L’instrumentalisation de la justice par le pouvoir politique à des fins de règlement des comptes politiques (illustration par l’affaire Moustapha Ould Limame Chavi)
Intervention de Me Brahim Ould Ebety sur le sous thème « les libertés individuelles à travers les pratiques de la justice mauritanienne : poursuite, arrestation et détention : illustration par le mandat d'arrêt émis par un juge d'instruction à la demande du procureur contre Moustapha Chafi.
A examiner de près le sujet qu’il nous est demandé de traiter sur la base des textes et notamment la constitution, le statut de la magistrature et l’organisation judiciaire, il s’en dégage sur le plan théorique que la justice mauritanienne est de type indépendant dans un pays démocratique.
C’est ainsi que les articles 89,, 90, 91 de la constitution consacrent formellement cette indépendance des pouvoirs législatif et exécutif, que le Président de la République est garant de cette indépendance, que le juge n’obéit qu’ à la loi, qu’il est protégé contre toute forme de pression de nature à nuire à son libre arbitre ; et que nul ne peut être détenu arbitrairement et qu’enfin il est formellement prescrit que le pouvoir judiciaire, gardien de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi.
Quant au statut de la magistrature, il dispose expressément que les magistrats du siège ne sont soumis dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles qu’à l’autorité de la loi, qu’ils sont inamovibles et ne peuvent être affectés que sur leur demande ou à l’occasion d’une sanction disciplinaire pour nécessité majeure de service après avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Pour bien consacrer et protéger les droits de la défense, principes sacrés dans tout système démocratique et donc de justice indépendante, l’organisation judiciaire prescrit que nul ne peut être jugé sans être mis en mesure de présenter les moyens de sa défense ; que la défense et le choix du défenseur sont libres. Les avocats (qui exercent une profession libérale et indépendante) ont libre accès devant toutes les juridictions et nul ne peut être distrait de ses juges naturels.
Il s’agit donc d’un ensemble de principes sacrés qui sont formellement prescrits par l’arsenal juridique interne tout comme les instruments internationaux que notre pays a ratifiés et qui seront largement explicités et développés par le spécialiste de la question, mon ami et confrère LO GOURMO. Il en ressort alors qu’il s’agit d’un ensemble de garanties à même d’assurer un fonctionnement normal, dans un Etat de droit normal, de tout système judiciaire.
Mais qu’en est-il de la pratique et du vécu qui nous intéressent aujourd’hui dans ce débat à savoir les poursuites, l’arrestation et la détention qui sont les paramètres qui permettent de mesurer le niveau d’indépendance des juges et donc de la justice, c'est-à-dire comment elle se comporte lorsqu’il s’agit de déclencher une poursuite, d’arrêter et/ou de détenir. Est-ce que cette justice prend du recul pour statuer ou pour donner suite à toute demande présentée par le représentant de l’exécutif devant les juridictions – étant soumis à l’autorité du Ministre de la justice - qu’est le Ministère Public. Est-ce que cette justice prend un minimum de temps pour étudier, effectuer toutes les recherches, entendre des témoins, les mis en cause et leurs défenses pour réunir un ensemble d’éléments pour ne pas statuer sur la seule version présentée par le Ministère Public soumis à l’autorité du Ministre de la Justice et donc du pouvoir exécutif.
Contrairement à toutes ces données, nous sommes habitués dans notre pays et dans la plupart des cas et singulièrement dans les poursuites d’ordre ou de connotation politique et/ou l’exécutif est impliqué à ce que les poursuites soient déclenchées, la personne arrêtée, détenue, pour commencer les recherches d’indices qui peuvent justifier la poursuite, l’arrestation et la détention alors que c’est par là qu’il fallait commencer. Mais comme les poursuites, l’arrestation et la détention sont toujours ordonnées à la demande du Ministère Public, elles ne peuvent qu’être satisfaites sans prendre le moindre recul, la moindre précaution de lire au moins le dossier présenté, d’interroger des témoins, d’effectuer des investigations pour décider en toute indépendance. En fait les paramètres auxquels les juges nous ont habitués ne sont autres qu’ l’obéissance aveugle aux demandes du Ministère Public, même si les données ne permettent point de lui donner satisfaction.
Pour illustrer mes propos et sans aller trop loin j’évoquerais quelques cas vécus qu’aucun ne peut contester pour tirer la leçon et déterminer le niveau de l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir exécutif depuis 2009, instrumentalisation assimilable aux procédés antérieurs à 2005 :
Les dossiers que je vais exposer ne sont pas les seuls où il y a eu un système généralisé de violation grave de la loi caractérisé par une soumission aveugle à la volonté du Ministère Public. Ces dossiers que j’ai gérés personnellement constituent un modèle d’illustration de d’instrumentalisation de la justice.
1. Le dossier du docteur Yahya Ould Mohamedou Nagi : Il avait été condamné dans une affaire de chèque sans provision à une peine d’emprisonnement avec sursis et devant être libéré immédiatement dès le prononcé du jugement. Le Ministère public s’est opposé à sa libération et l’a maintenu en détention en dépit des sommations servies au régisseur, au directeur des prisons et ampliations servies au Procureur de la République. C’est ainsi qu’il fut par la suite extrait de la prison sans mandat pour être condamné à une peine d’emprisonnement ferme pour permettre au procureur de le maintenir en détention. Ce dossier a fait l’objet d’une plainte contre le Procureur de la République, le régisseur et le commissaire de police pour détention arbitraire et cette plainte est en instance depuis 2009, sans suite.
2. le dossier du Premier Ministre Yahya Ould Mohamed Waghef et ses co-détenus qui avaient bénéficié en mai 2009 d’une liberté provisoire ordonnée par la chambre pénale de la cour suprême, présidée par son président en titre que le procureur général a refusé de libérer en exécution des instructions de l’exécutif.
3. le dossier Hanevi Ould Dehah qui avait été condamné en 2009 à une peine d’emprisonnement de 6 mois en tant que directeur d’un site électronique, à un moment où il n’y avait aucune codification en Mauritanie relative à la presse électronique telle que l’a formellement reconnu le Ministre de la Communication lors des débats devant les chambres du parlement sur la loi relative à la presse électronique et ce, en violation du principe, nulle infraction nulle peine sans texte. Monsieur Hanevi qui avait pourtant purgé sa peine à l’expiration de laquelle il doit être immédiatement libéré, le parquet général l’avait maintenu en détention, en exécution des instructions de sa tutelle jusqu’à ce que la juridiction de renvoi siège un mois plus tard pour le condamner à une peine plus longue, pour être gracié quelques semaines plus tard. Ce dossier fait l’objet d’une plainte contre le régisseur, le procureur de la république, le procureur général près la cour d’appel et la directrice des prisons pour détention arbitraire depuis 2009 et est toujours pendante sans suite.
4. Le dossier de Mohamed Lemine Ould Dadde. Il s’agit là d’une détention préventive qui est arrivée à son terme, la loi prescrit que le régisseur doit conduire le détenu par devant le procureur pour que celui-ci le présente au juge d’instruction pour le libérer immédiatement. En dépit des dispositions de la loi, des sommations, mises en demeures des autorités responsables des prisons et des autorités pénitentiaires et les informations portées devant les plus hautes autorités du pays (Président de la République et Premier Ministre), les débats à l’assemblée nationale sur la question orale posée par le député Yacoub Ould Moine, la dénonciation par les organisations des droits de l’homme tant nationales qu’internationales, de la société politique, des parlementaires mauritaniens et français, il est toujours en détention arbitraire et ce depuis le 27 septembre 2011 ; bien sûr en exécution des instructions de la tutelle du Ministère Public.
Nous pouvons également citer d’autres cas où la justice a été instrumentalisée par le pouvoir exécutif en la personne du Ministre de la Justice :
5. La demande de radiation et de rétrogradation des magistrats présentée par le Ministre de la Justice le 06 septembre, mise en mouvement le 07 septembre et exécutée le 11 septembre conformément à la demande du Ministre par la radiation du Président de la Chambre et la rétrogradation des conseillers comme s’il s’agit d’une matière périssable et d’un péril en la demeure ; alors que dans le même dossier où il est reproché aux magistrats d’avoir acquitté les prévenus, le Président de la République avait par décret n°028/2011 du 15 février 2011 accordé la grâce présidentielle et des remises de peines aux prévenus concernés dans ce dossier. Dans ce cadre il convient de rappeler aussi que le Président de la République lors du dernier Conseil Supérieur de la Magistrature tenu le 26/12/2011 a déclaré qu’il n’avait pas demandé la radiation du Magistrat, ce qui sous entend qu’il avait ordonné une sanction.
6. la déclaration du Ministre de la Justice sur Radio France Internationale le 10 novembre 2011 à08 h 30, par laquelle il déclare que le juge d’instruction attend le retour du dossier (il s’agit du dossier de Mohamed Lemine Ould Dadde en communication à la cour suprême) pour pouvoir le renvoyer devant la juridiction compétente. Et le juge d’instruction – peut-être pour ne pas être radié comme l’a été Mohamed Lemine Ould Moctar- a ordonné le renvoi par ordonnance notifiée au prévenu et à sa défense le 04 décembre 2011.
7. la mise à disposition du Ministère de la Justice d’une soixantaine de magistrats en décembre 2010, dont certains étaient présidents de chambre sans savoir pourquoi et sans qu’il y ait la moindre poursuite ; et ces mêmes magistrats à deux ou trois exceptions près viennent d’être réintégrés au sein des juridictions sans savoir encore pourquoi ;
8. le 20 novembre 2011, un séminaire organisé à Nouadhibou en collaboration entre la Banque Mondiale et le Ministère de la Justice au profit des magistrats de la région a été interdit par le Wali, alors que parmi les séminaristes il y avait le procureur général près la cour d’appel, le procureur de la République et les présidents des différentes juridictions et les séminaristes délogés par le commandant de la brigade de Nouadhibou en exécution des instructions du Wali ; et les participants, magistrats qu’ils sont, ont accepté d’obéir et de se soumettre aux ordres de Monsieur le Wali. Dans de telles conditions, comment peut on parler de justice et de juge ? n’est-ce pas que les administrations considèrent ainsi les juges comme de petits commis à leur service? et comme ils acceptent de se soumettre et que la liberté s’arrache, ils resteront ainsi tant qu’ils n’ont pas décidé de s’affranchir de la main mise et de la tutelle du pouvoir exécutif.
9. plus grave, au courant du mois de décembre 2011, le club des magistrats a décidé l’organisation d’un scrutin au niveau des cours d’appels de Nouakchott, de Nouadhibou et de Kiffa pour le renouvellement de son instance dirigeante. A cet effet des bureaux de vote ont été ouverts et des urnes installées pour le bon déroulement des opérations de vote aux fins de renouvellement de cette instance.
A la surprise des électeurs magistrats, mais aussi de l’opinion et à deux jours de la fin des opérations de vote qui étaient programmées sur une période d’un mois, les Procureurs Généraux près les cours d’appel ont fait procéder – en exécution des instructions de leur tutelle - à l’enlèvement des urnes pour empêcher les opérations de dépouillement et donc la désignation de l’instance dirigeante du club des magistrats. Comment pouvons nous alors parler de juges et de justice dans un pays où le Ministre de la justice par l’intermédiaire des procureurs empêche les magistrats d’élire leur instance dirigeante.
10. lors de la dernière session du conseil supérieur de la magistrature, le juge d’instruction qui avait convoqué le Gouverneur de la Banque Centrale pour l’entendre dans le dossier appelé communément le ‘’dossier SONIMEX’’ a été mis à la disposition du Ministère de la justice et laissé sans fonction et donc relevé de ses fonctions de juge d’instruction comme si le fait de convoquer le Gouverneur de la Banque Centrale Constitue une faute sanctionnée de telle sorte.
11. En novembre 2001, le citoyen mauritanien Mouhamedou Ould Sillahi avait été remis en catimini sans la moindre procédure aux américains pour le conduire en Jordanie et en Afghanistan pour le soumettre à toutes les formes de torture pour le transporter par la suite à Guatanamoo Bay où il est séquestré depuis août 2002. En ma qualité d’avocat de la famille et en raison de la gravité de la remise de Ould Sillahi aux autorités américaines comme la livraison de toute marchandise, surtout que cette remise est proscrite par la constitution et tous les instruments internationaux ratifiés par la Mauritanie, j’ai saisi le 17/11/2011 le Procureur de la République par plainte contre x pour enlèvement et séquestration de Ould Sillahi pour demander l’ouverture d’une information à l’effet de déterminer les conditions de l’enlèvement pour que les auteurs soient identifiés et poursuivis. A ce jour, cette plainte n’a connu aucune suite en dépit de la consistance des documents joints soumis à l’appréciation du procureur, alors que lors du débat de la question orale du député Yacoub Ould Moine adressée au Ministre des affaires étrangères et de la coopération telle qu’exposée par le député Abdarrahamne Ould Mini a recueilli le consensus de tous les députés et même du Ministre. Pourquoi alors le procureur ne veut pas donner suite à la plainte sauf s’il attend encore de recevoir les instructions de la chancellerie.
Voilà quelques éléments à titre d’illustration pour décrire le niveau dans lequel se trouve aujourd’hui notre justice. Comment alors dans de telles conditions pouvons nous parler de juges ou de justice ? N’est-ce pas que le juge obéit aux ordres de la chancellerie et ne peut que donner suite à toute demande présentée par le représentant de la chancellerie. C’est ainsi que pour régler le compte à l’opposant politique Moustapha Chavi, que la justice a été instrumentalisée par le pouvoir exécutif.
Comment ?
Après avoir refusé le renouvellement de son passeport et ceux des membres de sa famille et le refus de visas pour son épouse et ses enfants le 23 décembre 2011 pour se rendre à Nouakchott à l’effet de rester au chevet de son père fatigué par l’âge et la maladie, le procureur, en exécution des instructions de sa tutelle se fait délivrer un mandat d’arrêt contre lui par le juge d’instruction chargé du terrorisme. Sans vouloir évoquer pour le moment le chef ou les chefs d’inculpation que nous ignorons, nous ne pouvons qu’être surpris par la délivrance d’un mandat par un juge, dans les conditions décrites ci-dessus que traverse la justice mauritanienne contre une personnalité connue :
- en Mauritanie pour son opposition au régime en place depuis l’organisation du coup d’Etat du 06 août 2008 contre le premier Président élu démocratiquement en Mauritanie et dans le monde arabe et qui n’a cessé de s’exprimer pour dénoncer le coup d’Etat, les méthodes de gestion du pays et tous les procédés de règlement du conflit et notamment la politique prônée et suivie de lutte contre le terrorisme ;
- dans la sous – région et notamment au Mali, au Niger, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Sénégal mais aussi en France, en Espagne, au Canada et en Grande Bretagne, pour son action en dépit des risques et dangers auxquels il s’exposait ainsi que les sacrifices qu’il a consentis pour mener des négociations qui ont conduit à la libération de paisibles et innocents citoyens enlevés par des groupes terroristes. De telles actions connues de notoriété singulièrement en occident, dont les ressortissants en ont bénéficié resteront des exploits enregistrés aux palmers des réalisations de Ould Chafi.
En fait la délivrance de ce mandat n’est que l’expression du traitement que réservent les juges à toute demande présentée par le Ministère Public. N’est-ce pas – et mes confrères ne me démentiront pas - que lorsque le procureur formule une demande tendant à la délivrance d’un mandat quelconque, le juge, avant de prendre connaissance du dossier, d’entendre des témoins ou de réunir au moins des indices, accède immédiatement à la demande. Parfois même nous avons vu des greffiers remplir le formulaire du mandat de dépôt avant l’introduction du dossier dans le bureau du juge et en réponse, ils soutiennent à face à tous ceux qui s’étonnent d’une telle pratique : n’est-ce pas qu’il s’agit d’un mandat demandé par le procureur. Voilà la pratique au quotidien. Permettez – moi de vous dire que je ne suis point surpris que le juge aie émis le fameux mandat d’arrêt comme il avait déjà délivré d’autres mandats dans les mêmes conditions pour la seule raison qu’il s’agit de demande présentée par un Procureur. Dans le cas d’espèce où un opposant est victime de toutes les formes de persécutions, le fameux délit de parenté ou de faciès que nous avons connu en 2003 réapparaît par l’interdiction d’entrer sur le territoire mauritanien de son épouse et de ses enfants pour les empêcher ainsi de rester au chevet du père fatigué par la maladie et l’age avant qu’il ne soit emporté par la mort le vendredi 06 janvier 2012.
Un tel sentiment d’amertume, je dirais même de désolation qu’inspire la situation de notre justice aujourd’hui permet de comparer sa soumission au pouvoir exécutif à ce qu’elle était en mars 1998 où avec mes amis et collègues Cheikh Saad Bouh Camara, Boubacar Messoud et Fatimata M’baye avons été condamnés à une peine de 13 mois d’emprisonnement ferme confirmée en appel le 24 mars 1998 et, de retour à la prison le même jour vers 15 heures, nous apprenons qu’un décret de grâce est dans le circuit. Et vers 18 heures nous avons été libérés. Et aux journalistes qui m’avait accueilli pour demander mon opinion, j’ai répondu tout simplement et à chaud à la porte de la prison : ‘’j’ai honte pour la justice de mon pays ! Nous sommes condamnés à 15 heures et graciés aussitôt !’’
Il s’en dégage alors qu’il va falloir poursuivre l’action en la diversifiant pour soustraire la justice mauritanienne de la mainmise effective du pouvoir exécutif et de son instrumentalisation pour que les conditions de la sécurité des citoyens et de tout ressortissant étranger résidant en Mauritanie soit assurée et que les conditions de l’investissement soient réunies pour attirer le capital étranger nécessaire à toute entreprise de développement pour la simple raison que de telles conditions ne peuvent être réunies que s’il y a une justice souveraine et réellement indépendante.
Je vous remercie pour votre attention.
Nouakchott le 16 janvier 2012
Me Brahim Ould Ebety
Avocat à la Cour,
SOCOGIM KSAR 141
BP 2570,
Tél. 4525 16 07
Fax : 4525 02 23
Portable 3631 31 70
Nouakchott – Mauritanie
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