La
Mauritanie : regards sur elle et mode d’emploi,
pour
les siens et pour les autres
J’ai connu la Mauritanie dès la
seconde étape de sa période fondatrice (après la première étape de
l’indépendance et de l’institutionnalisation du parti unique, celle de la mise
en pratique de ces deux acquis) y ayant séjourné comme coopérant du service national
français à la future Ecole nationale d’administration de Nouakchott en
19965-1966, puis comme stagiaire de l’E.N.A. française à Miferma à l’automne de
1967. J’ai vécu la troisième, celle de la recherche du consensus pour une
nouvelle génération : œuvre marquée par la personnalité patiente et
séduisante du Président à partir de 1968, m’invitant très fréquemment à me
mettre à jour dans la capitale et à le suivre en tournées dans tout le pays. De
1975 à 1978, commençant une carrière diplomatique française à l’étranger, je ne
suis pas revenu en Mauritanie et n’ai donc aucune sensation ni souvenir
dialogué de cette période pendant laquelle la fondation s’est détraquée puis a
été inopinément détruite. De 1978 à 2001, je n’ai su de la Mauritanie que ce
que m’en apprenait Moktar Ould Daddah avec lequel je n’ai pas cessé de
m’entretenir, parfois plusieurs jours d’affilée, mais au moins une fois par an.
Revenant au pays pour accompagner mon éminent ami, sa femme et l’aîné de ses
fils en fin d’exil, j’ai interrogé de cette année-là à 2006, en séjournant
fréquemment et chaque fois plusieurs semaines, les personnalités de la première
époque tout en contribuant à la relecture des mémoires du Président, dont le
premier jet manuscrit a constitué les quatre-cinquièmes du livre finalement mis
au point par lui avec son épouse et moi. Je ne suis plus revenu en Mauritanie
depuis, j’ai entamé une collaboration bimensuelle puis quasi-hebdomadaire avec Le Calame (www.lecalame.info directeur Ahmed Ould Cheikh),
d’abord consacrée à la mémoire nationale pensant pouvoir, en l’écrivant pour ce
qui m’est accessible en documentation et en langue, y contribuer et la
répandre. Le putsch de 2008 m’a surpris au moment où allait s’organiser une
relation de travail avec l’ancien ministre de Moktar Ould Daddah, Sidi Mohamed
Ould Cheikh Abdallahi, élu l’année précédente contre un ami de plus longue
date, demi-frère du fondateur, Ahmed Ould Daddah. Avec celui-ci, j’avais
commencé d’agir en politique intérieure puisque je l’accompagnais dans ses
démarches de contestation du régime de Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya à Paris et
à Bruxelles. J’ai alors tenté de maintenir les autorités françaises dans leur
condamnation du coup militaire, puis de les y faire revenir. En vain. Je n’ai
pu depuis convaincre ni leurs représentants à Nouakchott ni elles-mêmes au
niveau des cabinets ministériels et de la « cellule africaine » à
l’Elysée de contribuer à l’invention mauritanienne d’une démocratie sincère et
adaptée. En 2008-2009, puis à plusieurs reprises depuis « la balle
amie » d’Octobre 2012, je me suis proposé à l’homme fort pour établir un
début de dialogue non public et portant sur des bases de consensus avec les
opposants. Sans jamais recevoir une réponse personnelle et directe, j’ai été
considéré comme un demandeur, non comme un outil du bien commun.
L’évidence
a été depuis le putsch que la réponse à la dictature et l’empêchement à ce
qu’elle se perpétue sous couvert de son contraire… est une unité de
l’opposition et des opposants. Faute qu’elle ait été conséquente lors des
« négociations » de Dakar en Mai-Juin 2009, par un refus absolu de la
candidature du putschiste à cette élection anticipée pour
« rectification » de celle de Mars 2007, une stratégie du long terme
s’imposait à partir d’Août 2009. L’unité manifestée par le choix intangible
d’un candidat unique à l’élection présidentielle quelle qu’en soit la date, par
une mise en notoriété nationale et mondiale de ce candidat entouré de ses pairs
de l’opposition de manière à propos au pays et aux observateurs une alternative
précise au cours du moment et par un site unique d’information et de
communication de tous les partis d’opposition. Cela ne s’est pas fait, le
boycott des scrutins en préparation ne sera le fait que de certaines formations
– du moins est-ce l’état immédiat de la question – et les opposants ne sont pas
parvenus à être crédibles ni pour le pouvoir en place, ni pour la population,
ni pour les partenaires étrangers.
Une
nouvelle note après des dizaines depuis l’été de 2008 aurait quel
destinataire ? qui ne soit déjà convaincu soit de la justesse de sa position :
pouvoir en place, partenaires étrangers s’en satisfaisant et ne contribuant
qu’à son éventuelle meilleure présentation, soit de ce que la partie est
désormais perdue.
Un
récit et un bilan des cinq années écoulées n’ont pas d’intérêt. Pratique, il
sera toujours temps d’écrire l’un en conclusion attristée et suspendue d’un
abrégé d’une histoire réconciliée de la Mauritanie de 1903 (arrivée des
Français en forme de conquête puis d’administration du pays) à ces jours, et
l’autre ne peut être documenté puisque les sources publiques, nationales et
internationales, ont déjà été prises en défaut de sincérité statistiques et
factuelle, et que les autres sont partielles, peut-être partiales. Seul
ressortirait l’irrespect constant de l’état de droit et des personnes, les
libertés publiques faisant l’objet de grâce présidentielle jamais de procès en
règle. Seul paraîtrait une mise en cause personnelle et fréquente du général
Mohamed Ould Aziz, ne se reconnaissant – et seulement depuis peu – qu’une seule
incapacité, la gestion des eaux usées dans la capitale.
En
revanche, le pays mis ainsi sous clé par la pratique gouvernementale de ces
années et par l’amnésie de la plupart des partenaires et des observateurs à qui
la possibilité d’un autre état de la Mauritanie et d’un autre avenir que ceux
de maintenant, est possible puisqu’ils ont eu un précédent – de 1957 à 1978 –
frémit d’immenses interrogations. Fondamentalement, mentalement, la Mauritanie
non seulement n’a pas changé mais elle a tenu dans ses composantes et dans son
identité telles qu’elle les avait fait reconnaître aux siens et à leurs
partenaires, malgré les dictatures et les coups militaires, malgré aussi
l’inconséquence des oppositions – excusables
il est vrai tant elles sont interdites de moyens pratiques et tant elles
sont marginalisées dans les analyses et les commentaires étrangers. Mais les
solutions d’antan trouvées en période consensuelle et exprimées par une
personnalité aussi modeste et modérée de comportement, qu’intransigeante et
consciente de son rôle de catalysateur, demandent des mises à jour et des
novations, dont une dictature est incapable.
Fixité et enjeux donc. Je tente ici de les décrire.
*
* *
L’actuel
moment mauritanien combine plusieurs précédents propres au pays. Ceux-ci
peuvent se considérer aux deux points de vue des nationaux et des Français.
L’homme
au pouvoir, militaire défroqué, organise des élections qui tourneront forcément
à son avantage parce que techniquement douteuses et parce que le processus
électoral, d’introduction coloniale, a toujours été influencé (décisivement)
par la possession d’état et la dépendance physique et mentale de la plus grande
partie de la population. Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya et Mohamed Ould Abdel
Aziz ont en commun d’avoir préparé leur prise de possession durable du pouvoir
dans l’ombre et sans que des concurrents pas plus délicats qu’eux, d’ailleurs,
s’en soient aperçus. Putschiste de la première heure, Maaouyia est maire du
palais pendant six ans, mais mêlé, sans compromission et sans choix affiché que
pour le gagnant final, aux éphémérides de la première période gouvernement
militaire, période relativement collégiale qui permit sa dissimulation. Mohamed
Ould Abdel Aziz, autant qu’on puisse le reconstituer, est dans l’intimité de
Maaouyia mais seulement pour la tecnique sécuritaire, séparée semble-t-il du
renseignement et lui aussi importe autant lors du putsch manqué de 2003 que de
celui réussi en 2005 mais devant aboutir à un semblant seulement de passage du
pouvoir aux civils et aux urnes. La France est consdérée généralement comme
ayant choisi son homme dans les deux cas : les visites du chef
d’état-major des armées françaises à son homologue mauritanien jusqu’à quelques
mois de son putsch en 1984, l’évaluation positive par les services français du
chef de l’état-major particulier de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, seul
président civil depuis trente ans alors, dès les premiers mois d’exercice de
celui-ci.
Ces
précédents laissent prévoir la suite, c’est-à-dire l’imprévisibilité d’un
dénouement qui peut se faire attendre pendant deux décennies, une parodie de
vie politique, seul le multipartisme faisant façade mais ne correspondant en
rien ni aux nécessités du pays ni, à l’exception de deux ou trois formations
dans l’opposition, et du système de parti d’Etat pour pouvoir en place, et donc
un système opaque pour son ensemble, propre donc à la corruption. Le dénouement
ne peut être que violent. Paradoxalement, la persévérance de l’étranger, mené
en cela par la France, s’applique au formalisme d’élections dont la légitimité
et la respectabilité importeraient moins que la confirmation au pouvoir de leur
organisateur. La France a recommandé avec constance le travesti d’une
succession par la force à la présidence de la République en une élection dont
il fallait qu’elle enregistre la participation du plus grand nombre de partis
et de candidats, surtout d’opposition. Elle a la même recommandation, cet
automne, pour la perpétuation du putschiste au pouvoir. La vie politique,
simplifiée à l’extrême d’un gouvernement autoritaire et de consultations sans
contrôle, sous Maaouyia, s’est « enrichie » depuis 2008 d’éphémérides
fréquemment renouvelés d’états-généraux, de dialogues organisés débauchant
immanquablement une partie de l’opposition mais en en confirmant une autre.
La
nouveauté est cependant là, elle aussi. La corruption de l’Etat et le
clientélisme étaient une manière de gouverner de Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya
mais ne firent ni son ancrage politique ni sa fortune personnelle, comme sa
chute l’a montré. Mohamed Ould Abdel Aziz place ses familiers et contribules,
alors même qu’il est lui-même de naissance et de sociologie incertaines, et il
fait une fortune personnelle. Le maquillage des comptes publics, les
comptabilités occultes et doubles des grandes institutions bancaires et
financières publiques et privées, à commencer par la Banque centrale de
Mauritanie ne datent pas de 2008 et l’organigramme des grandes fortunes privées
en Mauritanie n’a pas évolué depuis la prise de pouvoir de Mohamed Ould Abdel
Aziz. Il est même possible que ces fortunes, antérieures de constitution à la
sienne, deviennent une forme d’opposition et donc un facteur d’inconnu pour la
prochaine dévolution du pouvoir aussi importantes que les forces armées. Ces
deux ensembles échappent manifestement à l’analyse des observateurs étrangers
et semblent demeurer imperméables aux influences de l’extérieur. La France qui
a eu longtemps l’expertise du pays, héritée des cinquante ans de sa présence
administrative et militaire, n’a pas plus la main que d’autres.
La
considération stratégique du pays, par lui-même et par ses partenaires, en
revanche ne change pas. Au monisme de la ressource en fer qui caractérisa les
années fondatrices, a succédé une diversification relative : la richesse
halieutique est le thème principal e la relation euro-mauritanienne, ce qui ne
fait plus de la France le partenaire économique principal, et le sous-sol reste
l’objet de négociations complexes, champ certainement ouvert à toutes les
corruptions autant qu’aux abus par l’étranger du moindre savoir de la
Mauritanie sur ses propres ressources. La question de la part du Sahara
anciennement administré par l’Espagne avait rendu vulnérable la Mauritanie et
même provoqué la chute du régime fondateur, pourtant largement consensuel. Sans
que la France y ait directement pris part, elle fut certainement satisfaite de
n’avoir plus à plaider que le dialogue et la sécurité collective plutôt qu’à
participer à un effort de guerre fut-il également à l’avantage du grand partenaire
marocain, face à une Algérie finalement la moins préférée des trois anciennes
possessions maghrébines. La question d’aujourd’hui : un Sahel et le plus
vaste ensemble désertique de l’Afrique désormais champ d’existence et d’action
des mouvements extrêmistes très entreprenants et rayonnants, place la Mauritanie en position courtisée. La
situation économique, les progrès en équipement, les propensions à investir en
services ou en explorations sont donc au second plan. Ce qui d’une part permet
tous les cheminements financiers souterrains et d’autre part met en vue le
responsable politique suprême, quelle que soit sa personnalité. Maaouyia Ould
Sid’Ahmed Taya et Mohamed Ould Abdel Aziz n’ont jamais paru exceptionnels ni
aux yeux de leurs compatriotes ni aux partenaires, interlocuteurs et diplomates
étrangers. Il est vrai que ces derniers n’avaient jamais vraiment – génération
précédent – vraiment distingué Moktar Ould Daddah, généralement présenté et
vécu par eux comme difficile à évaluer et comprendre. Mais l’actuel homme fort
est particulièrement univoque. Il semble ne se mouvoir que dans le présent et
en cela correspond parfaitement à des interlocuteurs et à une époque
diplomatique et géo-stratégique ne traitant que l’immédiat, ne se préoccupant
d’aucune fondation, s’obsédant sur une seule inimitié et ne suivant qu’une
seule ligne de lecture.
Les
acteurs mauritaniens, personnes physiques, autres que l’homme fort de la
période sont peu honorés par l’étranger et ne s’imposent pas parmi leurs
compatriotes. Sauf pour Ahmed Ould Daddah et Messaoud Ould Boulkheir, les
parcours, et même la reconnaissance légale de leur parti, sont relativement
récents, tandis que les deux premiers sont en politique active et en campagne
électorale depuis vingt ans, avec un visage typé . Pour Ahmed Ould Daddah
: l’expérience de l’Etat, de ses prérogatives économiques et monétaires à
l’intérieur et à l’extérieur ainsi que l’appartenance à l’Internationale
socialiste, sans qu’il soit possible d’assurer que son nom lui vaut un
supplément de définition dans l’opinion nationale. Pour Messaoud Ould
Boulkheir, c’est évidemment l’extraction haratine mais une évolution politique
qui lui a fait perdre le monopole de représentation d’une composante
mauritanienne, majoritaire physiquement et culturellement à beaucoup de points
de vue. Ces deux opposants sont compétiteurs entretemps depuis le
rétablissement d’un cadre légal pour la vie politique mauritanienne en Juin
1991 puisque l’un voulut que l’opposition s’en tienne au boycott du probable
plébiscite du militaire alors en place, et que l’autre arrivant de l’étranger
imposa au contraire sa propre participation, et l’emporta peut-être dans les
urnes en Janvier 1992.
Le clivage en stratégie
politique intérieure n’a donc pas changé et ne changera pas tant que les
régimes resteront autoritaires et disposeront, unilatéralement, du calendrier
et des formes pour les élections. Du point de vue de l’étranger, et notamment
de la France, pour qui la possession exclusive de l’outil électoral n’est pas
illégitime, seule comptant ce qu’elle produit, aucun opposant n’a jamais été
discerné comme l’homme de l’avenir et l’opposition en tant que telle a toujours
été regardée comme devant être conduite au ralliement. Il n’y a donc pas de
débat – pour l’observateur – sur les alternatives se présentant aux
Mauritaniens, à leurs dirigeants et aux opposants.
*
* *
Cette
fixité de toute la superficialité mauritanienne n’a jamais correspondu à la
réalité, mais elle correspond à l’analyse courante et, en cela, l’étranger de
plus en plus appelé à valider pas seulement des scrutins, mais même le jugement
du pays sur lui-même, joue un rôle majeur dans la conscience natiuonale.
La
Mauritanie a eu de très nombreux et difficiles choix d’elle-même, en beaucoup
de points de vue, à poser pendant ses années fondatrices. Celles-ci l’ont
d’ailleurs été évidemment du fait de la personnalité de Moktar Ould Daddah
aussi tenace que consensuel, mais surtout parce des choix ont été faits. Leur
force a été d’ailleurs qu’ils ont été posés avec une indépendance d’esprit
vérifiable autant par ses compatriotes que par l’ancienne métropole ou les
différents revendicateurs de chemins très différents qui, s’ils avaient été,
l’un ou l’autre suivis en politique intérieure comme en relations extérieures,
auraient empêché tout bonnement la naissance d’un pays moderne, d’une nationalité
certes complexe mais cohérente, la naissance de la Mauritanie. Choix habilement
énoncés et encore mieux pratiqués alors qu’ils étaient souvent contraints et
recélaient en eux-mêmes des contradictions qui auraient été destructrices si
l’ambiance unitaire et volontariste n’avait été constamment entretenue, pendant
plus de vingt ans. La vocation à unir Afrique noire et Afrique blanche, à zéler
une unité régionale de coopération ouest-africaine et à rejoindre une entente
inter-maghrébine conciliait des options, des appartenances différentes, sinon
opposées. Le monopole en tous domaines d’un parti constitutionnel unique de
l’Etat s’est pratiqué par le débat, les remises en cause périodiques et
l’ouverture aux nouvelles vagues de diplômes formés à l’étranger et a priori
peu convaincus par ce monisme. Le règlement par partage avec le Maroc de la
succession espagnole au Sahara était de même facture. L’exercice du pouvoir par
les militaires a opéré des choix sans souci d’équilibre ou de synthèse. Le
multipartisme n’a pas été sincèrement pratiqué malgré son instauration il y a
maintenant plus de vingt ans puisqu’il n’a eu aucun débouché politique par la
formation de gouvernement d’unité nationale, sauf les trois semaines de la
campagne présidentielle de Juillet 2009, ni aucune conséquence électorale. Les
seules élections techniquement contrôlées de façon incontestable et incontestée
(celles s’étant déroulées pour les assemblées locales et nationales, puis pour
la présidence de la République de l’automne de 2006 au printemps de 2007) n’ont
pas été animées par les partis, mais par des personnalités. La tutelle
d’ambiance par les militaires n’a été dénoncée qu’après coup mais l’innovation
consistant à permettre et à encourager des candidatures à tous niveaux qui soient
indépendantes de tout mouvement politique, quoique fermement dénoncée dès que
les militaires l’envisagèrent, n’a pas été regardée ni par les Mauritaniens ni
par l’étranger comme dangereuse pour l’avenir de la future démocratie
politique. C’était en fait revenir à la tradition reçue de la période
d’administration étrangère (celle de la France de 1903 à 1957) :
l’encouragement à la disponibilité des élites traditionnelles ou à présent
modernes aussi pour une part, vis-à-vis de tout pouvoir en place.
Pour
un Français observant la Mauritanie et les Mauritaniens depuis près de
cinquante ans, la continuité l’emporte donc largement sur l’accidentel et sur
les nombreuses mutations matérielles et mentales. Pour un analyste plus jeune
et qui par fonction doit privilégier l’existant s’il n’est pas carrément
insatisfaisant, et qui traite avec la possession d’état, c’est aussi la
continuité qui l’emporte, mais d’une autre nature. Un regard selon l’histoire,
celle-ci elle-même déterminée par la géographie, surtout climatique,
répartissant ethnies, mode de vie, en organisant les relations de métissage et
de différenciation, constate cette continuité et croit pouvoir en faire la base
d’une imagination de la suite qui exploiterait les acquis pour une rupture avec
une trentaine d’années opaques. Un regard de partenaire du moment avec l’homme
du moment souhaite au contraire une continuité avec le présent, sa perpétuation
et se contente de tout élément modifiant, surtout à son adresse, les présentations
de cette opacité et de ces dénis de diversité, de contestation et de consensus.
Autant
il est impossible de prédire les formes de dévolution du pouvoir à celui –
personne physique ou collectif signifiant un consensus national pour une
nouvelle transition – et a fortiori la date de cette succession, autant il est
certain que certaines questions ne peuvent plus attendre leur réponse. Elles
sont devenues belligènes.
La
première est d’énoncé très complexe car pour la plupart des Mauritaniens, elle
n’est certes plus ni tabou ni secondaire, comme elle le fut dans les années
fondatrices dont la dynamique était telle que les facteurs d’unité
l’emportaient et faisaient cohésion, même du disparate ou de l’attentiste.
Pratiques de l’esclavage ? métissage des composantes blanches et noires du
pays d’une manière forcée historiquement ? métissage physique mais
assimilation culturelle, linguistique ? Un parti, puis plusieurs
mouvements haratines ont leur historicité, leur reconnaissance légale, mais
d’autres expressions, celles de représentations, souvent à l’étranger (ainsi
les F.L.A.M.), des Muritaniens originaires de la vallée du Fleuve ne l’ont pas.
Les uns réclament la réforme des mœurs sociales et économiques, les autres des
révisions constitutionnelles de substance. L’ensemble de ces pétitions et de
ces militances a sa modération dans des parcours individuels montrant une
égalité de chance et de participation pour tous les Mauritaniens quelle que
soit leur extraction. Mais ces exemples ne suffisent plus, et des problèmes
ponctuels, parce qu’ils dérivent des différents énoncés de cette question des
différences sociales et ethniques – pratiquement évidentes mais non reconnues
en tant que telles légalement, ce qui est un choix, sans doute le moins mauvais
à condition que le déni des particularismes impose par voie de conséquence
égalité en tout – sont devenus périlleux. Le paroxysme du printemps de 1989,
dont les causes historiques ont été presqu’aussitôt établies et n’ont été
exceptionnelles que du fait des ambiances politiques délétères au Sénégal et en
Mauritanie, ne s’est pas renouvelé. Il avait suivi de peu des énoncés
politiques (« le manifeste du négro-mauritanien opprimé » . première
circulation en Avril 1986) qui favorisèrent des semblants de coups militaires
et des répressions, voire des hécatombes d’une réalité terrible et inoubliable.
Peuvent-ils se reproduire ? Les événements de Boutilimit, la semaine
dernière, n’ont pas de précédents en nombre de victimes, de morts, mais les
échauffourées et interventions des forces dites de l’ordre, en ont beaucoup
depuis l’été de 2009 et la « mise en sommeil » des législations
d’éradication, de criminalisation et d’abolition de l’esclavage votées
laborieusement en Septembre 2007, à l’initiative de Sidi Mohamed Ould Cheikh
Abdallahi. Esclavage mais aussi question de la langue, toujours pas
sanctuarisée comme l’ont montré révoltes et incendies à l’université de
Nouakchott au début de 2010. A chaque établissement ou rétablissement du
système autoritaire, ont surgi depuis Septembre 1978 des contestations ne
demeurant pas longtemps dans la seule enceinte universitaire. Résoudre
l’ensemble de la question sociale et culturelle suppose un tout autre climat et
des engagements consensuels dans une durée certaines.
L’identité
islamique ne fait apparemment pas autant question, mais l’autorisation de
Tawassoul a été une rupture dans la tradition politique mauritanienne pour
laquelle le multipartisme ne pouvait admettre une composante principalement
religieuse. Les militaires combattirent, emprisonnèrent et interdirent tout
expression politique s’y référant ou prétendant se fonder sur elle. Sidi
Mohamed Ould Cheikh Abdallahi autorisa au contraire ce parti, élément certain
de la détermination de Mohamed Ould Abdel Aziz pour l’éliminer. Le jeu actuel
serait à la fois une démonstration électorale – de force selon Tawassoul, de
faiblesse selon le pouvoir en place – mais surtout une manifestation de l’identité
réelle du parti, d’abord en quête d’existence à fins propres, ou d’abord en
militance démocratique. Eclatement possible du parti ? En réalité,
difficile mise en place d’une expression islamique de la vie publique et
démocratique mauritanienne dans un contexte international manichéen,
particulièrement dans la zone géographique et culturelle à laquelle appartient
le pays, et dans un contexte social facilitant les recrutements terroristes.
L’irrespect des droits et de la dignité de l’homme étant déjà chronique, la
régression que représenterait vis-à-vis de ces droits une application de la
Charia – en procédure pénale mauritanienne – telle qu’en eût idée l’un des
lointains prédécesseurs de Mohamed Ould Abdel Aziz, Mohamed Khouna Ould
Haïdalla serait une sorte de contradiction. Deux ordres de violences, les unes
morales, les autres physiques s’additionneraient à grands risques pour une
Mauritanie déjà trop souvent regardée comme le pays de l’esclavage. Il reste –
comme l’ont montré l’autidafé de Biram Dah Ould Abeïd et les réactions très
antagonistes qu’il provoqua – que la déclinaison pratique de l’identité
islamique du pays manque encore d’expression, de réflexion publiques et qu’elle
demeure dans le registre des convictions privées. Donc dans l’indéfini. Celui-ci
est-il préférable ?
La
participation aux interrogations parfois violentes et d’expression
internationale, le plus souvent implicites, sur les découpages territoriaux
issus des partages et bornages coloniaux, n’a jamais vraiment caractérisé ni la
politique étrangère mauritanienne ni l’opinion nationale. Comme pour beaucoup
de sujets, potentiellement polémiques, les Mauritaniens et leurs dirigeants
distinguent des évidences : l’ensemble mauritanien, au sens d’ailleurs de
l’avis de la Cour internationale de justice, rendu en Octobre 1974, concerne
bien les espaces et les populations d’ouest en est de l’Atlantique aux marches
septentrionales du Mali, voire du Niger. Mais cela ne s’est jamais manifesté en
irrédentisme militant. Le partage de la possession espagnole a été davantage,
dans la pensée de Moktar Ould Daddah, un arrangement de frontière avec le Maroc
qu’une réunification malgré la présentation de l’époque. Les séparatismes au
nord du Mali n’ont pas été inspirés à Nouakchott. Le pouvoir actuel garde en
mémoire ce qui décida la chute de son prédécesseur à partir de Juin 2005 ;
des incursions à l’est et les forces armées, pourtant très entretenues dans
leur soumission au général Mohamed Ould Abdel Aziz, répugneraient à être
engagés dans ce qui est considéré en Mauritanie-même comme des luttes ethniques
et non comme la restauration d’un ordre public national et unitaire. La
question est cependant dangereuse car elle est offre des possibilités
d’initiatives soudaines pour un pouvoir cherchant à satisfaire une partie de
son opinion.
Cette réflexion attend pour
continuer et proposer que des faits autres que ceux d’une routine autoritaire
au jour le jour, aient lieu. La Mauritanie est apparemment sans autre
orientation que celle-même de son chef actuel : continuer, se perpétuer.
Pour elle, c’est un manque à gagner car la mise en exploitation de l’ensemble
de ses possibilités économiques suppose un nouvau contrat social et que
s’instaure une transparence qu’ailleurs permet ou devrait permettre la
démocratie (la France actuelle malheureusement n’est plus un exemple
d’intégrité selon ses milieux dirigeants). Pour le général Mohamed Ould Abdel
Aziz, c’est manquer l’intelligence que seraient par un relatif désintéressement
personnel, une candidature à sa réélection conditionnée par un sincère intérim
dans l’exercice du pouvoir et un débat ainsi permis, et autre qu’électoral, sur
l’ensemble des questions posées au pays à la troisième génération de son
fondation en époque moderne.
Bertrand Fessard de
Foucault – jeudi 10 Octobre 2013
Annexe
Version
initiale de cette réflexion – dont j’ai vite abandonné le cheminement.
Le
président du moment ne laisse jamais indifférent, qu’il fasse positivement
l’unanimité ou presque : Moktar Ould Daddah et ses années fondatrices,
qu’il ne soit argumenté qu’au titre des réalisations pratiques pour la vie
quotidienne des populations mais pas de sa personnalité : Maaouyia Ould
Sid’Ahmed Taya, Mohamed Ould Abdel Aziz. Les failles du premier, rares sauf les
circonstances de sa chute, les qualités cependant des deux autres, ne sont
dites qu’avec le recul des années. Le pouvoir bien plus concentré et
personnalisé en Mauritanie qu’en France ne donne paradoxalement pas lieu à une
analyse psychologique de son exercice par la personnalité du moment. Ce sont au
contraire les éphémères qui sont le plus commentés pendant leur
« règne » : Mustapha Ould Mohamed Saleck, Mohamed Khouna Ould
Haïdalla, Ely Ould Mohamed Vall et Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi.
L’observateur
étranger, des années 1960 à aujourd’hui, est toujours court dans une analyse
tant le politique mauritanien, surtout au niveau suprême semble se dérober et
n’offrir à qui le considère que le minimum fonctionnel justifiant la rencontre
ou la relation. Aussi le journaliste et le diplomate, de décennies en
décennies, semblent rendre compte d’une unique personnalité alors que le pays a
été diversement gouverné. Deux types peuvent se distinguer : un exercice
collégial tempéré par une conscience de sa responsabilité personnelle a
caractérisé les périodes longues ou brèves de Moktar Ould Daddah et des
premiers militaires de 1978 à 1984, d’Ely Ould Mohamed Vall aussi ; un
système autoritaire et sans délibération, celui de Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya
et de Mohamed Ould Abdel Aziz. Ces deux types, de durée équivalente dans
l’histoire politique de la Mauritanie contemporaine, ont engendré des vies
politiques et une nature, un rôle des partis très différents. Pour le premier,
c’est une recherche constante du consensus, heureuse jusqu’en 1978, impossible
ensuite, suivant qu’il existe ou non un parti de l’Etat, lequel n’est pas un
organe de soutien ou une machine électorale, mais un relais pour la
participation et la délibération. Tandis que pour le second, le multipartisme
apparent dissimule l’absence de débouché pratique pour les opinions
discordantes. La participation dans le premier cas est l’objectif principal
d’une vie politique qui veut mobiliser la population vers du mental :
l’unité nationale, et vers du pratique : le développement, l’équipement
économiques. Dans le second la satisfaction de critères importés : tenue
des élections, multipartisme, permet au régime d’être moniste.
Les quinze mois de Sidi
Mohamed Ould Cheikh Abdallahi sont exceptionnels à tous égards car le président
de ce moment a été encadré a priori par les tenants des systèmes
précédents : l’autorité militaire et un multipartisme sur lesquels il n’a
pas prise. Le consensus qu’il cherche n’a donc pas eu de visée
institutionnelle, mais des expressions thématiques : le règlement du
passif humanitaire, le retour des réfugiés, la confrontation radicale avec la
principale des plaies sociales mauritaniennes, l’esclavage. Les régimes et
périodes autoritaires se sont prétendus, l’actuel se prétend démocratique
tandis que la période fondatrice a affiché sa nature moniste.
Ces différences
profondes sont regardées de deux manières antagonistes.
Pour l’étranger et
notamment pour les ressortissants ou les représentants de l’ancienne métropole,
le régime fondateur et la courte période démocratique – dont la parenté
spirituelle s’explique, malgré l’éloignement l’un de l’autre dans le temps
(trente ans) par les personnalités, les parcours assez analogues de Moktar Ould
Daddah et de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, et leur correspondance puis
leur collaboration – sont ceux d’une Mauritanie fragile, tandis que les
périodes autoritaires, appréciées par la France (la relation particulière
accordée par Jacques Chirac à Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya, dont la coincidence
d’un voyage officiel en Mauritanie à l’ouverture de la campagne de réélection
présidentielle – son rôle de caution à l’international du putsch du 6 Août à
une légitimation élective le 18 Juillet suivant et sa pression sur la
négéociation de Dakar), produisent un pays stratégiquement sûr et constant.
Pour les Mauritaniens,
qu’ils soutiennent ou non le pouvoir du moment, sa longévité ou sa précarité,
les clivages d’une période à l’autre, d’une ambiance à l’autre ne sont pas du
tout de cette sorte. BFF
. dimanche 7 Octobre 2013
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