mardi 17 janvier 2017

la question du Sahel - proposé à une revue








Frontière ou trait d’union ?



L’Europe n’a pas de frontière à l’est ni au sud-est : la Russie et la Turquie sont d’elle et d’Asie à la fois. Elle n’en a pas vers le nord, de la Méditerranée à l’Océan glacial arctique, il y a des peuples, des terres qui sont elle. Mais elle en a une au sud, l’Afrique consistante, personnelle, tellement diverse, précise en chacun de ces peuples mais évanescente dès qu’il s’agit de limiter et d’organiser : le Maghreb est une île entre l’Europe et le Sahel. Au Sahel, la latitude humaine commence vraiment qui commande les relations entre le nord et le sud, entre le blanc et le noir, entre le moderne et le traditionnel, entre la culture et les pâturages, la sécheresse et la pluie.

Autrefois, l’espace inconnaissable et sans communication avec l’extérieur, pas de voies terrestres que la poursuite des pluies à dos de chameau, pas de voies maritimes qu’un riv      age plus désertique que le cœur du Sahara. Et pourtant l’amour et la terre des hommes. Ils ont fasciné particulièrement notre pays la France, qui n’a pas été loin d’en faire son supplément d’âme, et – à sa propre surprise – son considérable gisement de ces ressources énergétiques dont elle est elle-même peu pourvue sur son territoire de naissance. Foucauld, Vieuxchange, Saint-Exupéry, Psichari, Laperrine… nos morts au désert, Leclerc, nos essais atomiques, le pétrole, les civilisations d’un tout autre climat, des empires plus mouvants, ambitieux et précaires dont le nôtre, qu’en Europe.

Le Sahel et ses guerres, aux motifs apparemment si différents des incursions de l’Armée de libération nationale en Afrique occidentale française quand le Maroc secoue le joug de notre protectorat, aux harcèlements du Front Polisario, peuple et Etat sans capitale ni territoire reconnus, mais tout autantle choc des expansions à l’est de la décisive latitude : Fachoda, la France et l’Angleterre, et à l’ouest plus petitement la France et l’Espagne. De véritables pénétrations qu’à pied et religieusement, René Caillé comme Foucauld, le don des langues, la passion exploratrice.

Après la conquête arabo-musulmane tardive et une confirmation de l’organisation économique et commerciale qui a peu changé en un millénaire pour ce qui concerne la majeure partie des populations au moins celles qui sont sédentaires, la France est le mouvement de l’Histoire qui a le plus marqué. Elle a d’entrée démontré, ce qui vaut encore aujourd’hui, que ces immensités peuvent être tenues stratégiquement et administrativement avec très peu de moyens humains et que les osmoses entre nouveaux venus, guerriers, occupants et les populations natives sont décisives et peu descriptibles. Qu’on arrive du sud comme Coppolani ou du nord comme Lamy. L’organisation française a été hésitante : deux pôles sédentaires marqués par les fleuves Sénégal et Niger au sud, le Tell maghrébin au nord, ne produisaient pas de modèle transposable pour l’entre-deux. Les territoires, d’abord colonies, puis d’outre-mer, furent vécus par nous et par nos administrés comme des projets d’Etat mais leur organisation intérieure n’a pu réussir le passage  de structures politiques traditionnelles, de chefferies tribales ou villageoises aux règles écrites et aux libertés censément publiques. Le parti unique fut la manière la plus proche des populations et de leurs habitudes  délibératives consensuelles, mais il ne devint pas l’outil et la norme pérennes d’une naissance collective aux schémas importés de l’Etat de droit. Partout, de l’Atlantique au Nil, les armées locales se sont employées chez elles, détruisant ce qui restait imprégné du legs de la métropole. Elles ne se sont jamais opposées les unes aux autres pour défendre ou étendre des frontières morcelant le Sahel en fragments nord-sud. D’une certaine manière, les militaires se sont trouvés une raison d’être. Car les conflits leur échappent. En chaque pays, c’est la contestation et la succession des dictatures à la seule exception – jusqu’à présent – du Sénégal, il est vrai tellement imprégné de nous par ses « quatre vieilles » depuis Louis XIV. Et plus constitutif et dangereux, c’est l’antagonisme entre le nord et le sud, perceptible dans chacun des Etats sahéliens. Opposition ethnique et culturelle recouvrant des intérêts économiques et correspondant à la survivance tenace d’un type de société hiérarchisé et esclavagiste.

Le front sahélien n’est pas d’abord celui d’une frontière ou d’un limes dont dépendent la sécurité européenne et la stabilité des populations. Il est – d’une manière assez analogue au dilemme européen des diversités et des situations nationales à sublimer par des institutions communes sans précédent ni modèle – celui de multiples coexistences. Au lieu que ce soit les Etats qui en prennent et gardent l’initiative, les sociétés et l’effort de beaucoup vers la démocratie peuvent inventer la nouvelle organisation du Sahara et des Afriques occidentale et centrale. L’organisation des Etats riverains du Sahara, vivotant depuis 1968, les ambitions algériennes et libyennes n’ont pas davantage réussi que notre commandement des confins au nord-ouest des années 1930 à 1950 ou notre projet d’Organisation commune des régions sahariennes en 1959-1960.

Alors ? maintenant que sont avérées ou latentes ces guerres sarahouies ou des espaces malien, nigérien, tchadien ? que coexistent deux revendications belligènes, l’une venue d’ailleurs : l’Etat islamique, l’autre antérieure à tous les peuplements actuels, celle des Peuls rappelant au sud la persistance berbère au nord, revendication de la conquête, revendication de la survie et de la reconnaissance.

A l’extrême fin de la période française, dite coloniale quoique nous n’ayons jamais peuplé le Sahel au contraire des immligratuins européennes au Maghreb et en Afrique australe, la synthèse et la solution – je le crois encore aujourd’hui, d’expérience vécue in situ et de recherches en rencontres et en archives depuis cinquante-deux ans – ont été énoncées, puis pratiquées par une personnalité d’exception. D’abord réceptive et intensément réfléchie sur son pays et sur l’ensemble du monde à son époque. Une belle image, utilisée un jour devant moi par un vieux sage de chez nous, résume la Mauritanie bi-ethnique : «  La Mauritanie, avec ses Noirs et avec ses Blancs, est comme l’œil. Celui-ci ne va bien et ne peut donc jouer pleinement son rôle que quand ses deux parties, la Noire et la Blanche qui ne peuvent être séparées, sont en bonne santé… » [1].

Moktar Ould Daddah, dès la formation du premier gouvernement national de son pays, selon notre Loi-cadre de 1956 [2], énonce cette vérité culturelle, ethnique et géo-stratégique. Son pays, la Mauritanie, reprenant quoique d’application territoriale différente l’ancienne dénomination romaine d’une partie de l’Afrique méditerranéenne, n’a d’identité et de viabilité que par la mixité. La paix intérieure dépend d’une coexistence et d’une intimité que renforcent l’Islam et les échanges commerciaux, la structure sociale, même critiquable dans sa composante résiduelle qu’est le servage. La démocratie-même, abolissant toute pratique des habituels clivages et comptages raciaux, dépend de cette communion nationale. C’est d’ailleurs un fait que coincident au Sahel les régimes militaires et les conflits ethniques, tandis que les ententes pluri-ethniques appellent à la démocratie et fondent l’Etat de droit.

L’enjeu sahélien n’est donc pas principalement la sécurité, l’étanchéité ou la porosité de la frontière méridionale de l’Europe. Il est d’abord la question nationale de chacun des Etats – nouveaux au regard des millénaires d’une des civilisations africaines – et selon la solution de celle-ci, jusqu’à présent si malaisée d’ouest en est : les dramatiques pogroms et expulsions de populations entre Sénégal et Mauritanie en Avril-Mai 1989 ou l’interminable guerre du Darfour, il représente en fait une des solidarités humaines les plus nécessaires à notre époque : celle des Etats pétroliers du Proche-Orient avec un continent convoité par d’autres, l’expansion chinoise principalement, après avoir été le point focal du heurt des impérialismes européens au XIXème siècle. Il est enfin celui d’une relation stable entre des sociétés, des économies, des régimes politiques pour lesquels l’Europe demeure une référence. A charge pour celle-ci de n’être pas ou plus un élément prédateur ou immoral.

L’ordre international à notre époque – pour être fécond et équilibrant – doit se fonder en éthique.

Ces réflexions personnelles doivent tout à l’exoérience politique et morale du fondateur de l’Etat sans doute le plus authentique du Sahel en consistance et en démographie. Ce n’est pas un hasard si la conquête almoravide et la rénovation de l’Espagne musulmane partit des environs de Nouakchott, capitale réputée artificielle de la République Islamique de Mauritanie.

Longtemps considérée comme un vaste désert formant une barrière infranchissable entre l’Afrique Septentrionale et l’Afrique Occidentale, la Mauritanie constitue au contraire, dans un monde moderne où les distances et les obbstacles ne résistent pas aux progrès techniques, un pont, un trait d’union reliant le monde Méditerranéen à l’Afrique Noire. [3]

L’Unité africaine est notre préoccupation essentielle ; car, comme je l’ai souvent expliqué, notre position géographique fait de nous un TRAIT d’UNION naturel, entre l’Afrique Noire et l’Afrique Blanche. La Mauritanie est liée aux pays arabes par les liens ethniques et par un patrimoine culturel précieux. A l’Afrique Noire aussi, outre les liens ethniques solides, elle se rattache par sa géographie et, depuis toujours, par son économie. Le Peuple mauritanien se trouve, par ce double fait, dans l’impossibilité de renier l’une ou l’autre de ses deux origines, ou de s’en couper totalement. Il est fier de symboliser, dans l’harmonie des éléments qui le composent, l’Afrique unie dans sa diversité. D’où un exemple de cette Unité qui est le but de tous. [4]

Aussitôt après l’indépendance de l’Algérie, la République Islamique de Mauritanie qui, par solidarité avec le peuple frère algérien, en lutte pour sa libération nationale, avait refusé d’adhérer à l’Organisation Commune des Régions Sahariennes mise sur pied par la France, lance l’idée de création d’une nouvelle organisation régionale regroupant les Etats riverains du Sahara. Idée que je formule en déclarant, le 7 octobre 1962 à l’agence U.P.I. “... Maintenant que l’Algérie est indépendante, il y a lieu de prévoir une coopération particulière dont les formes sont à définir entre les Etats riverains du Sahara ...”. Toujours la même volonté d’oeuvrer pour tout ce qui peut faciliter la coopération et développer la solidarité entre les deux parties de l’Afrique et, partant, entre l’Afrique Noire et le monde arabe.
         Alors que les dirigeants maliens et nigériens réagissent favorablement à l’idée mauritanienne, ceux d’Algérie, avec lesquels nous n’avons pas encore de contacts fréquents et personnalisés, sont a priori très réticents, sinon hostiles. En effet, ils ne veulent pas d’une organisation qui peut, tant soit peu, rappeler l’O.C.R.S. créée par la France pendant la guerre de libération nationale algérienne. Avec le temps, Maliens, Nigériens et Mauritaniens finissent par convaincre les Algériens que la nouvelle organisation à fonder n’aura rien à voir avec l’ancienne. Et qu’elle peut être fort utile et constituer le chaînon manquant pour faire du Sahara, non plus une barrière difficilement franchissable, mais plutôt un pont entre le nord et le sud de cette contrée, grâce aux moyens modernes de communication. D’autant plus que cette contrée est habitée par des nationaux des différents pays riverains,  nomades et sédentaires des oasis. Ces nationaux font face aux mêmes problèmes d’une vie particulièrement dure que leurs gouvernements respectifs doivent résoudre. D’où l’utilité pratique d’une la concertation des politiques sahariennes des uns et des autres et de la confrontation des expériences respectives des uns et des autres dans ce domaine. Ce qui peut contribuer à la consolidation de la coopération inter-régionale, cette dernière favorisant l’unité africaine et encourageant la solidarité afro-arabe. [5]




Bertrand Fessard de Foucault,
Ould Kaïge pour les Mauritaniens,
selon le surnom que lui a donné en 1974,
leur président-fondateur, Moktar Ould Daddah

mardi 17 janvier 2017


[1] - Moktar Ould Daddah, la Mauritanie contre vents et marées (éd. Karthala . Octobre 2003 . 664 pages . disponible en arabe et en français) p. 152

[2] - dite loi Defferre – du 23 Juin 1956, elle organise la transition qui s’accélèrera avec le général de Gaulle et le referendum du 28 Septembre 1958, vers l’autonomie interne, puis l’indépendance’autonomie

[3] - Moktar Ould Daddah, accueillant à Atar, le ministre de la France d’Outre-Mer, le 6 Mars 1958
[4] - Moktar Ould Daddah, lors de la conférence fondatrice, le 14 Mai 1963, à Addis-Abeba, de l’Organisation de l’Unité Africaine

[5] - Moktar Ould Daddah, op. cit. pp. 446 et 447 – conclusion du chapitre XV . Nous et l’unité africaine

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