L'enfant et l'oasis
(Nouvelle)
Leurs derniers compagnons n'eurent pas de sépulture.
Ceux qui les avaient précédés au paradis avaient été dûment ensevelis selon les rites de l'islam. Ils avaient eu droit à un linceul de linge immaculé, une toilette soigneuse et une prière pieusement conduite par le père de l'enfant. Ils avaient eu droit aussi à quelques larmes, paresseuses certes, mais de vraies larmes tout de même, comme il s’en pouvait arracher à des yeux atteints par la soif, la faim et la fatigue. Eux n'eurent rien de tout cela. L'enfant et son père les abandonnèrent aux vautours et aux chiens sauvages. Qu'auraient-ils pu faire d’ailleurs pour une demi-douzaine de cadavres éparpillés dans le sable?
L'enfant ne posa pas de question quand son père l'entraîna loin de ce cimetière à découvert. Il savait ce dernier fragilisé par la tournure que prenait leur aventure et lui épargna la peine d'en parler. Aucun soupçon de larme n'embua son regard, mais quelque chose d'ineffable se noua dans sa gorge, en même temps que dans sa mémoire remontaient les faits, crus comme s'ils se passaient toujours.
***
Ils étaient encore des centaines, des milliers même et ils marchaient. A les voir on aurait dit des automates. Ils levaient la jambe droite, la reposaient puis, de la gauche faisaient la même chose. L'enfant les suivait comme tiré par une bride invisible.
Depuis quand marchaient-ils ainsi ? Il ne savait plus, tout comme il n'avait jamais vraiment su pourquoi ils s'entêtaient à poursuivre leur marche. Son père ne lui parlait presque pas. Il avait seulement dit, un jour que l'enfant le pressait de questions:
- Nous irons jusqu'au bout. Rien ne nous arrêtera.
Puis, après un silence méditatif :
- Notre oasis originelle nous attend. Elle nous réserve toutes les joies que nous avons ratées jusqu'à présent.
L'enfant avait alors compris qu'il n'aurait pas d'autres explications et il s'était tu, méditant l'insolite de l'aventure qu'il vivait malgré lui.
Parfois, un marcheur, le prenant en pitié, le portait sur ses épaules. Il pouvait alors admirer l'immensité angoissante du désert et l'ondulation des crêtes de dunes nues sauf des traces du vent. Le plus souvent, il marchait derrière la horde, les yeux agacés par la poussière que celle-ci soulevait. Son père ne s'éloignait jamais de lui et quand il brisait le silence, c'était toujours pour l'encourager :
- Encore un peu, fiston. Nous sommes presque arrivés. Regarde ! L'oasis est derrière cette grande dune.
Et l'enfant regardait dans la direction indiquée, et chaque fois il voyait la même dune haute, si haute qu'elle en paraissait toucher le ciel. L'oasis, elle, persistait toujours à se cacher dans l'immensité sableuse.
Amertume des rendez-vous manqués, blessure des espoirs étouffés, douleur des joies sans cesse remises à plus tard. Mais ils marchaient, inlassables. La certitude qui les animait gagnait parfois l'enfant.
Pourtant, il regrettait la Cité de son enfance. Il n'en gardait certes que des bris de souvenirs brumeux, des bruits de plus en plus confus et quelque lumière s'éteignant, mais il la regrettait quand même car, là-bas, il avait été heureux.
Et cette oasis qu'il espérait depuis le premier jour et qui se plaisait méchamment à se cacher, il n'en soupçonnait même pas l'existence. Au fait, existait-elle vraiment ou n'était-elle qu'un rêve de fuyards déboussolés? Etait-elle réellement éblouissante comme on la lui décrivait ou ressemblait-elle à ces ruines hideuses dont les images peuplaient ses livres d'histoire ?
***
Elle avait surgi dans son existence par un matin de feu et de sang et, depuis, elle n'avait cessé de s'imposer à lui avec la force de l'incontournable.
Ce jour- là, son père était venu le prendre à l'école, bien avant la fin de la classe.
- Partons d'ici, avait-il dit, avant de l'entraîner dans une course folle à travers les rues.
C'était si rapide que tout autour d'eux avait l'air de courir : les arbres, les bâtiments, les voitures garées ; tout courait. Les rues étaient jonchées de cadavres sanguinolents, les immeubles à moitié éventrés ou entièrement démolis, et les habitants affolés la bouche pleine d'un cri de terreur. Une atmosphère d'apocalypse s'abattait soudain sur la Cité.
Lui, ne comprenait rien. Il courait trop vite pour ses jambes menues et son cœur battait une chamade à lui rompre la poitrine. Son père haletait comme un animal traqué mais il courait toujours plus vite.
A la sortie de la ville, ils avaient rejoints d'autres fuyards et, avec eux, ils avaient couru toute la matinée et une grande partie de l'après-midi. Au crépuscule, ils s'étaient rassemblés dans une cuvette et avaient écouté un long discours improvisé par un orateur spontané. L'enfant n'avait pas entendu le début de cette harangue, tellement ses oreilles bourdonnaient encore des fracas de la Cité en guerre et du sifflement du vent de la fuite.
" -…cette vie-là n'est pas faite pour nous. Nous voulons désormais nous débarrasser de la honte. Ceux qui n'ont pas voulu répondre à l'appel des racines sont morts. Tant pis pour eux. On n'a pas le droit de vivre quand on a trahi les ancêtres !…C'est nous qui avons vaincu parce que nous allons enfin quitter cette contrée maudite et retrouver les parfums de l'oasis séculaire. L'aventure insensée de la dénaturation a pris fin ! Nous sommes maintenant un peuple réconcilié avec lui-même et nous allons retrouver l'oasis de… "
Une clameur était alors montée des rangs de l'auditoire jusque-là religieusement attentif et l'orateur avait rétorqué, catégorique :
- On ne perd jamais le chemin de l'oasis originelle. Il est tracé dans notre mémoire, inscrit dans notre sang.
Puis, autoritaire :
- En avant ! Sur la baraka d'Allah !
Et le groupe s'était ébranlé en direction de l'orient, alors que le soleil se couchait dans un rougeoiement sinistre.
***
Ils avaient marché la nuit entière et tout le jour suivant en silence, puis une joie presque enfantine les avait pris et ils s'étaient mis à chanter ensemble ou par petits groupes. La poésie s'était mise à couler à flot de leur bouche et chaque improvisation s'accompagnait d'applaudissements et de cris admirateurs. Il y en avait même qui, pris d'une ivresse que seule le bonheur peut procurer, esquissaient des pas de danse indifférents aux rires moqueurs que leur gaucherie provoquait chez d'autres. Cela avait duré des jours et des jours.
Chaque nuit, avant de s'endormir, l'enfant écoutait l'un des adultes lui raconter une histoire de guerre ancienne, ou un épisode de la sira du prophète. Il s'endormait toujours avant la fin et, la nuit suivante, quelqu'un d'autre lui racontait une histoire différente. Au début, ce n'était pas agréable, mais l'enfant avait fini par s'habituer à ces histoires inachevées. Il les avait accumulées comme il avait pu dans sa petite mémoire. Ne vivait-il pas lui-même une histoire qui ne prenait pas fin? Cette randonnée à travers l'infini, cette horde de fugitifs qui, la sueur de la débandade ruisselante sur le front clamaient leur victoire… et cette oasis évanescente…
Il y avait eu des discussions, des bagarres parfois. Personne ne savait plus quel chemin il fallait prendre ; il n'y avait pas de repères dans le sable nu. Certains membres du groupe avaient proposé d'envoyer des éclaireurs, mais personne n'acceptait de s'aventurer seul dans le désert implacable de peur de s'engager dans l'un des milliers de chemins qui ne menaient nulle part. D'autres avaient essayé le ciel mais lui non plus n'avait presque plus de balises. Seules quelques rares étoiles souvent étouffées par les vents de sable qui n'arrêtaient pas de souffler y scintillaient faiblement. On était même allé jusqu'à vouloir s'en remettre à l'intuition de l'enfant. Ceux qui proposaient cela voulaient bander les yeux de celui-ci, le faire tourner sur lui-même plusieurs fois puis l'abandonner. La direction qu'il aurait suivie aurait été la bonne. Comment pouvait-on jouer à ce jeu alors qu'on décidait de la vie d'hommes, de femmes et d'enfants encore en bas âge ? ! ! Après maintes palabres souvent houleuses, les marcheurs avaient décidé de se fier au soleil, et ils avaient marché tout droit dans la direction du levant.
Et toujours le père de l'enfant l'avait encouragé:
- Encore un peu fiston. Nous sommes presque arrivés.
Et toujours l'oasis était demeurée invisible.
Puis il y avait eu des désistements. Nombreux sont ceux qui, las de marcher sans arriver à un but, avait bifurqué ou rebroussé chemin, sous la huée des meneurs de la procession.
Puis il y avait eu des morts. L'enfant se souvenait encore du premier d’entre eux. C'était un homme d'une quarantaine d'années. Il l'avait remarqué dès les premiers jours, car il parlait peu et ne semblait pas trop croire à l'enthousiasme de la horde. Il suivait les autres, le regard dispersé comme s'il surveillait une présence vaguement aperçue à point de l'horizon indéterminé. L'enfant avait vite eu de la sympathie pour lui. Une nuit, l'homme s'était porté volontaire pour le bercer et il avait été fort heureux. Il l'avait donc écouté raconter, avec une verve proche du délire, l'histoire des Mourabitines, ces berbères qui envahirent une partie de l'Afrique de l'ouest, détruisirent ses plus grands empires animistes et l'islamisèrent, avant de remonter vers le nord fonder un royaume et asseoir une dynastie. L'homme avait raconté Aboubekr Ibn Amer, Youssouf Ibn Tachefin et Abdallah ibn Yacine. Il avait raconté l'île de Tidra maintenant abandonnée aux oiseaux de mer et aux gifles des alizés. Il avait raconté tous les noms de lieux qui conservaient encore, gravée dans leur résonance sanhaja, les relents de cette belle histoire qui fuyait de toutes parts comme une outre crevée. Il avait tenu à achever son récit par la mort d'Aboubekr. L'enfant s'était endormi une fois, mais il l'avait réveillé :
- Tu sais, petit, il faut que tu écoutes mon histoire jusqu'à la fin. Il n'y a rien de tel pour installer le doute que les histoires inachevées.
Et il avait raconté jusqu'à l'aube.
***
Il mourut par un jour exécrable.
Le vent soufflait de toute part, charriant des blocs de roches entiers. Les griffes de la mort l'agrippèrent alors qu'il se préparait à prier le dohr. Ce fut le père de l'enfant qui remarqua le premier que l'homme qui parlait peu avait un malaise. Ses yeux viraient déjà au bleu et il délirait.
" - J'ai été trahi. Ils m'ont dit que l'oasis n'était pas loin et qu'on y arriverait après une semaine de marche. Ils m'ont dit qu'elle était belle comme le regard d'une houri et que j'y retrouverai mes sources, ma famille, mes biens. Maintenant je vais mourir et l'oasis n'est pas plus proche que les premiers jours. Ils ont menti. Ce n'est pas musulman de mentir. Ce n'est pas humain de lustrer pour les autres des avenirs qui n'arrivent pas. Où est l'enfant ? Appelez-moi l'enfant ! Dites-lui que le sable a enseveli l'oasis. Dites-lui que le sable ne rend pas les oasis qu'il engloutit. Où est l'enfant ? Que je le lui dise moi-même ? Dites-lui, s'il vous plaît ! Dites… "
La mort éteignit les mots sur ses lèvres, en même temps que le dernier brin de lumière quittait ses yeux. Ils l'enterrèrent un peu avant le crépuscule et sur leurs visages s'inscrivait déjà la peur d'être le suivant car, ils le savaient, la mort ne frappait que pour la première fois. L'eau manquait, les provisions aussi. La fatigue usait leurs corps chaque jour un peu plus férocement.
Et il y avait eu d'autres morts. Deux d'un seul coup, puis trois, puis dix. Certains avaient même choisi de se cacher pour s'éteindre loin des regards des autres, comme s'il y avait de la honte à trépasser sur la route de l'oasis. Et toujours celle-ci persistait à se cacher dans le sable, et toujours son père encourageait l'enfant :
- Encore un peu, fiston…
***
L'enfant refit donc le chemin parcouru et en oublia tout autour de lui. Il ne se rendit pas compte que son père et lui avaient marché toute la journée sans trêve. Ils avaient apprivoisé la mort et l'incertitude. Inlassables.
Et ils marchèrent des jours et des jours et ils marchèrent même des nuits. En silence. Chacun méditait à l'insu de l'autre, parfois de lui-même. Le spectacle de la mort les séparait. La nuit, ils dormaient à la belle étoile, mordus par le froid saharien et menacés par l'ensablement, car il n'arrêtait pas de souffler des vents. Leurs rugissements peuplaient l'obscurité d'une multitude de bruits inquiétants. Souvent, l'enfant veillait seul, les yeux implorant le ciel. Il espérait alors l'oasis avec toute la force de son cœur. Il pensait au premier défunt. Celui-ci avait installé le doute avant de mourir. Et l'enfant, redoutant le doute, attendait le ventre noué d'incertitude.
Un jour, son père brisa le silence, inopinément :
- J'ai fait un rêve mon petit, commença-t-il. J'étais assis sous un bel arbre verdoyant et fleuri et je regardais, sur son faîte, chanter des oiseaux verts. A mes pieds, coulait une source claire comme le cristal. De toutes parts, me rafraîchissait une brise nourrissante. J'étais seul, mais je sentais des personnes tourner autour de moi.
Il s'arrêta un instant puis reprit, rêveur mais catégorique :
- Cela ne peut vouloir dire qu'une chose : l'oasis n'est plus loin.
L'enfant fut réconforté par la rupture de ce silence qui pesait, mais il vit le long regard que son père portait vers l'horizon et il eut peur pour la première fois depuis le début de la randonnée. Il n'avait jamais vraiment partagé celle des autres, même quand elle prenait des dimensions dramatiques. Il se sentait à l'abri de toute menace, non pas à cause de son âge, mais parce que son père était là, protecteur. Il ne doutait pas un instant qu'il l'amènerait à l'oasis.
Maintenant une peur froide lui glaçait les veines et le doute lui tailladait l'esprit.
- Papa, est-ce que tu es sûr que nous n'avons pas perdu le chemin de l'oasis ? osa-t-il une fois.
Son père ne répondit pas, il pressa le pas comme pour s'éloigner de la redoutable question.
Silence, pendant toute la nuit. Sommeil agité et plein de cauchemars. Silence encore pendant toute la matinée du lendemain. Ils marchaient.
Ils s'arrêtèrent au milieu de la journée esquintés, mangèrent un peu et burent une petite gorgée d'eau chacun à même leur outre qui se vidait. L'enfant entendit l'eau lutter pour se frayer un passage dans la gorge de son père. Il regarda ce dernier inquiet, puis s'assoupit.
Un ronflement rauque ne tarda pas à le tirer de son léger somme. Il se précipita au chevet de son père dont le corps était pris de violentes convulsions.
- Papa ! Papa !
Il n'eut pas de réponse. Alors il prit la main du vieux et la secoua de toutes ses forces. Le père ouvrit les yeux, un rictus de douleur déformant les lèvres.
- Papa ! Appela l'enfant. Papa ! Qu'est-ce que tu as ?
- Rien, répondit le vieux. Rien, mon petit.
Les mots lui sortaient difficilement de la gorge, mouillés d'une bave blanchâtre et son souffle raccourcissait.
- Papa ! supplia l'enfant.
- Oui, mon petit…Oui. Je crois que je vais partir. Oui. Je vais t'abandonner seul. La mort ne me laisse pas te mener à l'oasis. Mais celle-ci n'est heureusement plus loin. Tu peux la trouver tout seul.
Et le père de l'enfant délira pendant plusieurs heures. Il parla de la guerre qui avait embrasé la Cité et de la fuite des vaincus. Il parla de la mère de l'enfant morte en lui donnant naissance. Et il parla de l'oasis. Beaucoup. L'enfant l'écoutait, soudain mûri, essayant de déchiffrer, dans les paroles de son père un quelconque repère. En vain.
Au crépuscule, les convulsions du vieux devinrent plus fortes et son délire cessa d'être intelligible. Soudain, il ouvrit les yeux très grands, souleva le tronc et, le doigt pointé vers l'orient cria presque :
- Encore un peu, fiston. Tu es presque arrivé. L'oasis est derrière cette grande…
Il retomba, inanimé, dans un bruit de bois sec. Ses yeux fixaient le vide du côté de l'Orient. L'enfant l’observa un long moment la gorge pleine d'un nœud indescriptible. Puis, il lui ferma les yeux d'une main tremblante mais sûre et ramena un pan de son boubou sur le cadavre.
Seul maintenant et pour toujours. Le soleil se couchait doucement. Il allait faire nuit, mais il n'avait plus peur. Il s'empara de l'outre et des provisions léguées par son père, regarda une deuxième fois la dépouille de celui-ci puis, d'un pas ferme, il rebroussa chemin.
La route, devant lui, était longue. Très longue.
Décembre 1988-Février 1989
de Idoumou Ould Mohamed Lemine Abass, professeur à l'Université de Nouakchott, a été collaborateur de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, quand celui-ci, président de la République a commencé d’incarner la nouvelle démocratie mauritanienne
publié par Mauritanie Demain . n° 8 . Avril 1989
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