Depuis
deux mois, c’est bien plus qu’une contestation en plein air, les
ronds-points dans les abords de ville et à des passages fréquentés,
des manifestations urbaines à lieux très variables avec des images
de grande violence et de forts symboles, des autos-blindées, des
gardes mobiles proches d’être lynchés, les forces de l’ordre
prises au dépourvu les premières semaines et ripostant avec des
armes contestées et dangereuses. C’est bien plus que l’apparition
d’un mouvement dont le langage est évidemment commun tant il est
spontané et sort des entrailles mais qui n’a pas d’organisation
autre que la communication sur les « réseaux sociaux »,
que donc la société politique faite de syndicats, de partis,
d’institutions ne peut ni comprendre ni saisir. Cette novation est
en elle-même de taille, « les irréductibles gaulois »
de la fameuse bande dessinée, commencée d’être publiée dans
l’hebdomadaire Pilote en 1962 et soutenant factuellement de
Gaulle : nous sommes les petits qui ne nous laissons pas
avoir par les grands… fit
observer à André Malraux, l’homme du 18-Juin.
La
situation nationale française est tout simplement – par ce
phénomène qui porte partout une lumière et une mise en évidence
dont on n’avait pas idée, il y a juste deux mois – la mise à nu
du fonctionnement de la Cinquième République, rigidifiée depuis
2002 par la coïncidence des mandats présidentiels et législatifs,
mais surtout et maintenant devenue une monocratie puisque le
président élu en Mai 2017 a accaparé tous les pouvoirs exécutif
et législatif, au lieu de rester l’arbitre, imposant sans
consultation, ni débat et – l’on s’en aperçoit maintenant –
sans véritable réflexion ni projection d’avenir des réformes qui
démantèlent l’État, le service public, et donc le pays.
Contestable donc dans la forme et dans la fond, mais tout était
voilé ou aurait été un lèse majesté tant fut forte la
fascination initiale à laquelle avaient cédé les médias français,
et même internationaux à la suite d’un quinquennat terne,
succédant à un quinquennat de déséquilibre, lui-même issu d’un
exercice presque léthargique : Emmanuel Macron à pas quarante
ans, après François Hollande, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac.
C’est
du jamais vu, c’est impossible à commenter. L’enjeu est
dramatique. Après avoir été surpris au-delà du possible, le
président régnant s’est d’abord claquemuré deux fois huit
jours, donnant à chaque étape une courte allocution, récitée de
la manière la plus rigide de ton et de gestes, puis – trouvaille
inspirée des « gilets jaunes » – le « grand
débat national » dont il est reconnu que l’aboutissement ne
dépendra que de ce qu’il voudra bien en faire ... est devenu
l’occasion de tournées en province et de concours d’endurance en
réunion à huis clos avec les maires de tel ou tel département. Au
début du mouvement, ceux-ci, maintenant cajolés, avaient été
méprisés : le président de la République ne s’était pas
rendu à leur congrès annuel. Le discours des gens du système en
place n’est plus : nous opérons ce que nous avions promis, le
changement que vous souhaitez nous l’accomplissons ; c’est
devenu tout ce que vous voulez peut être « mis sur la
table ». Tout peut se discuter, sauf ce qui a été fait depuis
l’élection présidentielle, sauf la suppression de l’impôt sur
la fortune. Cet impôt cristallise la revendication des
contestataires. Une pratique sincère du referendum par sa possible
convocation citoyenne, et plus seulement présidentielle, est autant
réclamée. Pour l’instant, seule la limitation de vitesse – dix
kilomètres/heure en moins qu’à l’automne – est susceptible
d’amendements. Démocratie et justice sociale ?
Le
suspense français peut donc ainsi se résumer : un pouvoir
rigide, monocratique et prétentieux peut-il se maintenir sans
changer, sans solliciter une nouvelle élection ? Comme si
aucune contestation ne s’était élevée. Peut-il être chassé
avant terme et sans vote ? Les « gilets jaunes » qui
ne se démobilisent pas, certains quittant le mouvement, mais
d’autres le rejoignant, représentent-ils une majorité de Français
souhaitant le départ anticipé du président de la République ?
Les partisans de celui-ci ne sont-ils pas petit à petit pris de
doute quant à l’excellence du mode de direction et d’animation
du pays, inauguré en Mai 2017 par une élection présidentielle à
un tour : le Front national, quel que son nom qui a changé,
quand son candidat figure au second tour, fait automatiquement élire
le compétiteur, le refuge de la démocratie et de la bienséance :
Jacques Chirac en 2002 et Emmanuel Macron en 2017 ? La France
n’est-elle pas absente du monde et des impasses européennes au
moment précis où les relations internationales, leur organisation
presque consensuelle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale,
changent complètement : les Etats-Unis version Donald Trump,
l’ambition déclarée par Xi Jinping d’une hégémonie chinoise
planétaire d’ici le centenaire de la révolution incarnée par Mao
Tse Toung ? Le désordre français coincide avec un
bouleversement de la planète, en autogestion politique de ses
habitants qu’en conditions de son habitabilité à terme.
Plus
rien ne se passe donc comme prévu et rien ne peut se prévoir pour
les semaines et mois à venir. Un Parlement européen composé
d’anti-européens ? Une France s’éprouvant chaque fin de
semaine dans quelques-unes de ses villes de province, plus qu’à
Paris désormais, les « gilets jaunes » apprenant à
s’encadrer, se canaliser pour manifester, s’inscrivant dans la
légalité, alors que le gouvernement perfectionne sa garde
prétorienne et a un avantage évident à ce que se détériore
l’image des contestataires ? Un président isolé qui
contrairement aux soutiens du général de Gaulle en Mai 1968 ne peut
mettre dans la rue, soudainement, spectaculairement, massivement une
foule très supérieure à celle des adversaires ?
Enfin,
des contextes et des voies de conflit s’inaugurent : les
réseaux sociaux, la cyberguerre, les influences étrangères sans
pudeur sont bien plus décisifs que les communications
traditionnelles et les réseaux politiques ou syndicaux. La France ne
connaît plus sa dialectique millénaire de choisir – quand
manquent les repères et même les chefs – l’unité, son unité.
Plus aucun acteur n’a vraiment la scène ou le micro. pour lui
seul. Tandis que bien des pans de l’organisation de l’État, de
la fiscalité, des outils de solidarité apparaissent inadaptés, à
réparer, personne – autorité morale, président de la République,
églises ou partis – ne sait dessiner un plan d’ensemble, un plan
de situation, encore moins ne fait discerner au pays son avenir.
Le
temps, la durée vont-ils inspirer des solutions ? Y a-t-il des
lieux et des thèmes de rencontre ? Le vrai précédent n’est
pas à trouver dans les mouvements sociaux français pendant le
siècle dernier – le XXème siècle – mais en 1789. Un régime,
sans doute en très grave crise financière, mais respecté de tous,
accumulant les succès extérieurs, pouvant mobiliser des élites
d’exception, s’effondre soudainement du fait de quelques
manifestations parisiennes mettant en cause plus la sécurité
personnelle du roi que sa légitimité face à une représentation
dont la réunion a d’ailleurs dépendu de ce roi-même. Un
bouleversement inattendu, même si les causes qui ont fait concours
étaient toutes identifiées, déjà. La différence entre 1789 et
2018-2019 réside dans la personne et la psychologie du monarque :
Louis XVI était proche des Français et n’en eut jamais peur
physiquement.
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