Avertissement : à mon affectation en service national français, comme
enseignant au Centre de formation administrative de Nouakchott (ce ne sera
l'Ecole nationale d'administration mauritanienne qu'en Novembre 1966), je
tenais déjà un journal manuscrit depuis Août 1964.
Je commence
ici la mise au net de ces notes en tant qu'elles racontent mon premier séjour
en Mauritanie : Février 1965 à Avril 1966. J'y fête mon 22ème anniversaire et y
vivrai un amour malheureux qui occupera beaucoup de ces pages.
Mon affectation
m'avait été confirmée le 13 Janvier 1965. J'avais été auparavant reçu au
concours d'entrée à l'Ecole nationale d'administration française, le 18
Décembre 1964, après avoir "fait" Sciences-Po. et le Droit.
Les notes
sont écrites à la mise au net, c'est-à-dire cinquante ans plus tard. L'ensemble
serait évidemment à nuancer, surtout pour les personnes dont beaucoup ont eu de
l'époque à parfois jusqu'à nos jours, de l'importance.
Jeudi 11 Février 1965
Depuis que je suis rentré de
Frileuse [1],
je n’ai pas arrêté : rendez-vous avec des Mauritaniens, conférences au
ministère de la Coopération, ou ailleurs, courses avec Maman. Et dans quelques
jours, c’est l’envol vers Nouakchott, autant dire l’inconnu total, bien que
j’ai pris tous ls contacts possible à Paris, et qu’à travers les gens que j’ai
rencontrés, j’ai pu avoir – je crois – tous les points de vue possibles.
Je regrette de n’avoir pas
noté chaque soir, ce qui avait été dit dans la journée. Mais maintenant – et
avant d’aller déjeuner demain chez l’ambassadeur de la R.I.M. [2],
quelques impressions se dégagent.
+ conférence de la
Coopération
Travail plus humain qu’intellectuel, à
faire là-bas. Trouver méthodes pédagogiques tout à fait nouvelles :
imagination . De toutes façons niveau très faible des élèves. Le français est
pour eux une langue étrangère. Ne pas leur enseigner nos défauts. Faire des
travaux pratiques le plus possible.
Impression fréquente que ces conférences –
dont j’ai pris note par ailleurs, ne cadrent pas avec la réalité :
- travail à faire beaucoup plus humble, et
moins « influent », au lieu de grandes divagations sur les
« E.N.A. »,
- réalité de la Mauritanie très différente
de celle du reste de l’Afrique.
Mais bien au fait de la politique de la
France et de la mentalité des initiateurs de cette politique, cf. Triboulet.
+ rencontre de Mauritaniens
chez madame Darde, dimanche 31 Janvier.
Conversation facile avec Ahmed Killy, et
Abdallah (I.H.E.O.M.). Impression de garçons sérieux et ouverts. Abdallah très
francisé. Mais Ahmed killy, sur la défensive, accusant gentiment madame Darde
de donner une vision trop folklorique et carte postale de la Mauritanie, et des
hommes
Madame Darde m’a parlé avec
enthousiasme : vérité de
ces hommes, franchise parfois déroutante, humour, accueil magnifique dans le
désert. Désert où l’on attend tout de Dieu.
+ déjeuner au Paris-Luxembourg avec des amis
d’Abdallah. Conversation amicale, aucune défience ou complexe de ces gens, que
l’on a somme toute pacifiés sans les soumettre. Fait la
« connaissance » de Abderrahmane, fonctionnaire à la Radio, et de
Ahmed (dont j’ai su plus tard, qu’il s’appelle Ould Daddah, et est donc frère
du Président et de l’ambassadeur à Paris). Nous nous sommes attardés et avons
parlé librement d’à peu près tout : la Mauritanie et ses problèmes
économiques, la politique française, de Gaulle, les prochaines élections
présidentielles.
M’ont fait l’impression d’être modérés et
ouverts.
(( Ceci me fait rappeler un autre point
relevé par Mme Darde, leur discrétion.
Toujours prêts à accueillir, et à faire quelque chose pour nous, mais aller
vers eux.))
Impression qu’il n’y a guère de problème
politique. Le Président étant bien accepté. Le problème des Noirs étant
escamoté dans la conversation avec les Mauritaniens, ou réglé par l’ambassadeur
qui souligne qu’un certain % de ministres sont Noirs, et que Moktar met des
préfets noirs dans le Nord, et des Blancs dans le Sud.
+ j’en viens déjà à parler
de l’ambassadseur, d’Abdallahi Ould Daddah. Le Mauritanien qui m’a – finalement
– le plus frappé tous ces jours-ci, et avec qui je me réjouis beaucoup de
déjeuner demain. Type d’homme formidable. Mince et un peu frêle. Mais une tête
magnifique et d’une grande noblesse (d’après des photos d’ailleurs, le costume
européen lui va mieux que le vêtement traditionnel). Hôtel particulier meublé
sobrement – à la française, mais avec goût.
Malheureusement, Madame Darde a beaucoup
parlé et la discrétion de l’ambassadeur a rendu la conversation moins
multilatérale. Visiblement, il était heureux de me recevoir. Je lui ai dit
combien j’arrivais en demandeur dans son pays, et combien j’étais heureux de le
connaître, que les contacts que j’avais eus jusqu’alors, m’encourageaient. Que
j’avais « choisi » la Mauritanie pour le désert et l’austérité.
(A vrai dire, je mettais Madagsacar en
premier, au mois de Novembre, en remplissant ma demande. Mais Madagascar était
impossible à obtenir. D’emblée, j’ai écarté les grandes villes : Dakar,
Abidjan. Creyssel m’a proposé Tchad ou Mauritanie, relevant le fait qu’un
« scout » serait utile en Mauritanie, pour des déplacements éventuels.
Maman, sur le conseil du Père Boulanger, m’a fait choisir la Mauritanie. Et
depuis, je me suis ancré et consolidé dans mon choix, le ratifiant plus chaque
jour
. spiritualité du désert : austérité,
et silence
. le fait que je sois le seul E.N.A. Pas
de « faisandage » de combine, pas à voir, toute une année, des gens
avec qui je ne sympathiserai guère.)
L’ambassadeur a souligné qu’il comptait
sur moi pour fertiliser le
désert. Autrement dit, voir les deux côtés, et apporter au pays. Dans cet ordre
d’idées, pour que la coopération culturelle en soit vraiment une, je prendrai
des leçons d’arabe à Nouakchott [3].
Comment faire reespecter nos idées et notre culture, si nous ignorons les idées
et la culture de notre interlocuteur. Je crois d’ailleurs que cet effort peut
me faciliter bien des contacts.
M’a fait part de sa foi dans son pays. Au début, il y a cinq ou six ans, était
sceptique (a d’ailleurs été communiste, ou marxiste dans sa jequnesse). Premier
conseil des ministres à Nouakchott sous la tente. N’y croyait pas. Mais
maintenant sait que cela est possible, que c’est en route, que son pays a de
l’avenir. A foi en lui. J’aime qu’il m’a amené à partager cette foi.
A une question de monsieur Darde sur le
parti unique [4], il a
répondu très clairement et très simplement.
* nécessité armature et colonne vertébrale
pour le pays. Pas le luxe ni les moyens d’une opposition.
* rôle d’information. D’où nécessité d’une
non-identification avec l’administration. Administration traditionnellement mal
vue (souvenir colonial), d’où information apparemment non engagée. Au fond,
parti à la fois canalisation et courroie de transmission.
M’a demandé avec beaucoup de franchise, si
je pensais que le régime capitaliste était plus adapté que le régime socialiste
à la Mauritanie. Je lui ai dit que je partais en Mauritanie sans aucune idée
préconçue, ne connaissant pratiquement rien du pays. Mais que je le tiendrai au
courant de mes impressions. Qu’en retour, je lui demandais de me faire
confiance, et de me guider un peu.
M’a paru plus informé par Le Monde que par son gouvernement. Je
touche là – je crois – un des problèmes essentiels de la diplomatie.
(Petit scandale que j’ai constaté hier à
la Coopération, et qui rejoint mon observation précédente. Un rapport sur les
possibilités de recasement en Mauritanie des travailleurs mauritaniens en
France, fort intéressant, et qui intéresserait au premier chef les autorités
mauritaniennes, ne leur pas été distribué, faute de crédits.
D’ailleurs, un autre fait frappant :
toute la documentation, même officielle, est de source française. Au moins
celle de base. Indépendance ?
Que le rôle des dirigeants mauritaniens
doit être dur parfois tant de telles conditions, de parler en Mauritaniens et
de connaître leur pays et son intérêt…
àC’est
d’ailleurs un des côtés par lequel je peux aider la Mauritanie, c’est faire connaître et aimer aux
Mauritaniens, leur propre pays.)
Le dîner avait lieu le mercredi 3 Février.
+ thé au Copar, chez Mohamed Ould Daddah, avec
les Darde. Ahmed et Hamdi (que je connaissais de vue par le Droit, mais avec
qui je n’avais guère parlé…) étaient là. Rite du thé. Petits verres. Thé amer,
puis de plus en plus sucré à mesure des « resucées » (au sens propre,
car les verres sont mélangés à chaque fois) que l’on verse dans les verres de
très haut. Petite théière jolie. (Claude m’a appris l’autre dimanche qu’elles
étaient en vente au Prisunic.
Dommage…, cf. la rose artificielle de Sacha Guitry).
Conversation détendue mais banale. Le
moins qu’on puisse dire est que les contacts sont faciles. Mais peuvent-ils
être vraiment profonds ? Mon séjour à Nouakchott, le dira peut-être ?
Dans l’auto., en me ramenant à la maison,
les Darde m’ont parlé du problème de la femme
. excision dès la naissance (conséquences
surtout psychologiques)
. Mauritaniens se marient plus volontiers
avec Européennes, dès qu’ils sont évolués (problème de Mme Moktar)
. conception du mariage dans l’Islam, pas
polygame dans l’espace (une femme à la fois) mais dans le temps
+ lundi dernier, 8 Février
Conversation fort agréable, chez Miss Cha.
[5]
avec le colonel Chalmel, qui a passé deux ou trois en Mauritanie, dans les
méharistes vers 1925-1930. Description très vivante des combats, mission
essentiellement militaire. Convergence avec Madame Darde sur la beauté et la
spiritualité du désert, qu’on ne pénètre qu’avec le temps. Notions sur les
points d’eau et les pâturages. Insiste et j’en ai été frappé) sur la liberté des Maures. Vont où ils
veulent. Pas le canal des mers et des maisons. A aussi souligné que le Maure
n’était pas travailleur.
+ juste après, à la Rhumerie.
Entretien avec Creyssel (et aussi ceux qui
partent en R.C.A., au Sénégal et en Haute-Volta). Est revenu en passant sur
l’idée de non-travail des Maures. M’a parlé longuement de l’Ecole, de Widmer [6]
(cinquantaine bien passée, marié à Américaine), goût de l’efficacité, du
rendement. A reparlé de mon double travail : enseignant à Nouakchott, et
« messageries » culturelles pour ressourcer les fonctionnaires.
+ mardi après-midi, à la
Miferma.
Reçu cordialement par M. Paoli,
bourlingueur, qui a fait la guerre dans le Pacifique. Société florissante.
Toujours impressionné par l’infrastructure de la société sur place. A paru être
un peu tendu vis-à-vis de la Mauritanie. Conscient de créer un Etat dans l’Etat.
Les brochures qu’il m’a remises, montre les installations et même
l’investissement social. De toutes façons, il me faudra bien connaître le
dossier Miferma.
A un peu peur du désert. Mais reconnaît
combien il est majestueux. Néant. Vide. Il n’y a rien. Je serai bien reçu à la
Miferma.
+ hier, déjeuner avec
Dumont-Martin (fonctionnaire à la Coopération) et avec M. Cornu, conseiller à
la Fonction publique Nouakchott. A jeté
beaucoup d’eau sur le feu. C’est peut-être bon, car je me faisais peut-être une
trop belle idée de mon séjour là-bas : week-end en brousse, contacts
multiples, etc… voire voyages.
. sceptique sur les contacts, n’en a pas
personnellement. Estime que c’est question de don et de personnalité.
. trouve le Mauritanien paresseux, peu
ouvert au porogrès, dissimulateur et faux. On croit être de plain-pied alors
qu’on ne l’est pas.
. a insisté sur le problème des crédits.
Tout étant absorbé par la construction de l’Ecole, rien ou peu pour
l’enseignement. Pour aller en brousse (brousse = ce qui n’est pas la
capitale), il faudra probablement me débrouiller par moi-même.
. m’a donné l’impression que les Français
vivaient repliés sur eux-mêmes. Ne cherchent pas les contacts avec les
Mauritaniens.
J’espère ne pas être coupé,
par un écran de Français et ne pas avoir à choisir entre les Français et les
Mauritaniens. Risque de recevoir de belles idées et d’être enthousiasmé à
Paris, et d’être enterré complètement à Nouakchott. Nécessité si je veux
connaître le pays, et ceux qui l’habitent, de sortir de Nouakchott. Espoir que
le contact sera amical et facile avec l’ambassade et que je pourrai avoir des
liens avec les hauts-fonctionnaires mauritaniens.
Donc ensemble de points de
vue, notes discordantes sur la Mauritanie. Je pense que toutes deux sont vraies.
L’amitié et la vérité sont possibles avec les Mauritaniens, mais avec beaucoup
plus de temps, peut-être, que les apparences ne le laissent croire.
Réflexion commune du colonel
Chalmel et de madame Darde : intuition étonnante du Mauritanien, et promptitude
à juger et à estimer. Ce peut (toute modestie mise à part) être une force pour
moi, qui aime jouer cartes sur table, et parle franchement.
[1] - près de
Saint-Nom-la-Bretèche, aux environs de Paris : j’y ai effectué « mes
classes » militaires, sans grade
[2] - abréviation pour
République Islamique de Mauritanie
[3] - je ne l’ai
malheureusement pas fait
[4] - il vient d’être
constitutionnalisé par une loi du 12 Janvier 1965
[5] - première
agrégée d’anglais en France, 1911 – cinquante ans au lycée Racine – amie de mes
grands-parents maternels depuis leur séjour à Saint-Quentin au début des années
1920, avant leur participation à l’occupation de la Rhénanie
[6] - la Mauritanie doit
certainement les fondements statutaires et matériels de son Ecole nationale
d’administration à cet homme exceptionnel de ténacité, de patience, de revenue
à la charge. Grand,
toujours costumé et cravaté, chapeau, place du mort dans un combi bleu à toit
blanc, il va recueillir lui-même les signatures ministérielles pour cette
entreprise. Parcours antérieur que je n’ai pas su sinon qu’il était du côté de la France libre, au Levant –
la mission laïque – pendant la guerre. Egotiste et autiste, il n’est pas
sympathique, mais il a l’acharnement
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