient été réalisés sans le consentement de la famille de l'épouse. L'expérience vécue par Amadou résume à elle seule les principaux problèmes posés par ce type d'union.
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Amadou est infirmier vétérinaire à Kaédi. Il a connu sa femme de statut maraboutique sur son lieu de travail. N'ayant pas obtenu l'autorisation des parents de sa femme de l'épouser, il a décidé de « forcer » le mariage, après s'être assuré de l'accord d'un cadi pour reconnaître l'union. Au moment du mariage, la mère de la mariée a refusé d'organiser chez elle une cérémonie pour rassembler les cotisations prévues pour le départ de sa fille. Le jour de la célébration du mariage chez Amadou, la belle-famille s'est contentée d'envoyer quelques présents par l'intermédiaire d'une cousine, mais peu de choses en comparaison de ce qui se fait habituellement lors de mariages entre familles nobles.
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Malgré les années écoulées, les rapports entre Amadou et sa belle-famille restent des plus distants. Celui-ci se plaint notamment que ses « beaux-parents » esiraaɓe ne lui rappellent leurs liens de parenté que dans certaines circonstances. « Certains rappellent notre relation de parenté seulement lorsqu'ils ont besoin de moi, pour me demander un service. Dans ce cas, ils me salueront en me disant bonjour beau-fils. En revanche, lorsqu'ils n'ont pas besoin de moi, si je les croise, ils ne m'appelleront pas ainsi ».
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Ces rapports tendus se traduisent également par sa crainte de voir sa fille partir visiter ses grands-parents maternels dans le village de Bélinabe. Il n'autorise ainsi son déplacement que s'il est assuré de la présence sur place de la mère de son épouse, car il craint qu'en son absence sa fille fasse l'objet de moqueries. « Je ne veux pas qu'on se moque d'elle et qu'elle l'entende. Si la grand-mère est présente, alors on n'osera pas le faire, car elle est une « marabout » tooroo?o qu'on respecte. Ma fille étant issue d'un mariage entre un gallunke21et une « marabout » tooroo?o, elle risque d'entendre des insinuations du type « café au lait » gundo e ele22 .
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Il reste que dans ce type d'alliance - à la différence des unions entre les femmes serviles et les nobles -, les enfants tendent à se rapprocher de la branche maternelle pour s'identifier au statut plus valorisant de leur mère23.
Les discriminations religieuses
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L'argument religieux est parfois utilisé par les « nobles » rimɓe pour justifier le refus de donner leurs filles ou leurs sœurs aux « esclaves » maccuɓe. Ces derniers sont en effet souvent perçus comme des personnes ayant une faible éducation religieuse. Cette vision renvoie en partie au statut originel des esclaves qui devait en principe ne concerner que les "infidèles"24. C'est de ce profil originel que leur vient également leur réputation de pratiquer la sorcellerie, réputation qui était particulièrement forte chez les esclaves d'origine bambara25. Selon les témoignages des personnes les plus âgées à Kaédi, cette sorcellerie pouvait être dirigée contre les maîtres. Celle-ci était notamment associée au métier de tissage, activité que les « esclaves » maccuɓe partageaient traditionnellement avec les mabbuɓe (nom des membres de la catégorie sociale des tisserands)26. Les maîtres craignaient ainsi que les pagnes que leur confectionnaient les « esclaves » aient fait l'objet de mauvais sorts (« fétiches » piibi ; « incantations, phrases pour rendre impuissant » cefi).
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Aujourd'hui, en dépit d'une connaissance religieuse ancienne, qui n'a souvent rien à envier à celle des anciens maîtres, les « esclaves » continuent à rencontrer des difficultés pour faire reconnaître leur savoir. Les tensions se manifestent principalement autour de trois enjeux.
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Le premier se cristallise autour de la direction de la prière, qui leur est généralement refusée par les « nobles », bien que les individus aient toutes les compétences requises. L'exemple du parcours de Harouna, 76 ans, habitant du quartier de Gurel Sane à Kaédi, témoigne de ces difficultés.
- 27 Entretien Harouna, Kaédi, 16/12/04.
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Harouna est né à Kaédi. Dès son plus jeune âge, il a manifesté l'intérêt d'apprendre le Coran. Devant sa détermination, ses parents l'ont aidé à se racheter auprès de leur maître, qui a accepté de l'affranchir. Son rachat était la condition pour être libre de se déplacer pour étudier et éviter qu'on ne l'empêche un jour de poursuivre sa formation, tant les résistances à son apprentissage étaient nombreuses : « A Kaédi, il n'y avait pas beaucoup de savants parmi les maîtres. Ils ne voulaient pas que les esclaves apprennent ». C'est vers l'âge de 17 ans qu'il a débuté sa formation pour être Afiz el Coran (maîtrise du Coran). Il est d'abord parti chez un marabout à Medina Niatch pour parfaire sa formation, puis est allé à Nguidilogne auprès du grand marabout Umar Baba Lih. Au début des années 1970, il a reçu le titre de « guide » muqadam de la voie tijjaniya du marabout Malick Diallo, à Kidira au Sénégal. A son retour à Kaédi, il a enseigné le Coran et a cultivé. Il assume actuellement les fonctions de muzzin à Gurel Sane et fait également les « bénédictions » dou'ât après les prières. Mais il n'a jamais pu diriger la mosquée, qui reste sous le contrôle des « nobles ». Aujourd'hui, Harouna dresse un constat amer sur la non-reconnaissance de son savoir : « J'ai toujours des problèmes. Si tu veux montrer ta connaissance, ils (les nobles) viennent te rappeler ton passé d'esclave... Face à cette situation, moi-même qui peux transmettre la voie tijjaniyya (grâce à son titre de « guide » muqqadam), lorsque je le fais, je ne veux pas le montrer, je me fait discret car sinon les « nobles » font des histoires27 ».
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Cependant certains esclaves ayant eu le niveau de formation religieuse de Harouna n'hésitent pas à entrer en conflit avec les « nobles » pour faire valoir leurs droits, allant même jusqu'à créer leur propre mosquée. C'est le cas notamment à Kaédi d'Abou Samba Bowba Guissé28, aujourd'hui décédé, qui s'est opposé, dès le début des années 1960, à la famille maraboutique de Ceerno Molle (Lih) pour diriger la prière. Devant le refus des membres de cette famille de lui confier la fonction d'imam, il a ainsi décidé de partir avec ses« disciples » taaliɓe pour construire sa mosquée à 150 m de celle de Ceerno Molle. C'est un de ses fils qui la dirige aujourd'hui29.
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Le deuxième enjeu est d'ordre mémoriel et concerne la reconnaissance des « esclaves » qui, comme Harouna, sont devenus marabouts, non sans difficultés. Aujourd'hui, les membres des jeunes générations d'« esclaves » cherchent de plus en plus à honorer la mémoire de ces figures religieuses issues de leur rang, en organisant un « pèlerinage pour honorer une personnalité religieuse » ziara. C'est pour eux le moyen de faire reconnaître publiquement leurs marabouts, qui en règle générale n'ont pas le droit de cité dans l'histoire officielle. De telles initiatives suscitent cependant l'opposition des anciens maîtres qui n'acceptent pas cette prise d'indépendance dans un domaine religieux qu'ils considèrent être le leur30.
32Enfin, le troisième enjeu majeur porte sur la remise en cause de tout discours utilisant la religion pour maintenir des rapports de domination. La rhétorique employée par certains nobles pour rappeler que le salut des esclaves passe par la soumission et l'obéissance fait ainsi l'objet de vives dénonciations. Un contre discours se fait de plus en plus entendre pour rappeler l'égalité des musulmans devant Dieu et dénoncer toute légitimité de l'esclavage en Mauritanie31. De même, la plupart des esclaves qui n'ont pas été affranchis directement par leurs maîtres refusent tout argument religieux qui justifierait une procédure de rachat, car ils se considèrent libres depuis l'abolition de l'esclavage32. Les propos tenus par B. D., au lendemain de l'ordonnance de 1981, à l'un des membres de la famille noble à laquelle il était rattaché, résument non sans ironie, la position très largement partagée aujourd'hui par les « esclaves », une position que la récente loi anti-esclavagiste de 2007 ne peut que renforcer.
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En 1981, de retour d'une absence de sept ans pendant laquelle j'avais travaillé pour l'entreprise Mendes, pour la construction de la route de l'espoir33, un des nobles de la famille m'a dit que certains esclaves se rachetaient depuis l'abolition et que maintenant que j'avais de l'argent, je pouvais à mon tour me racheter. Je lui ai répondu que j'avais d'abord trois choses à lui dire et que s'il arrive à me donner de bonnes réponses aux questions que je me pose, alors je me rachèterai.
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J'ai commencé par lui demander pourquoi il y avait l'esclavage entre nous ? Comment il l'explique ? Comment en est-on arrivé là ?
35Ensuite, je lui ai demandé de m'expliquer comment, alors que depuis très longtemps nous connaissons le Coran, nous pouvons être en esclavage, car le Coran dit que seuls les infidèles peuvent être mis en esclavage ? Comment entre nous, Musulmans, peut-il y avoir de l'esclavage ?
36Enfin, je lui ai dit que s'il répond à ces questions et qu'il a raison, alors je me rachèterai et, il pourra ainsi me donner sa fille en mariage ! Il ne m'a jamais répondu et il ne m'a plus jamais parlé de rachat. Aujourd'hui, lorsque l'on se croise, il m'appelle neveu et je le salue en répondant oncle. C'est tout34.
L'enjeu foncier
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L'enjeu foncier est également au cœur des renégociations sociales, en particulier depuis la réforme foncière de 1983 qui, à l'instar des autres réformes foncières en Afrique, stipule que «la terre appartient à celui qui la travaille». Bien que cette réforme ait été loin de profiter aux populations les plus démunies et ait plutôt servi les intérêts de nouveaux propriétaires privés, l'existence de ce cadre juridique a néanmoins renforcé la détermination des descendants d'esclaves à défendre leurs droits et a conduit dans le même temps les anciens maîtres à revoir leurs prétentions foncières. Dans la très grande majorité des cas, ceux-ci ne cherchent plus à récupérer la terre, qui a été défrichée par les anciens esclaves, et laissent la possibilité à ces derniers de la transmettre à leurs descendants, l'essentiel étant qu'elle ne sorte pas du cadre lignager. L'analyse des rapports fonciers révèle ainsi, comme l'a observé R. Botte (1993) chez les Peuls du Fuuta Jalon, l'existence d'un accord tacite qui concilie le principe de la réforme foncière, « la terre appartient à celui qui la travaille », avec celui de l'inaliénabilité du patrimoine communautaire.
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Cet accord explique en partie pourquoi dans les sociétés où il existe une division traditionnelle des tâches entre des éleveurs nobles et des agriculteurs d'origine servile - comme chez les Maures ou les Peuls du Maasina (Mali) et du Fuuta Jalon (en Guinée) -, les descendants d'esclaves (respectivement hrâtîn, rimaayBe) deviennent, de fait, les principaux gestionnaires des terres. Cette situation peut ainsi favoriser une certaine émancipation économique, comme l'ont constaté U. P. Ruf (1999), dans le cas de la société maure, ou C. Pouget (2001), pour les sociétés peules du Maasina et du Fuuta Jalon. En revanche, dans les sociétés, comme celle des Haalpulaaren, où le travail de la terre est effectué aussi bien par les catégories nobles que par celles d'origine servile, l'évolution foncière semble moins favorable car les terres de « décrue » waalo demeurent toujours sous l'emprise et la gestion directe des nobles.
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Cependant, au-delà de ces situations contrastées, les tensions surgissent, en règle générale, lorsque la question de l'appropriation des terres en dehors du cadre communautaire est en jeu. On le constate dans le cas d'attribution individuelle de parcelles lors de l'implantation de périmètres irrigués, ou en cas de vente de terrains sans autorisation préalable des responsables du lignage. C'est à ces occasions que les conflits peuvent aller parfois jusqu'à l'éviction des agriculteurs, comme ce fut notamment le cas dans la ville de Kaédi, lors de l'extension de 3000 ha du Périmètre Pilote du Gorgol (PPG) en 199735. Lors du recensement des ayants droit sur le périmètre, plusieurs familles nobles ont ainsi préféré ne pas inscrire leurs anciens esclaves qui cultivaient les terres, plutôt que de les voir bénéficier de parcelles, et ce malgré le risque de perdre une partie de leur surface exploitée, en raison du système de quotas mis en place dans l'attribution des terrains. Ce type de situation est de plus en plus condamné par les descendants d'esclaves, qui n'hésitent plus aujourd'hui à s'organiser pour obtenir réparation auprès de l'administration, comme en témoigne cette lettre - restée sans réponse - de 151 signataires, adressée en 1999 au « gouverneur » wali du Gorgol, par les jeunes « esclaves » de Kaédi :
Nous soussignés, Exploitants de père en fils depuis plus d'un demi-siècle des terres du waalo du Gorgol, sommes depuis l'installation de la riziculture à Kaédi, dans un dénuement total.
Notre marginalisation lors des différentes attributions de parcelles de riziculture qui se sont opérées jusqu'à nos jours dénote d'une emprise d'une certaine oligarchie foncière, alors que pour l'essentiel, la mise en valeur de ces terres est le fruit du labeur de nos aïeux.
Monsieur le Wali, en 1976 comme en 1994 nous avons été sciemment exclus des bénéficiaires de la distribution des vivres pendant toute la période de l'aménagement des PPG1 et PPG236.
En 1977 et en 1997, lors de la distribution de parcelles, nous avons été rayés des listes des ayants droit, alors qu'en consultant le cadastre de la SONADER, nous y figurions. Aujourd'hui, des informations concordantes font état de l'aménagement des terres du PPG2 non encore exploitées et de leur distribution sur la base de listes qui se concoctent d'une manière peu transparente et très peu objective. C'est pourquoi, nous nous adressons à vous pour réparer l'injustice que nous continuons de vivre, pour disposer de parcelles propres et sortir des carcans des métayages et des pressions multiformes et pour qu'enfin nous puissions valablement lutter contre la pauvreté, la mendicité et l'esprit d'éternel assisté qui sont tous des maux qui détruisent l'individu, la famille et la morale.
Notre marginalisation lors des différentes attributions de parcelles de riziculture qui se sont opérées jusqu'à nos jours dénote d'une emprise d'une certaine oligarchie foncière, alors que pour l'essentiel, la mise en valeur de ces terres est le fruit du labeur de nos aïeux.
Monsieur le Wali, en 1976 comme en 1994 nous avons été sciemment exclus des bénéficiaires de la distribution des vivres pendant toute la période de l'aménagement des PPG1 et PPG236.
En 1977 et en 1997, lors de la distribution de parcelles, nous avons été rayés des listes des ayants droit, alors qu'en consultant le cadastre de la SONADER, nous y figurions. Aujourd'hui, des informations concordantes font état de l'aménagement des terres du PPG2 non encore exploitées et de leur distribution sur la base de listes qui se concoctent d'une manière peu transparente et très peu objective. C'est pourquoi, nous nous adressons à vous pour réparer l'injustice que nous continuons de vivre, pour disposer de parcelles propres et sortir des carcans des métayages et des pressions multiformes et pour qu'enfin nous puissions valablement lutter contre la pauvreté, la mendicité et l'esprit d'éternel assisté qui sont tous des maux qui détruisent l'individu, la famille et la morale.
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Il reste que le problème de la reconnaissance de la propriété ne concerne pas uniquement les terres de culture, mais s'étend également au foncier urbain, qui pose la question des droits d'habitation. En principe, comme pour les terres, les nobles laissent les enfants hériter du lieu d'habitation de leurs parents et n'interviennent que si la question de la détermination du droit de propriété est en cause. C'est le cas lorsque les héritiers veulent construire ou agrandir la maison de leur père défunt, sans avoir fait de demande d'autorisation auprès des anciens maîtres. L'exemple de la mésaventure vécue par Aliou D., il y a cinq ans à Kaédi, est loin d'être un cas isolé. Ce dernier, après avoir décidé de construire une maison à proximité de celle de ses parents, s'est ainsi vu interdire par les anciens maîtres d'entreprendre les travaux, au motif que son père avait été placé sur le site en tant qu'esclave, ce qui ne lui donnait aucun droit sur la maison et le terrain. Face aux pressions, Aliou a finalement dû renoncer à son projet et s'est installé dans un autre quartier de la ville. Cette décision est celle généralement prise par les « héritiers » qui préfèrent s'établir dans un nouvel endroit, plutôt que de risquer de s'exposer à des représailles.
Démocratisation et enjeu de la participation politique
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Le processus démocratique enclenché en Mauritanie en 1991 a ouvertement posé la question de la participation politique des groupes subordonnés. Dans l'ensemble, ce processus a eu des effets contrastés sur ces groupes car, tout en signifiant leur intégration citoyenne dans une unité nationale, il a renforcé un sentiment de relégation, lié à leurs difficultés de figurer en bonne place sur les listes d'éligibles. L'inégalité d'accès aux postes d'élus a ainsi été un catalyseur des différentes formes de contestation qui ont conduit à la naissance de divers mouvements sociaux, dont le mot d'ordre commun est le partage du pouvoir. De fait, quelle que soit la réalité démocratique du pays, l'instauration d'un droit de vote et du principe « un homme une voix » ont joué un rôle décisif dans le processus d'émancipation des groupes subordonnés. Ceux-ci ont en effet rapidement pris conscience de l'importance de leur poids démographique qu'ils utilisent comme moyen de pression lors des scrutins pour espérer figurer en bonne place sur les listes d'éligibles. En cas de désaccord sur la constitution des listes, les membres de ces groupes peuvent ainsi décider de reporter leurs voix sur les listes opposées à celles dont ils ont été évincés. Parfois, la contestation se fait plus radicale et se manifeste par la décision de quitter leur groupe de rattachement pour créer leur propre leynol37, comme cela s'est produit notamment à Kaédi et à Djéol (Leservoisier, 2003 et 2005b).
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Cette prise d'indépendance suscite de vives réactions parmi les nobles, qui n'hésitent pas à avoir recours à des mesures coercitives, telle que la mise en place d'un 'embargo' contre les familles contestataires (ibid. : 2005b). Mais elle peut également les conduire à concéder certains postes à responsabilité aux membres des catégories subordonnées, afin de s'assurer le maintien d'une clientèle. Les élections politiques sont ainsi l'objet de rapports de force et d'intenses négociations entre les groupes sociaux, donnant à penser que le débat démocratique se situe moins dans les discussions préélectorales sur les programmes des partis politiques que dans la recherche de compromis et les changements d'alliances qui agitent la société lors des scrutins. Il reste, qu'en dépit des discriminations politiques rencontrées, les groupes subordonnés parviennent à intervenir - et parfois de manière significative - dans le débat politique, alors qu'ils n'en avaient pas la possibilité autrefois. Les exemples de membres de catégories subordonnées ayant pu obtenir des responsabilités dans les nouveaux pouvoirs des municipalités sont ainsi nombreux. Cependant, rien n'est acquis définitivement pour ces groupes qui, à chaque élection, doivent se mobiliser collectivement pour espérer faire entendre leur voix.
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Précisément, l'une des tendances lourdes liées au contexte de démocratisation de ces dernières années est sans nul doute celle de la réaffirmation de la catégorie sociale d'appartenance. La participation politique apparaît en effet subordonnée à l'attachement à un groupe social, tant il est vrai que les personnes n'ont de chance d'obtenir des postes de conseillers municipaux que s'ils s'identifient et sont identifiés en tant que membres d'un groupe. Ce repli catégoriel, qui s'affirme comme l'un des faits marquants du jeu démocratique des groupes subordonnés, est surtout manifeste lorsque les intérêts de la catégorie d'appartenance sont directement mis en cause. Dans ce cas, il est fréquent de voir les membres de cette catégorie sociale inscrits dans différents partis politiques se rassembler pour voter sur une même liste ; ce qui démontre au passage que les affiliations aux partis reposent moins sur leurs programmes que sur les enjeux locaux et notamment sur la nature des rapports sociaux.
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Cependant, cette mobilisation catégorielle ne doit pas faire oublier les divisions internes au sein de la catégorie servile. Bien au contraire, car elle tend en réalité à se manifester au sein même de chacune des composantes du groupe servile, réaffirmant ainsi davantage les frontières pouvant exister entre celles-ci. Cette tendance s'accompagne de diverses revendications identitaires parmi les descendants d'esclaves de la société haalpulaar (Kamara, 2001), lesquelles sont souvent révélatrices des enjeux de positionnement pour figurer en bonne place sur l'échiquier politique. Le cas de certaines familles de SaafaalBe Hormankooɓe38- assimilés par les nobles aux populations d'origine servile - qui se revendiquent aujourd'hui « affranchis » de la société maure hrâtîn est sur ce point exemplaire. Leur revendication d'appartenance à une culture arabe, en dépit de leur culture pulaar, répond en effet à des objectifs à la fois sociaux (rompre avec un ordre hiérarchique en manifestant une altérité culturelle) et politiques (acquérir des postes). Or, force est de constater que leur identification comme « affranchis » hrâtîn leur a permis de se constituer en groupe de pression et d'attirer l'attention des partis politiques, ce qui les a conduit parfois à obtenir des responsabilités dans les nouveaux pouvoirs des municipalités, comme à Kaédi.
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Mais l'engagement politique des catégories subordonnées et leur détermination à revendiquer un partage du pouvoir dépend aussi du soutien des migrants, issus de leur rang, dont l'aide financière ne sert pas que des intérêts économiques, mais peut être utilisée à des fins politiques pour soutenir un mouvement social et favoriser une émancipation (Leservoisier, 2005b, Schmitz et Humery, 2008). Cette influence d'un pouvoir extérieur dans le jeu politique local peut également se manifester, lors des élections, par la mobilisation des personnes résidant à l'extérieur de la commune qui, à la demande des membres de la catégorie sociale d'appartenance, viennent s'inscrire sur les listes électorales, afin de peser sur le vote. Mais, elle se vérifie plus largement par l'impact des nouveaux principes démocratiques sur les renégociations sociales en cours. Ainsi, la plupart des revendications politiques s'appuient-elles sur une rhétorique mettant en avant les valeurs d'égalité, de justice, de liberté, ou de mérite, fondées sur les compétences des personnes et non sur leur statut. C'est au nom de ces principes que certains vont jusqu'à revendiquer un partage de pouvoir au sein même des instances traditionnelles de décision du village (Leservoisier, 2005b). On mesure ici toute la portée des idées démocratiques sur les imaginaires et les pratiques politiques, car réclamer une participation politique dans la direction du village, au même titre que les lignages dirigeants, n'a pas la même portée symbolique que de revendiquer une place dans les nouveaux pouvoirs des municipalités. Il reste qu'une telle démarche témoigne de l'importance des changements en cours car il était inimaginable, il y a encore peu d'années, que des groupes subordonnés revendiquent une parcelle du pouvoir traditionnel. Par ailleurs, elle indique que, parallèlement au « retour » des chefferies dans le contexte de démocratisation (Perrot et Fauvelle-Aymar, 2003), ces dernières peuvent faire l'objet de restructuration à partir de nouveaux principes récemment diffusés (Schmitz, 2000 ; Banégas, 2003).
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Il reste que toutes ces influences extérieures démontrent que les rapports de force entre groupes sociaux se négocient non pas à la simple échelle du village, mais qu'ils renvoient à un large réseau d'acteurs (ressortissants extérieurs, jeunes, représentants de l'administration...) et à un enchevêtrement de différentes formes de pouvoir (démocratique, lignager, clientéliste.), qui ne font qu'accélérer davantage les recompositions sociales et politiques en cours.
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L'examen des héritages de l'esclavage dans la société haalpulaar aura permis de montrer la persistance de toute une série de discriminations qui, dans des contextes nouveaux, font l'objet de contestations de plus en plus fortes. Celles-ci témoignent des changements en cours, car la plupart des situations conflictuelles sont en réalité moins le résultat du pouvoir des anciens maîtres de contraindre, comme par le passé, les descendants d'esclaves à accomplir des tâches que la conséquence des revendications de ces derniers d'accéder à des droits et à des responsabilités qui jusque-là leur étaient refusés. En d'autres termes, l'enjeu principal aujourd'hui est avant tout celui du franchissement des frontières sociales. C'est à cette occasion que les tensions surgissent pour rappeler, parfois avec force, les distinctions statutaires. On l'a vérifié à propos des projets d'alliances entre des « esclaves » et des femmes nobles, ou des compétitions autour de la direction de la prière, ou des revendications des droits fonciers en dehors du cadre communautaire, ou encore des tentatives de partage du pouvoir politique au village...
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Cependant, en dépit de ces contraintes réelles, on peut relever une évolution globalement favorable de la situation des descendants d'esclaves, qui ne s'explique pas uniquement par les transformations économiques et sociopolitiques, qu'a connu la Mauritanie ces trente dernières années (urbanisation croissante, nouveaux rapports économiques, migrations, lois contre l'esclavage, réforme foncière, processus de démocratisation.), ni par le simple désintéressement des nobles de plus en plus nombreux parmi les jeunes à juger dépassées certaines pesanteurs sociales, mais qui résulte également pour une large part des résistances des intéressés.
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De fait, les situations actuelles témoignent des mobilités et des trajectoires émancipatrices des individus qui rendent de plus en plus aléatoire le lien systématique qui pourrait être fait entre le statut social et la réussite économique ou politique. Reste néanmoins à savoir de quelle mobilité on parle. Sur ce point, S. Miers et I. Kopytoff (1977) estimaient, à juste titre, qu'il fallait distinguer au moins trois types de mobilité : la mobilité du statut (position légale), la mobilité affective (la façon dont l'esclave est traité), et la mobilité liée à la réussite sociale (mode de vie). Or, force est de constater que ces mobilités sont loin de toujours se recouper. Ainsi, en dépit de l'abolition de l'esclavage, une personne connue pour ne pas avoir été affranchie par son maître sera toujours perçue comme un esclave, et cela quelle que soit sa réussite économique ou politique. De même, les hiérarchies formelles traditionnelles restent dans bon nombre de situations des référents privilégiés pour situer les personnes dans l'ordre social, qu'elles soient entrepreneurs privés ou maires. Face à ces pesanteurs statutaires encore fortes, on est donc conduit à s'interroger sur le rôle à terme des nouvelles figures économiques et politiques issues des catégories subordonnées, dans l'accélération des changements sociaux. En matière politique, par exemple, il conviendrait ainsi d'entreprendre des recherches approfondies et comparatives (Hahonou, 2008) pour analyser les effets de l'arrivée aux responsabilités des descendants d'esclaves, afin de voir notamment s'ils contribuent à modifier les modes d'exercice du pouvoir ou tendent plutôt à les reproduire.
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