Mon cher Habib, ma pensée souvent vers vous, vos responsabilités, mais surtout qui vous êtes, de caractère, d'âme.
Profond regret que vous n'ayez pas connu Moktar Ould Daddah. Un des enjeux de 1978 a été que cette rencontre ne soit plus possible du fait de l'exil du Président, du fait aussi qu'il n'exerce plus le pouvoir et ne vous y reçoive donc pas, car je suis convaincu qu'il vous aurait distingué. Vous êtes manifestement de ce type d'hommes qu'il rêvait et cherchait, a parfois trouvé (mais que la suite a annéantis) pour que votre cher pays existe et se fasse : des hommes émancipés à l'intérieur d'eux-mêmes. C'est rare, chez vous, bien sûr, mais aussi en France et en Europe.
Il était hanté par l'unité nationale, tout simplement parce qu'il n'avait pas cherché le pouvoir et que sa passion était autre, elle n'était pas même dans les affections familiales ou dans la pérennité de ce qu'il fondait, sa passion était véritablement la Mauritanie, et il la concevait "parfaite", c'est-à-dite heureuse d'être elle-même dans toutes ses composantes ethniques et sociales, dans toutes ses façons d'être et d'avoir été sociologiquement, religieusement. En ce sens, il n'était pas exceptionnellement cultivé, au sens des lettrés vos compatriotes ; il n'était pas non plus un revendicatif comme d'autres de ses homologues africains. Il voyait dans la réussite de cette unité nationale le facteur essentiel d'une conscience de soi et d'une dignité pour chacun de ses compatriotes, de vos compatriotes. Il ne vivait et ne voyait que cela. Il ne s'en distrayait jamais. Il était resté broussard mais il savait travailler "à l'européenne" et connaissait les usages des principales civilisations du monde, il avait donc le sens du relatif, il était tolérant dès lors que la Mauritanie et ce qui la "fabriquait", la façonnait et la protégeait au jour le jour : l'Etat, n'étaient pas en question. Il ne transigeait ni sur la dignité de l'homme, de n'importe lequel de vos compatriotes, ni sur la dignité de la Mauritanie. Les exemples surabondent. Etre en dessous de ce qui était attendu revenait à manquer de dignité. Plus à plaindre qu'à blamer, était une de ses expressions quand quelqu'un n'avait pas été ou n'était pas ce qu'il aurait dû être.
Aussi ne voyait-il pas une des questions très explicitées depuis lui - la servitude et ses séquelles de tous ordres,surtout dans le mental de gens ayant par ailleurs parfaitement réussi à atteindre le pinacle (Messeoud Ould Boulkheir continue de souffrir, les plusieurs soirées que j'ai passées avec lui me l'ont profondément inculqué, en même temps que j'apprenais une façon de lire une histoire politique contemporaine de quarante ans, nous avons le même âge) - ne voyait-il pas cette question comme une interrogation ou une exigence à part. Il la voyait se résoudre comme toutes les autres, si difficiles soient-elles, la question ethnique et culturelle par exemple qui l'habitait beaucoup dans les premières années de nos rencontres : 1965-1970, dans une dialectique d'unité nationale, de constitution d'un Etat moderne instrument et résultat de cette unité, d'une sorte de bien-être partagé de devenir Mauritanien, Mauritanien décolonisé, Mauritanien synthèse décomplexée. Toutes les questions politiques, économiques, sociales, culturelles n'en faisaient qu'une et n'avaient, à ses yeux, et dans son mouvement intime ou d'homme d'Etat, qu'une seule solution : la Mauritanie accomplie. Le projet ne se découpait pas en dossiers, ni en étapes, ni en programmes : c'était un tout, ce qui, quand on le lit rétrospectivement, peut dérouter parce qu'apparemment il y a des lacunes ou des déséquilibres. C'est oublier la vertu d'entrainement qu'avait la fondation profondément égalitaire, très ambitieuse mais aussi très réaliste, donc patiente quoique très volontaire.
Il n'était pas dominé par les circonstances et je suis sûr que sans le coup militaire il ne serait pas resté dominé par l'engrenage saharien, il n'était pas sous influence ni d'une ancienne éducation, ni d'un entourage, encore moins de sa tribu et de son milieu social d'origine, ou de la famille qu'il avait formée : il réfléchissait beaucoup, à partir de matériaux venant de toutes parts et parfois de fort loin dans la géographie ou dans le temps, seul, mais il savait partager les étapes et discuter les conclusions. Il ne parlait jamais le premier, il ne cherchait ni à plaire ni à éviter d'être en minorité, il n'était ancré que sur les fins, il se faisait une idée tranquille des gens sans manichéisme, sans espoir de conversion, il comprenait autrui, ce qui en politique extérieure est décisif.
Il aimait la paix et la stabilité, mais pas pour elles-mêmes, pour qu'elles soient fécondes. Il ne craignait pas l'affrontement, il l'a montré face au Maroc, physiquement même, face à l'Algérie, à Béchar dans des conditions pas courues d'avance, et pendant la guerre. A cet égard, il n'imaginait pas qu'on fût différent de lui, il se sentait seulement Mauritanien, et par conséquent que chaque compatriote aurait eu la même attitude.
Je ne pense pas que votre rencontre aurait été sous forme de longues conversations ou de discussions argumentées, elle aurait été un attelage ensemble pour le bien commun, et cela vous aurait tout appris de cet homme tenace et qui écoutait si longtemps et si bien.
J'avais envie de vous dire cela, à vous, ce soir, mon cher Habib.
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