dimanche 28 novembre 2021

la proclamation de l'idépendance - circonstances exposées par le président Moktar Ould Daddah dans ses mémoires : Contre vents et marées (éd. Karthala) pp. 201 à 232 . passim

 Chapitre 8 - Indépendants mais contestés

 

L’année 1960 aura été, elle aussi, fertile en événements, nombreux et variés, et en difficultés de toutes sortes, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Pour faire face à tous les problèmes à la fois, avec le maximum de chances de succès, il existait un préalable indispensable : celui du renforcement de l’unité nationale encore partielle et fragile, qu’il fallait compléter et consolider au sein même du parti dominant, le P.R.M. Car, ce dernier, fortement ébranlé par les séquelles de la scission de l’année précédente, cherchait encore sa voie, paralysé qu‘il était par les tendances j’ai déjà parlé à plusieurs reprises.

Pour essayer de redresser cette situation si dangereuse dans notre contexte d’alors, le groupe parlementaire décida en Février 1960, de se substituer à toutes les instances du Parti.Mais, le groupe n’était que le reflet fidèle de son Parti : il était lui-même divisé ! Divisé en une majorité conservatrice hostile aux changements et une minorité consciente de la nécessité absolue de ces changements. Il s’agissait des mêmes tendances qui s’étaient déjà affrontées à Aleg, en Mai 1958. En particulier, la majorité du groupe était défavorable aux deux options fondamentales pour lesquelles je militais depuis le commencement : l’une – l’unité politique - était déjà acquise dans son principe, mais qu’il fallait la concrétiser et l’autre - l’indépendance nationale) - qui devait être explicitement prise et rapidement préparée. Les efforts tendant à concrétiser ces deux options allaient accaparer l’essentiel de nos activités, durant toute l’année 1960 et même celle de 1961.

Les arguments contre les deux options étaient les mêmes que ceux déjà développés au Congrès d’Aleg, et répétés depuis à toutes occasions. Certains de ces arguments ont été, je dois le reconnaître, confirmés par les événements intérieurs et extérieurs de 1959 : agitation provoquée par l’opposition que renforça la naissance d’un nouveau parti, l’U.S.M.M. (Union socialiste des musulmans mauritaniens)-. Ce dernier naquit à Atar en Février 1960, sous l’impulsion du 2ème Bureau français alors très influent auprès des guerriers de l’Adrar où, depuis 1956, étaient cantonnées d’importantes troupes françaises venues combattre l’A.L.M. - armée de libération marocaine - qui tentait d’envahir le nord de notre pays. Le commandement de ces troupes avait mobilisé de nombreux guerriers adrariens pour qu’ils participent à la défense des frontières septentrionales de la Mauritanie. Ces guerriers ne pouvaient qu’être influençables par cet organisme, dont certains membres étaient hostiles à l’indépendance de la Mauritanie. La direction de l’U.S.M.M. était composée de notables, transfuges momentanés du P.R.M. Le plus connu était Ahmed Kerkoub, qu’entourèrent de jeunes « nahdistes » dont Salem Ould Bouboutt et Sidi Ould Abass. Du reste, son influence se limitait à une partie seulement de l’Adrar.

A l’égard des trois partis d’opposition – manipulés comme je l’ai dit, qui par la Fédération du Mali (l’U.N.M.), qui par le Maroc (la Nahda), qui enfin par la France (l’U.S.M.M.), il fallait faire preuve de souplesse et de fermeté à la fois. C’est ainsi que le contact était maintenu discrètement par des intermédiaires sérieux et crédibles, avec les éléments modérés de l’ensemble de ces oppositions afin de les garder, autant que faire se pouvait, dans une perspective unitaire. Dans le même temps, les plus activistes étaient assignés à résidence dans diverses localités du pays, sans que d’ailleurs le contact fut, non plus, complètement rompu avec eux. Le dialogue ainsi maintenu évolua favorablement. Ce fut la raison pour laquelle j’estimai, malgré l’avis contraire de plusieurs membres du groupe parlementaire, devoir prendre l’initiative d’aller vers l’opposition pour la « décomplexer » et lui « sauver la face ». Aussi, le 13 Août 1960, écrivis-je aux trois formations opposantes pour les inviter à engager le processus devant aboutir à l’unité politique de notre peuple.

Après beaucoup de tergiversations et de tractations, des responsables des trois partis d’opposition, réunis à Nouakchott, le 4 Octobre 1960, décidèrent de répondre favorablement à mon appel. Dès lors, le processus unitaire fut amorcé. Pour le favoriser, les assignés à résidence furent libérés et certains d’entre eux nommés à des responsabilités diverses dans l’administration ou même chargés de missions politiques. Résultat particulièrement important : nous arrivâmes unis à la proclamation de l’indépendance nationale, le 28 Novembre 1960.


Mais l’unité politique, si essentielle fût-elle, n’était malheureusement pas le seul problème grave à résoudre. En effet, toujours au plan intérieur, force était de se préoccuper d’un autre problème crucial : le problème financier et économique, sans la solution duquel – solution au moins partielle – il n’y aurait pas d’indépendance viable. A ce propos, l’on se souvient qu’à l’époque la Mauritanie n’avait aucune ressource propre significative. Les richesses minières et ichtyologiques n’étaient pas encore exploitées. La richesse animale, existant entre deux sécheresses, constituait le principal moyen qui faisait vivre la majeure partie de notre population. C’était en même temps notre principal produit d’exportation vers la plupart des pays de l’A.O.F., et plus particulièrement vers le Sénégal et vers le Soudan français. Mais cette exportation, quantitativement importante, ne rapportait pratiquement rien au Trésor public mauritanien, qui existait à peine et dont la dépendance – de droit et de fait – des services sénégalais, limitait considérablement les possibilités d’action.

Notre agriculture aux méthodes archaïques dépendait, elle aussi, des aléas climatiques. Elle était loin de suffire aux besoins locaux. Concernant en particulier la production de la gomme, elle était, année après année, en baisse constante du fait de la destruction des gommeraies consécutivement aux sécheresses de plus en plus dévastatrices. Et les petites quantités commercialisées à l’exportation, l’étaient comme gomme soudanaise et, surtout, sénégalaise. Quant aux recettes douanières et autres, elles étaient perçues principalement au Sénégal, par les « services communs sénégalo-mauritaniens » : direction des Douanes, celle des Contributions diverses, celle des Domaines, etc… Dans le partage des produits de ces services de recettes, notre pays ne pouvait pas recevoir la part du lion ; j’ai déjà rappelé que, jusqu’à l’autonomie interne et, surtout, jusqu’à l’indépendance, la France, à partir de Saint-Louis, avait administré la Mauritanie comme une circonscription administrative sénégalaise.


Donc, en cette année 1960, les perspectives financières étaient on ne pouvait plus sombres. Nos recettes propres ne couvraient qu’à peine 40% de notre maigre budget de fonctionnement. Inutile de parler de budget d’équipement. Les 60% restant, nous étaient accordés sous forme de subventions, soit par la Fédération de l’A.O.F., soit par la France directement. De plus, l’accession à l’indépendance allait inévitablement se traduire par des dépenses nouvelles, auxquelles il faudrait faire face. Comment ? En cherchant des recettes nouvelles. Mais où les trouver dans un pays pauvre comme le nôtre ? En comprimant les dépenses, en réduisant au maximum le train de vie de notre jeune Etat, dans lequel l’austérité était déjà de rigueur depuis 1957.

Pour trouver une solution ou, du moins, un début de solution à ce « casse-tête mauritanien », si épineux, une commission dite « de la hache » - un titre volontairement évocateur – fut désignée. Après avoir travaillé plusieurs mois, elle déposa son rapport sur le bureau de l’Assemblée Nationale, le 15 Novembre 1960. Les propositions de ce rapport seront non seulement appliquées intégralement, mais certains chapitres du budget les dépasseront même dans le sens d’une plus grande austérité. C’était le sens de ce que je voulus souligner la veille de la proclamation de notre indépendance, devant l’Assemblée Nationale, dans mon rapport sur l’état de la Nation : «  Le moment est venu d’affronter le problème financier, sans illusion et sans complaisance, car l’indépendance politique ne serait qu’un leurre si elle ne s’appuyait pas sur l’indépendance économique ».

Seule lueur d’espoir dans le sombre tableau économique et financier qu’était qui était le nôtre en cette année 1960 : la MIFERMA qui cessait d’être un mythe pour commencer à devenir une réalité, à la suite de la signature, le 17 Mars 1960, à Washington, de l’accord par lequel la B.I.R.D. octroyait à MIFERMA, avec la garantie conjointe de la France et de la République Islamique de Mauritanie, un prêt de 66.000.000 de dollars.


J’ai déjà parlé de ce grand projet minier à propos de mes entretiens, à Paris et à Washington, en Juin et Octobre 1958, avec Eugène Black, président de la Banque mondiale. J’en ai souligné l’importance capitale pour l’avenir de notre pays, non seulement sur le plan financier, économique, social donc politique, mais aussi diplomatique. Après trois années de négociations tantôt bilatérales : entre la République Islamique de Mauritanie et MIFERMA, négociations qui ont permis à mon gouvernement d’élaborer et d’adopter tout l’arsenal de textes législatifs et règlementaires nécessaires à la société, tantôt multilatérales : entre la France, la République Islamique de Mauritanie, MIFERMA et la B.I.R.D., l’accord d’octroi du prêt fut conclu. Je me rendis personnellement à Washington pour le signer au nom de notre pays, et le 31 Mai 1960, Eugène Black me rendit visite à Nouakchott pour, déclara-t-il, «  confirmer la confiance de son institution dans l’avenir de la République Islamique mauritanienne ». Jusqu’à la signature définitive de l’accord, le Maroc, toujours lui, ne cessa de le combattre. Ainsi, l’inévitable Dèye Ould Sidi Baba 1 se trouva en même temps que moi à Washington, à la tête d’une importante délégation marocaine qui livrait le dernier combat d’arrière-garde : peine perdue pour lui. Après la signature de ce prêt, la MIFERMA démarrait réellement. Elle commençait à importer son matériel, à recruter des travailleurs de plus en plus nombreux, à ouvrir de gros chantiers à Nouadhibou et à Zouératte. Notre grand nord si désertique, si aride, s’animait économiquement et socialement.


Projet vital pour notre pays, ai-je souvent répété. Mais, projet également important pour la France et pour la zone franc. En effet, des nationaux français étaient actionnaires, largement majoritaires, de la société dont ils assuraient la direction ; les actionnaires minoritaires étaient européens (anglais, italiens et allemands) ; l’Etat mauritanien, quant à lui ne détenait que 5% du capital, cela lui permettant tout de même d’avoir un administrateur au conseil de la société. Compte tenu de ce qui précède, l’écrasante majorité de l’encadrement technique et administratif était constitué de Français. Les entreprises chargées de réaliser les grands et coûteux travaux d’installation de la société étaient pour leur plus grande part françaises. Ces gigantesques travaux comportaient, entre autres, la création de toutes pièces, comme je l’ai déjà dit, à Cansado près de Nouadhibou, et à Zouératte près de Fort-Gouraud, de deux villes nouvelles, à partir du néant côtier et du néant désertique, la réalisation d’infrastructures de toutes sortes dans ces deux villes nouvelles, la construction à Cansado, à partir du néant océanique  également, d’un grand port minéralier pouvant recevoir les plus gros bateaux en service de par le monde. Enfin, reliant Nouadhibou à Zouératte, la construction d’une voie ferrée de six cent cinquante kilomètres devant recevoir les trains les plus longs et les plus lourds du monde. 650 kilomètres de voie ferrée à travers le désert intégral, dont la réalisation exigeait des travaux titanesques effectués dans des conditions géographiques et climatiques particulièrement difficiles et pénibles. En tout cas : de quoi faire pour ces entreprises et pendant plusieurs années. Dans la réalisation de ce projet, les intérêts français et mauritaniens étaient donc non seulement convergents, mais confondus.

Il est vrai que la fiscalité de MIFERMA ne commença à alimenter notre budget d’une manière substantielle qu’à partir de 1963. Cependant, dès la fin de 1960, les effets induits de la société commençaient à se faire sentir. Ses retombées économiques et financières n’étaient pas négligeables, et, surtout, son démarrage effectif quelques mois avant la proclamation de notre indépendance dans les conditions que l’on sait, eut un impact psychologique important, à l’intérieur comme à l’extérieur de la République Islamique de Mauritanie.



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Durant l’année 1960, nous avons dû simultanément, et entre autres activités, chercher à réaliser nos deux options : unité politique et préparation de l’accession à l’indépendance. J’ai dit, plus haut, que la première option – l’unité politique – avait fait de grands progrès. Quant à l’indépendance, la majorité du groupe parlementaire ne lui était pas favorable : on y était plus hostile qu’à l’unité politique ! Pour les mêmes raisons déjà mentionnées et souvent répétées, depuis le Congrès d’Aleg. Nous devons avoir l’honnêteté de reconnaître que les anti-indépendantistes étaient confirmés dans leurs craintes par l’agressivité, à l’égard de notre pays, aussi bien des deux Etats fédérés du Mali et que du Maroc. Donc, pour eux, et ils avaient en partie raison, il fallait nous accrocher à notre seule planche de salut qu’était la France, et ne rien faire qui pût nous en éloigner. Penser et surtout agir autrement, ne pouvait être que «  des hallucinations de ceux qui sont frappés par les jnouns 2 ». Quand on faisait remarquer à ces compatriotes que les pays voisins qui avaient subi la même colonisation que nous, qui en étaient, à peu près, au même stade d’évolution économique, sociale et technologique que nous, allaient vers l’indépendance et qu’il nous était difficile sinon impossible de ne pas faire comme eux, ils répondaient en susbtance : «  Que la France nous donne un drapeau et un hymne, soit ! Mais qu’il soit entendu par tous que cela ne changerait rien dans nos rapports avec elle ».


Dans cette ambiance, la même majorité ne cessait de tergiverser quant à la fixation d’une date à proposer à la France pour le début des négociations devant nous permettre, d’accord parties, de déterminer celle de la proclamation de notre indépendance. Or, nous étions un certain nombre de responsables – la minorité du groupe – à considérer que notre pays devait impérativement, et comme tous ceux de la Communauté franco-africaine, accéder à l’indépendance avant la fin de 1960. Cependant, pour atteindre notre objectif, il nous fallait biaiser avec la majorité. C’est ainsi que le 6 Février 1960, profitant de la visite que j’effectuais sur le site historique de Koumbi-Saleh, ancienne capitale de l’empire du Ghana, non loin de Timbedra, je déclarai : «  que la vocation de la Mauritanie ne date pas d’hier ! A la fin de l’année ou au début de 1961, la Mauritanie demandera le transfert des compétences. » A mon retour à Nouakchott, je suis vivement critiqué par certains camarades du groupe parlementaire qui venait de décider de se substituer au bureau exécutif du P.R.M. 3, et donc de devenir le seul organe dirigeant du Parti. Ces camarades m’accusaient – à juste raison, je l’avoue – de n’avoir pas respecté la discipline du Parti, en faisant ma déclaration à Koumbi-Saleh sans consulter aucune instance, et d’avoir ainsi mis la direction du Parti devant le fait accompli. Je me défendis comme je pus…

Finalement, le groupe, à l’issue d’une longue session tenue du 16 au 18 Février 1960 : « invite le gouvernement de la République Islamique de Mauritanie à prendre toutes les dispositions nécessaires en vue de l’accession de la République Islamique de Mauritanie à la souveraineté internationale, par transfert de compétences au cours de l’année 1961 ». Le 24 du même mois, à Paris, je remis, commentaire à l’appui, le texte de cette résolution au Général de Gaulle qui me répondit « qu’il approuvait pleinement notre proposition ».

Par la suite, voyant que, d’après ce calendrier, nous serions le seul Etat de la Communauté à ne pas accéder à l’indépendance en 1960, nous avons envisagé d’avancer la date de cette accession notre proclamation d’indépendance. Pour ce faire et pour donner plus de poids à la décision de modification, une conférence des cadres fut réunie du 20 au 22 Juillet. Elle comprenait le groupe parlementaire (Assemblée Nationale et Gouvernement) et tous les secrétaires généraux des sections. Une représentation de toutes les couches de la population et de toutes les sensibilités politiques, incontestablement plus complète que celle constituée par le seul groupe parlementaire. Cette conférence «  décide de la demande du transfert des compétences et de la négociation d’accords de coopération avec la France, de telle sorte que l’indépendance soit proclamée le 28 Novembre 1960 ». Cette décision, portée par moi-même à la connaissance du Général de Gaulle dès le 26 Juillet, avait de lourdes et importantes implications intérieures et extérieures.


A l’intérieur, il fallait envisager et résoudre une infinité de problèmes. Il fallait d’abord accélérer au maximum la construction et l’aménagement – même sommaire – des bâtiments destinés à loger nos nombreux invités. Il fallait régler les questions d’intendance, de transports, de sécurité, de protocole et d’autres aspects de l’organisation des festivités. De nombreux et dangereux paris qu’il fallait à tout prix gagner : ils l’ont été finalement !

A l’extérieur, il fallait d’abord obtenir l’accord du Gouvernement français sur notre proposition de modification du calendrier convenu quelques mois plus tôt. Après avoir marqué quelques réticences et même manifesté une certaine mauvaise humeur, ce dernier finit par accepter nos nouvelles propositions de dates.


Les négociations débutèrent donc le 18 Octobre à l’Hôtel Matignon. La délégation française, dirigée par Michel Debré, comprenait notamment Jean Foyer, secrétaire d’Etat à la Coopération et Jacques Foccart, secrétaire général de la Communauté. La nôtre, que je dirigeais personnellement, était composée de Sidi El Moktar N’Diaye, président de l’Assemblée Nationale, Cheïkhna Ould Mohamed Laghdaf, ministre de la Justice, Youssouf Koïta, député-maire de Kaëdi et Yahya Kane, député, questeur de l’Assemblée. L’atmosphère était diplomatiquement tendue. En effet, nos interlocuteurs français n’étaient pas satisfaits du changement de calendrier que nous leur avions proposé – et même imposé par notre insistance, en Juillet : il faut reconnaître, à leur décharge, qu’ils étaient très sollicités par ailleurs.


Quoi qu’il en fût, les négociations ont vite achoppé sur deux points de l’ordre du jour :

Premièrement, les accords de coopération. Concernant ce point, il existait déjà une procédure qui avait été adoptée par tous les Etats, issus de la Communauté, ayant négocié avec la France, donc une jurisprudence. Et, puisque nous étions le dernier Etat à négocier, nous devions suivre la même voie : de ce fait, il devait ne pas y avoir de problème. Cette procédure était la suivante : les accords de coopération étaient négociés et signés en même temps que l’accord transférant les compétences de souveraineté. Initialement, nous avions donné notre accord à cette procédure. Mais, compte tenu surtout de la campagne de dénigrement de plus en plus violente orchestrée contre nous par le Maroc, campagne que j’ai déjà souvent évoquée, et qui cherchait à minimiser, pour l’opinion internationale, la portée réelle de notre indépendance imminente, en la réduisant «  à un drapeau, à un hymne et à un grand méchoui », nous étions amenés à changer notre fusil d’épaule. C’était pour cela que nous étions revenus sur notre engagement initial et que nous avions dit à nos partenaires français que nous voulions ne signer les accords de coopération qu’après notre admission à l’O.N.U., admission qui était la consécration de l’indépendance de toute ancienne colonie.

Nos partenaires français n’avaient pas du tout apprécié ce nouveau changement, dont ils disaient ne pas bien comprendre le pourquoi, qui était pourtant clair, évident. En réalité, la formule mauritanienne avait, aux yeux de certains responsables français de la politique africaine, l’inconvénient d’être différente de celle suivie par tout le monde avant nous. Dans ces milieux, on reconnaissait, théoriquement, le droit à la différence : pratiquement, on n’aimait pas l’originalité dans les rapports avec les anciennes colonies. On y préférait pouvoir dire : «  tout le monde fait… tout le monde ne fait pas… ». En tout cas et, en ce qui nous concernait, nous n’étions mûs que par les raisons que nous avons, chaque fois, exposés franchement à nos interlocuteurs. Il est vrai que j’avais, paraît-il, dans lesdits milieux, la réputation d’être secret, voire hypocrite, d’être quelqu’un qui ne dit pas souvent ce qu’il pense, qui a toujours on ne sait quelles arrière-pensées…


Deuxièmement, la convention d’établissement. A ce propos, la partie française nous soumit un projet de texte que nous avons refusé pour des raisons de fond que nous lui exposâmes, objectivement. Le texte proposait des dérogations exorbitantes du droit commun en faveur des ressortissants français, surtout les personnes morales : sociétés et entreprises en République Islamique de Mauritanie. Mais, au lieu de nous demander carrément ces dérogations, elles nous étaient présentées sous l’angle de la réciprocité : les personnes physiques et morales mauritaniennes bénéficieraient des mêmes avantages en France ! Comme s’il avait existé des sociétés et entreprises mauritaniennes susceptibles de travailler en France, d’y réaliser des projets, d’y faire des affaires… devant mon refus de discuter, et moins encore de signer une telle convention, certains membres de la délégation français ont cherché, je ne sais comment – en réalité, je n’ai pas entrepris de savoir – à faire pression sur le ministre Cheïkhna pour qu’il remît la question sur le tapis, afin de me forcer la main, ou, au moins, de montrer que la délégation mauritanienne n’était pas unanimement d’accord avec ma proposition. Bien sûr, j’étais partiellement prévenu du projet de cette démarche mais, franchement, je n’y croyais pas, tellement la manœuvre me paraissait grossière. A la reprise de l’une de nos séances, le Premier Ministre français déclara, en substance, s’adressant à moi : «  … je crois que votre délégation a de nouvelles propositions à nous faire au sujet du projet de convention d’établissement… ». Et, sans attendre ma réponse, Cheïkhna se mit à parler pour dire « qu’il pensait que… ». L’interrompant, j’articulai, sur un ton qui ne prêtait à aucune équivoque : « Je suis le chef de la délégation mauritanienne et, par conséquent, son porte-parole. Le ministre de la Justice n’a aucune qualité pour parler en son nom sauf si je le charge de le faire, ce qui n’est pas le cas ici…. ». Puis, je répétai que la République Islamique de Mauritanie ne voulait pas discuter, et encore moins signer, ladite convention. A mon grand regret, j’étais assez énervé, ce qui ne m’arrive pas fréquemment, mais, heureusement, quand je m’énerve, je parviens le plus souvent à dominer mon énervement et même à le cacher. En la circonstance, ce fut plus fort que moi. Après un bref, mais particulièrement pénible, silence dans la salle, nous parlâmes d’autre chose… Finalement, la partie française accepta nos façons de voir et les négociations, du reste fort réduites, furent rapidement menées. Elles se terminèrent par la signature du seul accord particulier portant transfert des compétences de la Communauté à la République Islamique de Mauritanie. Je déclarai, alors, que : «  les accords de coopération seront négociés, le moment venu, dans le respect de nos souverainetés ».


Avec le recul, je dois à l’honnêteté de reconnaître qu’à cette occasion comme dans bien d’autres circonstances, le Général de Gaulle, son Premier Ministre Michel Debré et son Gouvernement, malgré certaines attitudes condescendantes vis-à-vis de nous, ont toujours fait montre de beaucoup de compréhension à l’égard de mon pays et de moi-même. Ils nous ont toujours témoigné, quelles que fussent par ailleurs leurs motivations qui ne pouvaient être seulement altruistes, une sympathie particulière et agissante alors que, tout compte fait, nous étions, à notre manière et sans le vouloir spécialement, les partenaires les plus difficiles de l’ex-Communauté franco-africaine ! Peut-être parce que, comble de paradoxe, nous étions le pays qui avait le plus besoin de l’ancienne métropole, le pays le plus fragile, leplus vulnérable, le seul au monde d’alors à voir son existence mise en cause par un voisin et puissant pays frère qui revendiquait la totalité de son territoire. Grande ironie de l’Histoire : le colonisateur libérait – du moins, théoriquement –, aidait, défendait ce que le pays frère menaçait d’avaler ! Et si ce dernier n’y parvenait pas, c’était uniquement grâce à la protection du colonisateur. En effet, sans cette protection française, la Mauritanie n’aurait pas survécu à la décolonisation : le Maroc surtout l’aurait en partie annexée, laissant l’est au Mali et, le cas échéant, le sud au Sénégal, comme nous le verrons plus tard. Cependant, malgré notre certitude absolue que nous ne pouvions pas nous passer de l’aide et de l’assistance de la France dans tous les domaines, nous ne pouvions pas, pour autant, tout accepter d’elle ! C’est la raison pour laquelle, nous nous sommes souvent heurtés, courtoisement toujours, mais fermement quelquefois. Pot de terre contre pot de fer… le second ne tenant pas à briser le premier… D’aucuns – Français – auraient dit que « … nous nous sommes servis de la France contre la France ».


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Si nos difficiles rapports avec la France, dans la perspective de l’indépendance, nous ont accaparés, ils n’étaient pas les seuls à nous solliciter, à nous préoccuper. Certes, dans notre voisinage immédiat l’éclatement de la Fédération du Mali, dont nous nous sommes réjouis, desserrait l’étau autour de nous, mais la séparation brutale des deux Etats limitrophes du nôtre allait bientôt nous créer des problèmes nouveaux avec le Mali (ancien Soudan).


Alors que le Sénégal avait immédiatement cherché à se rapprocher de nous, ce que nous avions accepté avec empressement, le Mali, par contre, s’orienta vers le Maroc, où le Président Modibo Keïta se rendit peu de temps après l’éclatement de la Fédération. Commentant les entretiens de celui-ci avec le Roi Mohamed V, un hebdomadaire français titrait : «  Vers le partage de la Mauritanie » 4 et commentait que vraisemblablement, un tel projet avait dû être conçu quelques mois plus tôt. Il aurait prévu la distribution de la Mauritanie en trois parts : l’est pour le Soudan, le sud pour le Sénégal et tout le reste pour le Maroc, projet diabolique contre notre peuple !. Le Sénégal se serait à ce propos de plus en plus opposé à son partenaire dans la Fédération, puis finalement aurait changé de position et refusé de souscrire audit projet. Ce fut donc la détérioration accélérée des rapports soudano-sénégalais au sein de la Fédération, qui aurait tout empêché. Quoi qu’il en soit, le Mali, de connivence avec le Maroc, intensifia ses menées hostiles dans toutes nos circonscriptions mitoyennes des siennes : les deux Hodhs, l’Assaba, le Gorgol et le Guidimakha. De la sorte, nos relations allaient connaître, deux années durant, des tensions plus fortes que les précédentes, tensions souvent très vives sur le terrain. Des incidents, parfois sanglants, eurent lieu à divers points de la frontière commune. De plus, de la fin de 1960 au début de 1963, dans les instances internationales, le Mali, allié actif et agressif du Maroc, mena campagne contre nous. Plus grave encore, le Mali allait abriter et aider une dangereuse subversion organisée au nom, et avec les moyens, du Maroc par Horma Ould Babana. Des commandos terroristes dont une partie venant du Maroc, et une autre recrutée et entrainée au Mali avec la complicité active du premier, harcelaient souvent nos postes admnistratifs frontaliers, créant ainsi insécurité et tensions dans la région, y perpétrant des attentats parfois meurtriers. Ainsi, le 26 Août 1961, Mohamed Lamine Sakho, chef de la subdivision nomade de Néma-sud fut assassiné. Mais le point culminant de cette subversion fut l’attentat de Néma, au lourd bilan : trois militaires français tués et treize blessés, mauritaniens et français. Odieux, sanglant et spectaculaire, cette attentat qui visait plus particulièrement l’encadrement militaire français de notre jeune armée en cours de constitution, devait, selon les stratèges maroco-maliens de la subversion, à la fois semer la panique parmi les populations et surtout décourager l’assistance technique militaire française : les trois auteurs de l’attentat que nous pûmes identifier (deux jeunes soldats mauritaniens et leur complice civil) furent jugés par la Cour criminelle spéciale, condamnés à mort et exécutés. Quant à Horma Ould Babana, il fut condamné à mort lui aussi, mais par contumace. Il sera, après la normalisation maroco-mauritanienne, grâcié et autorisé à revenir au pays natal où je l’ai reçu, à sa demande.


Dès le début de l’année 1960, le Maroc avait radicalisé sa position diplomatique, avant de passer à l’action terroriste, au fur et à mesure qu’approchait la date à laquelle nous proclamerions notre indépendance. Au cours d’une longue tournée dans le Machrek arabe, le Roi Mohamed V inaugura, personnellement, une vaste campagne diplomatique. Emmenant dans sa suite les principaux transfuges mauritaniens dont la présence était censée incarner le bien-fondé de ses revendications sur notre pays, il visita la plupart des pays arabes indépendants, sinon tous. Partout, il développa les mêmes arguments que j’ai déjà évoqués ! Résultats : tous les pays reconnurent, à quelques nuances près «  le caractère marocain de la Mauritanie ». Mais, l’aboutissement le plus spectaculaire de cette campagne allait être la fameuse décision prise à Chtaurah 5, décision par laquelle le comité politique de la Ligue Arabe résolut de «  soutenir le Maroc dans sa demande de récupérer la Mauritanie en tant que partie intégrante de son territoire national, et d’appuyer la démarche marocaine aux Nations Unies ». Seule, la Tunisie refusa de participer à cette réunion. Avant la conférence de Chataurah, j’avais pourtant envoyé à tous les Chefs d’Etats arabes, un télégramme resté sans effet : « Peuple et gouvernement mauritaniens escomptent soutien fraternel des Etats arabes et espèrent qu’ils refuseront de cautionner les ambitions impérialistes du gouvernement marocain ».

Au même moment, le Maroc demanda, pour la première fois, l’inscription de la question mauritanienne, à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il envoya des missions dans le monde entier pour exposer ses thèses expansionnistes. La radio et la presse écrite s’y déchaînèrent de plus en plus violemment, en incitant les Mauritaniens à « se révolter contre le gouvernement fantôche, suppôt et créature du colonialisme, dont la mission traîtresse est de perpétuer la domination coloniale sur la Mauritanie, afin de couper définitivement cette dernière de la Mère-Patrie, le Maroc…. ».

Joignant le geste à la parole, ce dernier tenant, à tout prix, à empêcher la proclamation de notre indépendance, commença à téléguider des actions terroristes chez nous. Ainsi, le 4 Novembre 1960, à Kiffa, un attentat, heureusement manqué, fut perpétré contre un officier français. Le 8, jour de l’ouverture de la session extraordinaire de l’Assemblée Nationale en vue de la ratification de l’accord portant transfert des compétences, le député-maire d’Atar, Abdellahi Ould Obeïd, fervent nationaliste mauritanien, débordant de patriotisme et anti-marocain acharné, fut lâchement assassiné au Ksar. Son meurtrier présumé que nous n’avons pas pu arrêter, serait un Mauritanien qui vivait au Maroc et qui aurait réussi à regagner alors ce pays, une fois son crime commis.

Devant l’Assemblée Nationale, je déclarai : «  l’accord qui est soumis aujourd’hui à votre approbation ne comporte aucune restriction ni réserve. Le transfert des compétences est total et inconditionnel… A tous les peuples, sans exclusive, la Mauritanie offre son amitié. Avec tous, elle souhaite établir des relations de confiante coopération. Mais elle ne saurait transiger sur le respect de son indépendance et de sa souveraineté. Cet avertissement, je l’adresse, une fois de plus au Maroc… ». Le 9 Novembre, par acclamation, l’accord de transfert des compétences, est approuvé par l’Assemblée Nationale.


A la suite de l’assassinat du regretté Abdellahi Ould Obeïd, quelques-uns parmi les ressortissants marocains vivant en Mauritanie, furent assignés à résidence pendant quelques mois. Oui ! avant l’indépendance, il y avait chez nous une petite colonie marocaine – des commerçants surtout. Après l’autonomie interne et l’indépendance, ces Marocains, dont certains d’ailleurs s’étaient mauritanisés, ont continué de pratiquer leurs activités commerciales, sans que nous les ayons jamais inquiétés du fait de leur nationalité marocaine. Tous étaient nos hôtes. Ils avaient donc droit à la protection et au traitement qu’imposent nos traditions d’hospitalité, qui rendent l’hôte absolument honorable. Chacun doit à son hôte la même protection qu’aux siens propres. Parfois même, l’hôte passe avant les parents.


Sur ce point de nos relations avec le Maroc, je rappelle que, durant la période de tension entre nous, période qui ne prit fin qu’en 1969, nous n’avons jamais accepté d’abriter des opposants marocains dont certains avaient pourtant manifesté le désir de s’installer chez nous : nous ne voulions pas insulter l’avenir…

Et, si j’ai rencontré plusieurs fois Si Mehdi Ben Barka à Paris, et une fois à Conakry, nos préoccupations et nos discussions n’ont jamais été « complotantes » contre le Maroc. Nous parlions surtout des rapports futurs qui devraient exister entre nos deux pays, dans le respect absolu de l’indépendance et de la souveraineté mauritaniennes. Ces rapports ont, du reste, toujours été envisagés dans le cadre du Grand Maghreb et des relations de ce Grand Maghreb avec le reste du monde arabe et avec le reste de l’Afrique, c’est-à-dire avec l’Afrique noire. Dans ce dernier cas, Si Ben Barka reconnaissait et appréciait le rôle de trait d’union que la République Islamique de Mauritanie voulait et devait jouer.

Pour ce qui est de notre jeune expérience en politique intérieure, Si Ben Barka était particulièrement intéressé par la mise sur pied des communes rurales que nous commencions à expérimenter. Il trouvait l’expérience, la première du genre en Afrique ou, en tout cas, en Afrique de l’ouest et du nord, très originale et susceptible de permettre un modèle de démocratisation. En République Islamique de Mauritanie, «  si cette expérience réussissait, disait-il en susbtance, elle pourrait profiter à d’autres pays africains et arabes… ». Sur sa demande, je lui avais communiqué tous les textes législatifs et réglementaires que nous avions adoptés les concernant, notamment la loi du 25 Juillet 1960.


J’ai eu également à discuter de certains de ces thèmes avec Me Bouabid, que j’ai rencontré pour la première fois à Paris en Juillet 1957, ainsi que je l’ai déjà indiqué. Je l’ai revu une ou deux fois encore à Paris, après la disparition brutale et tragique de Si Mehdi Ben Barka. Il n’était plus au gouvernement ; ses positions étaient devenues infiniment plus nuancées. Pour lui, la Mauritanie n’était plus partie intégrante du Maroc, mais partie intégrante du Grand Maghreb arabe dont la construction et les perspectives le passionnaient beaucoup.

Comme je l’ai déjà mentionné, ce fut notre très cher ami commun, le professeur Vincent Monteil – Mansour Echâfü, depuis sa conversion officielle à l’Islam, à Nouakchott, en 1977 – tout de générosité et d’altruisme, avocat passionné et infatigable de toutes les bonnes causes, qui nous a permis de nous rencontrer, le plus souvent chez lui, et de nous mieux comprendre : Mehdi Ben Barka, Me Abderrahim Bouabid et moi-même.


Terminant ici la relation des activités hostiles et subversives du Maroc contre nous, durant l’année 1960, je ne reviendrai que plus tard, mais souvent et longuement, sur les rapports mauritano-marocains jusqu’en 1978.


Je dois à la vérité historique de rappeler la position modérée et même compréhensive à notre égard, du Prince héritier, alors vice-Président du Gouvernement, Moulaye Hassan, futur Roi Hassan II. Position en décalage très net d’avec celle de son père. Ainsi, déclara-t-il, à un quotidien français 6 : « Ce n’est pas de notre intérêt que des Caïds marocains administrent la Mauritanie. Ce que nous souhaitons, c’est une sorte d’association d’Etat à Etat… ». Le 19 Juin 1960, dans une déclaration à l’A.F.P., je relevai les propos du Prince : «  pour la première fois, une haute personnalité marocaine parle de la Mauritanie en tant qu’Etat ! ». Quatre mois plus tard, le 11 Octobre, le Prince, commentant la demande marocaine d’inscription de «  la question mauritanienne » à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations Unies, dit : «  Je n’ai pas grand espoir de voir l’O.N.U. résoudre l’affaire mauritanienne. A mon avis, le problème mauritanien est, avant tout, l’affaire des fils de la Mauritanie eux-mêmes ». Quelques jours plus tard, à New-York où il venait pourtant plaider le dossier marocain devant la plus haute instance internationale, il déclara à nouveau : «  Nous ne nous opposerons jamais à l’indépendance de la Mauritanie en tant que concept, qu’idée, mais nous nous opposerons à ceux qui veulent diviser pour régner et créer des Etats artificiels ». Formule ambiguë, apparemment contradictoire. Elle illustrait, en tout cas, la gêne, compréhensible, d’un jeune homme d’Etat dont le pays sortait à peine de la domination coloniale et qui, devant le monde – l’O.N.U.- devait s’opposer à l’indépendance d’une ancienne colonie que la même puissance coloniale voulait émanciper.


Beaucoup plus tard, en Septembre 1969, à Rabat et en présence du Président Boumedienne, l’ancien Prince devenu Roi, Hassan II, me révèlera avoir eu une très longue discussion avec son père : il n’était pas d’accord sur la position marocaine à l’égard de la Mauritanie en général, et en particulier sur son admission aux Nations Unies. Mais, commenta-t-il en substance : «  Le Prince héritier et vice-Président d’un gouvernement ne pouvait que se soumettre aux décisions de son père, qui était en même temps son chef de gouvernement et son roi » . Et le Roi Hassan II d’ajouter – toujours en substance – « qu’il avait plaidé, non par conviction, mais par devoir d’obéissance à son père et à son roi ». Ainsi, conclut-il ironiquement, «  je n’ai pas convaincu tout le monde à l’Assemblée générale de l’O.N.U. » !


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Les rapports de voisinage – fussent-ils de lutte contre la revendication étrangère ou contre le terrorisme – alors qu’ils auraient dû être de frères à frères, n’étaient pas seuls à nous occuper. En Afrique d’abord où la République Islamique de Mauritanie fut représentée à toutes les proclamations d’indépendance, dans les capitales des pays concernés. Personnellement, j’ai dirigé nos délégations à Yaoundé, à Lomé, à Dakar (fédération du Mali), à Mogadiscio, en Abidjan et à Lagos. Dans toutes ces capitales, je rencontrais non seulement les Chefs d’Etat et les hauts responsables des pays visités, mais également de nombreuses délégations étrangères : africaines, arabes, européennes, asiatiques, américaines, etc… A tous et à toutes, j’exposais, inlassablement, nos arguments contre les prétentions annexionnistes du Maroc. A l’exception de la délégation tunisienne, toutes les délégations arabes étaient réservées à notre égard, avec plus ou moins de courtoisie. Les apartés ou les brèves conversations que j’ai pu avoir avec les unes et avec les autres m’avaient démontré l’ignorance totale de ces délégations, nous concernant : toutes n’avaient entendu que le point de vue du Maroc.

Ce fut à Mogadiscio (Somalie), en Juillet 1960, que je pus rencontrer le premier responsable arabe qui acceptât d’avoir avec moi une discussion approfondie au sujet des revendications marocaines sur notre pays. Responsable important, puisqu’il s’agissait de Mohamed Fayek, conseiller du Président Nasser pour les affaires africaines. A l’issue de notre long entretien, il me promit de le rapporter fidèlement à son chef d’Etat, dès son retour au Caire il tint parole comme me le confirma le Président Nasser lui-même, à Addis-Abeba, en 1963.


En Octobre 1960, à Lagos, j’eus un autre entretien fort intéressant avec Sir Aboubakar Tafawa Balewa, alors Premier Ministre du Nigeria. A l’issue de cet entretien, m’assurant du soutien total du Nigeria, il me déclara en substance : « J’ai dû mécontenter les Marocains car je leur ai expliqué la position du Nigeria relative à leurs revendications sur votre pays. Je leur ai conseillé de renoncer à ces revendications qui risquent de créer un précédent dangereux dans les rapports entre jeunes Etats africains. Les découpages coloniaux ont été si arbitrairement faits que tous les Etats frontaliers peuvent revendiquer un morceau plus ou moins grand des Etats voisins. En revandiquant non seulement la totalité de la Mauritanie, mais aussi une partie du Mali et même une partie du Sénégal, le Maroc se comporte en Etat expansionniste. C’est réellement très grave pour l’Afrique indépendante. De toutes façons, votre présence à Lagos où votre drapeau flotte à côté de celui du Maroc prouve, s’il en était besoin, que le Nigeria reconnaît déjà la Mauritanie comme un Etat indépendant et souverain… Du reste, nous serons naturellement représentés à Nouakchott aux cérémonies qui marqueront, le mois prochain, l’accession de votre pays à l’indépendance ». Prise de position particulièrement importante compte tenu du poids spécifique considérable du Nigeria, en Afrique en général et en Afrique de l’ouest en particulier. De plus, c’était le deuxième pays anglophone, après le Liberia, à nous apporter son soutien.


Ce fut à Lagos, également, que j’ai eu un très long et fructueux entretien avec le Dr. Sadok Mokkadem, alors ministre des Affaires étrangères de Tunisie. Après m’avoir posé beaucoup de questions sur le dossier mauritano-marocai, il m’assura du soutien inconditionnel et actif de son pays. «  Cette question, me confia-t-il, aura sûrement des répercussions négatives sur nos relations avec le Maroc, répercussions qui risquent d’aller jusqu’à la rupture des relations diplomatiques provoquée par le Royaume chérifien. Mais tant pis, votre cause nous paraît juste, raison pour laquelle nous allons reconnaître votre indépendance. Le Combattant suprême ne badine pas avec les principes… ». Combattant suprême que je ne connaissais pas encore, mais j’avais déjà sensibilisé Habib Bourguiba sur la question en lui faisant parvenir un message par Si Bourguiba jr. alors ambassadeur tunisien à Paris. Encore à Lagos, j’ai rencontré la délégation du F.L.N. qui était dirigée par un syndicaliste.


Enfin, toujours pour plaider notre juste cause devant l’opinion internationale, nous avons envoyé des « missions de bonne volonté » en Afrique, en Amérique du sud et en Scandinavie. Dans les deux derniers groupes de pays, nos missions ont été partout accueillies par les ambassades de France qui leur avaient considérablement préparé la tâche. Partout, elles ont été convenablement accueillies par les gouvernements des pays visités. Dans le même ordre d’idées, pour informer l’opinion internationale intoxiquée par la propagande mensongère marocaine, nous publiâmes en Novembre, notre Livre vert, réfutant les arguments marocains contenus dans un Livre blanc, diffusé quelque temps auparavant. C’est bien dans cet esprit que je participai du 24 au 26 Octobre 1960 en Abidjan, à la première conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement africains et malgache d’expression française, réunie à l’initiative de notre doyen, le Président Houphouët-Boigny. J’étais le seul participant dont le pays, non encore indépendant, était revendiqué dans sa totalité par un puissant voisin. A l’issue de cette réunion, tous les Chefs d’Etat présents (il s’agissait de tous les Etats issus de la Communauté franco-africaine) décidèrent d’accorder à notre pays un soutien unanime dans sa lutte contre les prétentions marocaines. Ce soutien se révèlera sans faille, actif et efficace : j’en reparlerai plus tard.


J’avais participé, du 11 au 13 Mars 1960, à Bonn, en République fédérale d’Allemagne, à une conférence internationale sur l’assistance aux pays en voie de développement. J’y avais pris la parole dans le but - essentiel – de mieux faire connaître la Mauritanie dans les cercles européens composant en majeure partie l’assistance.


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Avant que je ne relate les conditions dans lesquelles notre indépendance fut proclamée, le 28 Novembre 1960, je dois revenir aux problèmes intérieurs, autres que ceux déjà évoqués.


Le plus important et le plus urgent était celui de la mauritanisation du commandement territorial. En effet, ce problème était particulièrement sensible puisqu’il s’agissait de l’exercice de la souveraineté nationale. Les administrateurs français qui, jusques là, l’exerçaient au nom de leur pays, étaient de plus en plus mal à l’aise à mesure qu’approchait la date du 28 Novembre, ce qui était humainement fort compréhensible. De plus, et surtout, sans cette mauritanisation, « l’indépendance juridique » n’aurait aucune concrétisation aux yeux des populations de l’intérieur, c’est-à-dire l’écrasante majorité des citoyens mauritaniens. Or, dans ce domaine, comme du reste dans tous les autres, nous manquions totalement et cruellement de cadres. Pour ce qui est seulement du commandement territorial, il suffit de rappeler qu’au moment de l’entrée en vigueur de la Loi-Cadre, en 1957, il n’y avait dans cette administration d’autorité qu’un seul Mauritanien, Ely Ould Sidi Mehdi, qui remplissait les fonctions de chef de la subdivision nomade des Agueylatt (dans le Gorgol), subdivision dont l’existence était plus théorique que réelle. Donc, pour parer au plus urgent, la seule possibilité qui s’offrait à nous, était de choisir parmi les agents mauritaniens de l’administration : interprêtes, commis, enseignants, etc… les seuls agents d’un certain niveau que le régime colonial nous ait légués, ceux qui paraissaient susceptibles d’de pouvoir exercer le commandement d’une circonscription territoriale : cercle, subdivision, poste administratif. Aussi, dès le 14 Janvier 1958, le Gouvernement avait-il nommé six adjoints mauritaniens à des commandants de cercle français ainsi qu’à un chef de subdivision : Sid Ahmed Ould Mohamed au Hodh Oriental, Ismaïla Sy au Guidimakha, Mohamed Salem Ould Mohamed Sidya en Assaba, Nagi Ould Moustapha au Tagant, Mohamed Ould Cheïkh au Brakna, Samory Ould Biya en Inchiri et Khalidou Diagana pour la subdivision de M’Bout.

La même année, le 6 Octobre suivant, le Gouvernement décida l’envoi de huit stagiaires à l’I.H.E.O.M. pour y suivre un cycle de formation accélérée de deux ans, cycle nouvellement et spécialement conçu pour permettre aux nouveaux Etats membres de la Communauté franco-africaine de recycler des cadres moyens qui manquaient de formation théorique, tout en ayant une solide expérience administrative. La première promotion ainsi désignée se composait de Ahmed Bazeïd Ould Ahmed Miske déjà bachelier, Gaye Silly Soumare également bachelier, Mohamed Salem Ould M’Khaïtiratt, Ahmed Ould Mohamed Saleh, Mame Ly, Dèye Ould Brahim, Mohamed Lemine Ould Hamoni, Sidi Mohamed Ould Abderrahmane. Cette filière que nous avons utilisée pendant plusieurs années nous a permis de former une quarantaine d’administrateurs, quelques magistrats, quelques diplomates et quelques inspecteurs du travail.

A propos de mauritanisation du commandement territorial, me reviennent à l’esprit certains raisonnements qui ont été souvent tenus, à la veille de l’indépendance, par ceux qui étaient contre celle-ci et, partant, contre celle-là. J’en cite quelques-uns, à titre anecdotique : «  Nous, les nobles guerriers, les vrais maîtres du pays avant la colonisation, ne saurions admettre de nous faire commander ni par les marabouts qui « ne pouvaient vivre que sous notre ombre » ni par les Noirs dont certains étaient nos esclaves. Ce sont les Français qui nous ont arraché par la force notre autorité sur le pays. S’ils partent, nous reprendrons notre pouvoir que nous ont légué nos nobles ancêtres. Nous avons nos fusils et notre courage héréditaire. Ni les marabouts que nous protégions, moyennant leurs prières pour nous éviter les mauvaises choses et pour notre salut dans l’au-delà, et que nous aidions matériellement, ni les Noirs qui étaient également nos protégés, quand ils n’étaient pas nos esclaves, ni le reste de la population – tributaires, forgerons, griots, haratines, ne sauraient nous résister… ».

«  Nous, les marabouts, préférions l’occupation des infidèles qui, tout en nous protégeant contre les guerriers, souvent frustes et rapaces, nous laissent toute liberté de pratiquer notre religion. Nous n’avons pas oublié tous les méfaits de la domination des Hassanes qui n’attendent que le départ des Français pour réinstaurer l’anarchie dans le pays et y reprendre leurs exactions contre nous, et contre tous les autres habitants du pays. Nous ne voulons pas non plus nous laisser commander par les Noirs qui sont, soit nos serviteurs, soit nos disciples, donc nos subordonnés. De ce fait, ils ne peuvent pas nous commander… ».

Ou encore : « …nous, les Noirs de Mauritanie, sommes des hommes aussi libres, aussi nobles que les plus nobles des Maures qui sont tous esclavagistes. Nous ne saurions donc nous laisser commander par eux. Ce pays est le nôtre avant d’être le leur. Nous tenons à y rester, mais en hommes libres. Nous craignons que si les Maures y exercent la totalité du pouvoir, ils ne veuillent nous traiter comme leurs esclaves. Pour toutes ces raisons, nous préférons que la France reste, sous une forme ou sous une autre… ».

Et puis… « … nous autres, gens de l’Est, ne voulons pas continuer à subir la dominatoion des gens de l’Ouest qui, parce qu’ils sont allés à l’école française bien avant nous, nous soumettent à une deuxième colonisation par l’intermédiaire de leurs interprêtes, de leurs commis, de leurs enseignants, de leurs infirmiers, de leurs postiers, de leurs gardes-cercles, etc… Et, pour nous, tous les gens de l’Ouest sont les mêmes : Trarza, Brakna et Noirs du Fleuve… ».

Réciproquement… « … nous, gens de l’Ouest, qui sommes les Mauritaniens les plus instruits, les plus cultivés en arabe, nous qui comptions bien avant l’occupation française, et qui comptons encore, tant de m’hadher 7, de savants, de poètes, de juristes, de théologiens, de grammairiens célèbres dans tout le monde arabe et musulman, nous qui avons pris une si grande part dans l’islamisation de l’Afrique de l’ouest, nous qui avons, les premiers, envoyé nos enfants à l’école moderne, ne voulons pas nous laisser commander par des originaires des autres régions si souvent frustes et ignorants… ».


Par bonheur, à côté de ceux qui tenaient de tels propos si archaïques, si passéïstes, si pessimistes, existaient parmi les anciens certains sages, des historiens en particulier, qui évoquaient les rapports intercommunautaires passés, d’une manière plus constructive, plus encourageante quant à l’avenir commun des deux composantes ethniques de notre peuple 8.


Ainsi, nous rappelaient-ils, preuves écrites et orales à l’appui, qu’avant la conquête française, les Mauritaniens noirs et maures cohabitaient normalement dans les conditions de l’époque. Ainsi, les guerres intestines qui sévissaient dans toutes les régions de la Mauritanie n’étaient pas des guerres raciales. En effet, remarquaient nos historiens, en vertu d’un système d’alliances bien rôdé entre Maures et Noirs voisins, ces guerres opposaient tantôt des Noirs et des Maures alliés à d’autres collectivités maures ou noires, ou encore maures et noires coalisées. Par exemple, les Ahel Sidi Mahmoud de l’Assaba et du Ghidimakha avaient pour alliés une partie des Sarakollés contre d’autres Sarakollés, ou contre d’autres tribus maures, ou contre une coalition composée des deux ethnies noire et maure. Au Gorgol, le même système d’alliance existaient entre les Toucouleurs et les Maures Littama et les Ahel Sidi Haïba. Au Brakna, les Oulad Naghmache et les habitants du canton du Lao, commandés par les Wane, formaient une alliance tout comme les Oulad Seyed avec les habitants du canton du Toro commandés par les Kane. Il en était de même des Alaïbe de Boghé avec les Oulad Ahmed. Plus à l’ouest, les Trarza, surtout les Oulad Ahmed Ben Damane, étaient les alliés des Ouolofs du Oualo. Les mariages inter-ethniques étaient fréquents : le plus connu d’entre eux fut celui de l’Emir Mohamdel Habib avec la reine du Oualo, Djembott. De cette union naquit un prince, Ely Ould Mohamedel Habib, qui devint Emir des Trarza.


Il n’empêche… la grande majorité de nos cadres et notabilités traditionnelles étaient foncièrement hostiles à la mauritanisation du commandement territorial. Leurs façons de voir dénotaient une mentalité vraiment rétrograde. Ils donnaient une idée des innombrables obstacles que devraient affronter nos « commandants » nationaux. Ceux des premières promotions surtout, ceux que Mohamed Ould Cheïkh appelait, sous forme de boutade, «  les administrateurs par décret ». Ces « commandants » voués à opérer en eux-mêmes une reconversion psychologique considérable et bien difficile dans leur situation. Ils devaient d’abord s’imposer à eux-mêmes avant de s’imposer aux autres. Dans ce but, il leur fallait « quitter la casquette » d’agents subalternes pour coiffer celle du responsable à part entière, c’est-à-dire du chef. Ils devaient avoir confiance en eux-mêmes et assumer pleinement une métamorphose si rapide et si importante. Ils devaient ensuite s’imposer à leurs collaborateurs, hier encore leurs égaux : leurs collègues, leurs amis ou, simplement, leurs connaissances qui, humainement, pouvaient jalouser leur fulgurante promotion : « pourquoi lui ? et pourquoi pas moi ?… » pouvaient se demander certains.

Ils devaient enfin s’imposer à leurs administrés qui, initialement, n’avaient à leur égard, que méfiance et préjugés, comme en témoignaient les propos cités plus haut. En effet, pour ces administsrés, les nouvelles autorités n’étaient que : untel, de telle tribu ou de tel canton, donc pas une autorité à laquelle on devait obéir d’une manière anonyme. Une anecdote, vécue parmi d’autres, illustre cet état d’esprit. J’ai oublié les détails exacts, mais il m’en reste le souvenir que voici. En 1959, Ahmed Ould Bah, premier commandant de cercle national, venait de prendre son commandement à Kiffa : il reçoit un chef de tribu – ou de fraction – dont la collectivité était impliquée dans une bagarre locale, pour l’interroger et le sermonner. Le chef, prenant très mal les propos du commandant de cercle, lui répond à peu près ceci : « … toi, jeune homme des Oulad Deïmane (la tribu d’Ahmed Ould Bah), tu te permets de t’adresser de la sorte, à moi ? moi qui… moi que… ». Immédiatement après cette inacceptable réponse, le nouveau commandant de cercle ordonne à l’autorité subalterne compétente d’ enfermer le chef rebelle pendant un jour ou deux. Ensuite, il le fait revenir dans son bureau : je ne me souviens plus de leur dialogue, mais… le chef a parlé correctement au hakem mauritanien. La relation de l’incident fit le tour de l’Assaba et même du pays ! la preuve était faite que les autorités nationales mauritaniennes pouvaient emprisonner les citoyens fautifs, tout comme le faisaient les Français avant elles. Ce qui a dû faire réfléchir quelques récalcitrants potentiels… et assez rapidement, les nouvelles autorités, à de rares exceptions, furent, bon an mal an, admises par les populations.

Le mérite d’un tel succès revient à ces pionniers, souvent méconnus, que furent la plupart des hekam fabriqués à la hâte. Dans leur majorité, nous leur devons de vives félicitations, car ils ont joué, dans la construction de notre Etat-Nation, dont ils ont essuyé les plâtres, un rôle déterminant. A des degrés divers et, chacun suivant sa personnalité particulière, ils ont mérité de la Patrie naissante.


La mauritanisation complète du commandement territorial, fut réalisée entre Septembre 1959 et Mars 1961.

Avant d’entamer le processus de mauritanisation du commandement terriorial, nous avions arrêté deux principes :

Premièrement, aucune autorité ne devait commander sa circonscription d’origine. Ce faisant, nous voulions éviter à ladite autorité la tentation de se laisser trop solliciter et, partant, influencer par les siens ce qui, entre autres inconvénients, la rendrait a priori suspecte aux yeux des autres citoyens de la circonscription considérée. Une seule exception à cette règle nous fut imposée par les circonstances locales : il s’est agi du commandement du cercle de l’Adrar dont le premier titulaire mauritanien fut, non seulement originaire de ce cercle, mais en même temps membre de la famille émirale adrarienne, Ahmed Ould Ahmed Salem Ould Aïdda dit Aïdda. Pourquoi cette exception ? qui, là, comportait un risque complémentaire grave, celui de créer dans l’esprit des citoyens de la région, la confusion entre la source traditionnelle du pouvoir émiral et la source nouvelle celle émanant du pouvoir central de Nouakchott qui avait nommé le nouveau commandant du cercle.

J’ai eu précédemment l’occasion de signaler que, durant la fin des années 1950 et le début des années 1960, d’importantes troupes françaises étaient stationnées en Adrar pour couvrir le nord de notre pays contre les incursions de l’ « armée de libération marocaine ». Pour les besoins supplémentaires de cette défense, le commandement militaire qui disposait de ressources non négligeables, avait recruté un assez grand nombre de guerriers adrariens, dont beaucoup d’anciens goumiers des groupes nomades français et, comme dit l’adage : qui paie commande, tous ces guerriers dépendaient pratiquement de l’autorité civile locale, demeurée française mais désormais sans les moyens d’antan. De plus et comme je l’ai déjà dit à propos de la naissance de l’U.S.M.M., ces guerriers, secrètement manipulés par certains officiers français du 2ème Bureau local, faisaient partie des tenants de la théorie déjà exposée selon laquelle la Mauritanie appartenait aux guerriers avant l’arrivée des Français. Donc, si la France la quitte . . . Dans un tel contexte, nous nous sommes trouvés fort embarrassés. En effet, d’une part, nous devions impérativement mauritaniser effectivement le commandement du cercle de l’Adrar. Mais, d’autre part, nous ne pouvions pas le mauritaniser dans les mêmes conditions que les autres cercles du pays. Car il nous fallait tenir compte du climat politique particulier qui y prévalait. Autrement, sa mauritanisation risquerait d’exposer le nouveau titulaire et, partant, l’Etat qu’il représente, à d’imprévisibles difficultés, voire à des humiliations. Les guerriers adrariens, dont le comportement général frisait la rébellion larvée, rébellion que nous n’avions aucun moyen de mater le cas échéant, ne disaient-ils pas haut et fort qu’ils n’acceptaient d’être administrés que par un commandant de cercle français.


Devant ce grave dilemme – un vrai casse-tête mauritanien - nous avions fini, contraints et forcés, par recourir temporairement à cette exception, dont les Mauritaniens ne pouvaient comprendre tous les tenants et aboutissants. Mais avant sa nomination en Conseil des ministres, début Janvier 1961, je reçus Aïdda qui dirigeait à l’époque le cabinet du Président de l’Assemblée Nationale – et lui expliquai, longuement et clairement, le sens de sa mission temporaire : pour des raisons évidentes, ce caractère temporaire devait rester secret. Et, comme nous étions amis de longue date – depuis la médersah de Boutilimit et, surtout, depuis l’Ecole Blanchot de Saint-Louis : je le surnommais «  le duc du Dhar » -, j’étais tout à fait à mon aise pour lui faire saisir davantage toutes les nuances et toutes les difficultés de sa mission. Il me promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour la réussir. Il tint parole.

A ce sujet, je dois encore donner une précision importante : la nomination d’Aïdda coïncida avec une évolution politique locale à partir du moment où l’U.S.M.M. –ainsi que les autres partis d’opposition – avait répondu positivement, le 4 Octobre 1960, à mon appel à l’unité que je leur avais adressé au mois d’Août précédent. Ce fut, dans cet esprit nouveau, que, vers la mi-Janvier 1961, je reçus une délégation de l’U.S.M.M., conduite par Ahmed Ould Kerkoub, délégation qui déclara «  approuver sans réserve la politique du Gouvernement mauritanien ». Nonobstant cette prise de position, l’état d’esprit général des guerriers, surtout à Atar même, demeurait équivoque au moment où Aïdda prit son commandement, au début de Février 1961. De tempérament autoritaire, il sut, dès le début, s’imposer aux guerriers de l’Adrar qui, du reste, le respectaient et le craignaient autant comme membre de la famille émirale que comme nouveau représentant du pouvoir central. Quant à lui, il ne manquait aucune occasion pour rappeler qu’il ne représentait que le nouvau pouvoir national mauritanien, auquel – ajoutait-il – tous les Mauritaniens sans exception, devaient soumission et obéissance. Il était, répétait-il, le commandant de cercle de l’Adrar, et non l’Emir de l’Adrar. Au bout de quelques mois, les progrès du processus de l’unité politique, au niveau national et local, aidant, les guerriers « rentraient dans le rang », les uns après les autres. Ils acceptaient désormais et sans la moindre réticence, l’autorité du gouvernement et celle de ses représentants sur place. La situation se normalisant, nous pouvions alors y appliquer le principe général : «  le duc du Dhar » changea d’affectation et un nouveau commandant de cercle, originaire du Guidimakha, Ibrahima Kane, fut nommé à Atar. Quant aux guerriers de l’Adrar dont la région est la plus exposée aux dangers venant du Maroc, ils devenaient les gardiens vigilants et patriotes de notre frontière nord, aux côtés des premiers éléments de notre armée naissante, et de l’armée française.


Toujours en ce qui concerne la mauritanisation du commandement territorial, nous avions eu une deuxième préoccupation : envoyer les fonctionnaires d’autorités noirss en Mauritanie hassanophone et les Maures le long de la Vallée du Fleuve. Sans que ce principe fût appliqué d’une manière aussi rigide que le précédent. Et, comme nous l’avions voulu, cette manière de faire se révèla être l’un des moyens le plus efficace de lutter contre les préjugés raciaux – pour ne pas écrire : racistes – sur lesquels je me suis exprimé plus haut. En effet, à ma connaissance du moins, aucune autorité, originaire du Sud ou du Nord, n’a fait l’objet, dans l’exercice de son commandement, d’attitude hostile et concertée du fait de sa couleur.

Bien sûr, dans les conversations privées, les uns et les autres ont pu chansonner tel kori ou tel bidhane, comme ils ont pu « chansonner » les autorités issues de leur propre ethnie. Mais, le tout était sans gravité. C’est pourquoi, avec le recul, cette règle me paraît avoir été le principal succès de la mauritanisation. Ce fut incontestablement un facteur majeur d’unité nationale. Dans ce domaine, ma volonté constante de lutter, à tous les niveaux de l’Etat, contre les préjugés raciaux, s’est traduite par le résultat suivant : il n’y a pas un seul poste de responsabilité politique ou administrative qui n’ait été indifféremment occupé par des Maures et par des Noirs : présidence de l’Assemblée Nationale, permanence du Parti, portefeuilles ministériels, gouvernorats, ambassades, secrétariats généraux des ministères, grandes directions de services gouvernementaux ou publics, directions de sociétés d’Etat ou d’économie mixte.

Quant au personnel français d’autorité qui devait être relevé par le nôtre, il eut un comportement louable dans un contexte particulièrement délicat pour lui. En effet, les membres de ce corps étaient arrivés en Mauritanie, territoire d’Outre-Mer, pour le y commander au nom de la France. De ce fait, ils n’avaient de compte à rendre qu’aux hiérarchies françaises dont ils dépendaient. Mais, à cause de l’accélération du processus de décolonisation, ils se sont trouvés du jour au lendemain, sous les ordres de ceux qu’ils commandaient la veille. Certains furent remplacés par leurs anciens subordonnés. Malgré cette nouvelle situation, objectivement délicate pour eux sur le plan psychologique, ils se sont, à une exception près, comportés dignement et loyalement durant toute cette difficile période de transition. De ce fait, ils n’ont mérité que des éloges : le Gouvernement mauritanien les leur a prodigués, sans complexe.


A ce propos, une mention spéciale doit être faite au sujet de l’attitude de l’administrateur RogerVézy, confronté qu’il était à la situation politique de son cercle, celui de l’Adrar, situation que j’ai déjà analysée. Courageusement et sans complexe, il n’a épargné aucun effort pour défendre et aider le nouveau pouvoir national mauritanien dans sa circonscription. D’autres administrateurs français ont été, à mon entière satisfaction, mes collaborateurs directs : j’en parlerai ailleurs. D’ores et déjà, je cite l’administrateur Jean-Jacques Villandre, qui fut le premier directeur de mon Cabinet, deux années durant.


J’ai signalé plus haut une personne d’autorité dont l’attitude ne fut pas conforme à la généralité de comportement du personnel de commandement français : exception qui confirme la règle. En réalité, cette attitude dénotait un esprit qui ne brillait par son libéralisme. A mentionner aussi, la réaction pour le moins inattendue du capitaine Le Borgne, alors chef de la subdivision de Fort-Gouraud, réaction qui avait pourtant le mérite de la franchise. Au lendemain de la proclamation de la République Islamique de Mauritanie, le 28 Novembre 1958, l’intéressé m’adressa le télégramme suivant : « Mes convictions religieuses m’interdisent de servir la République Islamique de Mauritanie, veuillez donc accepter ma démission ». Démission acceptée sur le champ. L’exception, signalée plus haut, a concerné l’attitude de l’administrateur Darmandraille, alors chef de la subdivision de Nouakchott, où je venais de m’installer avec le premier échelon gouvernemental transféré de Saint-Louis.

Avec notre installation au Ksar et, surtout avec la présence des entreprises devant édifier la capitale, une certaine activité économique et sociale commençait à s’y développer rapidement. De jour en jour plus grande, cette activité attirait non seulement des Mauritaniens de toutes catégories sociales de différentes régions, mais elle attirait, en même temps, de nombreux ressortissants de plusieurs autres territoires de l’A.O.F., du Sénégal et du Soudan surtout. Conséquence immédiate : les quelques maisons d’habitation et les quelques boutiques, toutes en banco, étaient prises d’assaut par les nouveaux arrivants, commerçants et entrepreneurs pour la plupart. Au même moment, les uns et les autres voulaient construire au Ksar au lieu de le faire sur l’emplacement de la future capitale où, ironisaient certains, il n’y avait que la dune, les afernane  9, les serpents et les chacals… . Donc, très peu de gens volontaires «  pour monter à la capitale » où, pourtant, les constructions des bâtiments officiels avaient commencé. Ce que voyant, le Gouvernement décida de limiter considérablement l’extension du ksar tout en encourageant au maximum les constructions à Nouakchott-même. Mais, cette politique gouvernementale se heurta à l’hostilité des ksouriens qui spéculaient déjà beaucoup sur les prix des loyers et des terrains à bâtir au Ksar. Leurs «groupes de pression  harcelaient le résident pour lui demander de trouver les mesures adéquates propres à faire annuler ou, du moins, modifier la décision gouvernementale. D’où la décision pour le moins saugrenue, du chef de subdivision, de distribuer des permis de construire un peu partout à l’intérieur du périmètre ancien du ksar, même en pleine rue. Incroyable, mais vrai ! Un jour, apprenant cette nouvelle peu vraisemblable, je convoquai l’administrateur Darmandraille «  à la capitale ». Je lui rappelai la décision gouvernementale ci-dessus mentionnée et dont il avait reçu copie. Très courtoisement, il me répondit le plus naturellement du monde que le Gouvernement ne devait pas légiférer pour le Ksar dont l’administration relevait de son autorité exclusive, lui, chef de subdivision. Raison pour laquelle il voulait profiter de l’afflux des gens pour développer « son » Ksar ! sans discuter cette conception des compétences, conception étrange, je l’informai, séance tenante, que je le relevais de son commandement et que j’allais demander son départ immédiat de Mauritanie au Haut-Commissaire de France : il partit dans la semaine.


Une autre relève immédiate, demandée et obtenue, concerna un officier français du 2ème Bureau, qui n’avait aucun rapport hiérarchique avec le gouvernement mauritanien, mais qui couvrait la Mauritanie pour le compte de son administration d’origine. C’était à ce titre qu’il visitait souvent notre pays, y venant de Saint-Louis ou de Dakar, je ne me rappelle plus exactement. Il s’agissait du capitaine Naccache, bon arabisant qui connaissait les principales notabilités traditionnelles mauritaniennes, de l’époque. Un jour, il vint à Boutilimit, voir Cheïkh Abdallahi Ould Cheïkh Sidya 10 pour le monter contre moi et mon gouvernement. Dans ce but, il lui tint à peu près ce langage : «  Toi, le plus grand chef religieux musulman de l’Afrique française, tu ne devrais pas accepter de te faire commander par des gens moins nobles et plus jeunes que toi. Dans ce pays, le pouvoir a toujours appartenu aux grandes familles comme la vôtre. C’étaient vos ancêtres qui l’ont exercé, et non ceux de l’équipe qui en train de se l’approprier au détriment des vraies grandes familles : si tu veux changer cet état ce cours des choses avant qu’il ne soit trop tard, il te suffirait de le faire savoir au Gouvernement français, qui dispose de tous les moyens pour redresser la situation en faveur d’authentiques grandes familles et grandes tribus… ». Le capitaine Naccache parlait-il de sa propre initiative ? Avait-il agi sur ordres de ses supérieurs et à l’insu du Haut Commissaire de France, Pierre Anthonioz qui, lui, jouait sincèrement son rôle dans le jeu de la décolonisation ? Je ne sais. Et, à vrai dire, je n’ai pas cherché à savoir…

Toujours est-il que Cheïkh Abdellahi Ould Cheïkh Sidya répondit à son visiteur qu’il allait réfléchir à sa proposition et lui donner une réponse à son prochain passage à Boutilimit. Et, immédiatement après, Cheïkh Abdellahi me fit transmettre, par Sidi Mohamed Deyine 11, le contenu de la conversation en me demandant de prendre les mesures qui me paraîtraient les plus adéquates. Aussitôt, j’informai Pierre Anthonioz et lui demandai de faire en sorte que le Capitaine Naccache ne revînt plus en Mauritanie : il n’y revint pas et, depuis, je n’en ai plus entendu parler.


C’est le lieu de rendre un hommage particulièrement mérité à Mr. Pierre Anthonioz dont la loyauté, la sincérité, l’ouverture d’esprit et le courage politique lui ont permis d’aider efficacement mon gouvernement à assurer, dans les meilleures conditions possibles, la relève du personnel français de commandement territorial par des Mauritaniens. Le mérite de Pierre Anthonioz était d’autant plus grand que la majorité de ses compatriotes en Mauritanie ne partageaient pas ses idées – et encore moins l’esprit de ses actes – en matière de décolonisation. Par exemple, dans le cas Darmandraille, il fut sévèrement critiqué par certains membres de la communauté française, qui lui reprochaient d’ « avoir laissé Moktar humilier la France à travers l’un de ses représentants », et selon eux, « … Anthonioz se soumettait inconditionnellement à Moktar qui n’est rien sans nous et qui ne doit pas trop se prendre au sérieux dans ses rapports avec nous… ». Ceux qui tenaient de tels propos devaient durent, par rancœur contre Mr. Anthonioz, jubiler en apprenant que j’avais demandé à Paris son remplacement. Nous étions à la veille de proclamer notre indépendance et de fait, le 19 Novembre 1960, j’écrivis, dans ce sens, au Président de la République française « … pour que ne soit pas prolongée, sous une autre forme, la mission du Haut-Commissaire Anthonioz, afin de concrétiser tant aux yeux de l’opinion publique mauritanienne que de l’opinion internationale, les modifications institutionnelles survenues dans les rapports régissant nos deux Etats ».

Le sens de cette démarche, mal comprise et mal reçue à Paris, était pourtant clairement exprimé dans ma lettre. Et la personne de Pierre Anthonioz pour qui je n’ai jamais eu qu’estime et amitié était, bien entendu, hors de cause : j’ai déjà dit pourquoi. Seulement, je considérai qu’à situation nouvelle, homme nouveau. Autrement, s’il n’y avait pas de changement de personne physique, mes compatriotes auraient difficilement compris la différence, pourtant essentielle, entre M. Anthonioz Haut-Commissaire de France – que, du reste, certains continuaient d’appeler Gouverneur – et M. Anthonioz Ambassadeur de France. Les deux titres correspondant à deux époques différentes et distinctes. Explication simple – voire simpliste, je l’admets – mais c’était la seule accessible au Mauritanien moyen. D’où la nécessité d’éviter la confusion dans les esprits, confusion qui aurait été préjudiciable aux intérêts bien compris de nos deux pays. Et pourtant, à Paris où l’on semblait ne toujours pas aimer les innovations dans le domaine des relations franco-africaines, ma démarche provoqua une certaine irritation. D’où la réponse du Président français, datée du 24 de ce même mois, dont le moins qu’on pouvait puisse dire est était qu’elle ne fût pas chaleureuse. Dans cette réponse, le Président me fit savoir « … qu’en attendant que des accords conclu entre votre Gouvernement et celui de la République française règlent la question, Pierre Anthonioz, précédemment Haut-Commissaire aura la qualité et le titre d’envoyé exceptionnel, avec rang et prérogatives d’Ambassadeur ».

Je dois à la vérité d’avouer que le ton de cette lettre me déplut profondément. Mais que pouvais-je faire pour réagir adéquatement à cette réponse quelque peu méprisante ? Hélas, rien. Je n’avais évidemment pas les moyens de ma politique et, pourtant, je ne pouvais, ni ne voulais me contenter de ne faire que  la politique de mes moyens. Et, le 29 Novembre 1960, Pierre Anthonioz fut le premier Ambassadeur étranger à me présenter ses lettres ce créance. Dès le 30, je demandai à nouveau au Président français que soit nommé un nouveau représentant de la France à partir du 1er Janvier 1961... Le 20 Décembre suivant, ce fut le Secrétaire général de la Communauté qui, au nom de son Président, me répondit : «  Pierre Anthonioz sera remplacé dans le courant de Janvier, puisque les négociations sur la coopération vont s’engager très prochainement… » 12. Finalement, il ne quittera définitivement son poste et la Mauritanie que le 19 Novembre 1961. Quant à Pierre Anthonioz personnellement, il se plaça  au-dessus de la mêlée pendant cette nouvelle période et continua, comme si de rien n’était, à expliquer à Paris nos positions qu’il avait bien comprises et qu’il défendit toujours loyalement. Après la fin de sa mission chez nous, nous sommes restés de très bons amis jusqu’à sa mort. Raison pour laquelle il est revenu à Nouakchott, à deux ou trois reprises, à mon invitation chaque fois. Son dernier séjour nouakchottois précèda juste le putsch de Juillet 1978.


Déjà subtil à comprendre autant de la part de ses compatriotes que des miens, le rôle joué par le Haut Commissaire de France dans notre marche à l’indépendance a eu son répondant dans mon propre entourage. En effet, étaient français, les deux premiers directeurs de mon cabinet, français aussi le premier de mes chefs d’état-major particulier 13 et tant que je fus au pouvoir le secrétaire général du Conseil des ministres, avec le titre, puis sans le titre. Ces hommes ont été plus que des amis de la Mauritanie, ils surent se passionner et se dévouer pour ce qui leur sembla, sans aucun doute, la tâche la plus exaltante que puissent accomplir des hommes qui avaient pourtant à l’origine la vocation de coloniser notre pays. Ils étaient plus décolonisés dans leur tête et dans leur cœur, que beaucoup de mes compatriotes alors, mais leur présence dans l’intimité de notre pouvoir national ne présenta jamais d’ambiguité que dans l’esprit de leurs anciennes hiérarchies en France.


Ici, je veux distinguer particulièrement deux de mes collaborateurs français.


Le 2 Octobre 1964, se produisit une très grave catastrophe aérienne : le courrier U.T.A. Paris - Nouakchott s’écrasa sur la Sierra-Nevada, en Espagne. Tous les passagers et membres de l’équipage périrent. Ce fut un deuil partagé par les Français et les Mauritaniens tous confondus ; à cette époque de l’année, c’étaient les retours de vacances autant pour ce qu’il était convenu d’appeler l’assistance technique que pour des personnels d’encadrement de la MIFERMA. Parmi les victimes figurait mon collaborateur depuis 1959, le directeur de mon Cabinet puis mon conseiller technique, l’administrateur français Maurice Larue. Devenu très vite mon ami, Larue 14 était d’un dévouement, d’une loyauté, d’une compétence et d’une conscience professionnelle exceptionnels. Travailleur infatigable, cultivé, toujours disponible, il m’avait beaucoup aidé, aux côtés d’un autre Administrateur français, Abel Campourcy, à mettre sur pied, les premières structures de notre Etat naissant et celles de notre jeune capitale en cours de construction. D’un caractère gai, malgré son très grand sérieux au travail, il savait communiquer sa gaieté quand il était en communion sympathique avec son entourage du moment. Lecteur régulier comme moi du Canard enchainé, chansonnier, imitateur très spirituel, il donnait à tout le monde un surnom toujours évocateur d’un aspect physique ou moral du surnommé. Sa mort brutale m’a profondément peiné et attristé, je restai plusieurs jours comme frappé de mutisme.


Abel Campourcy fut, lui aussi mon très proche collaborateur pendant tout le temps que je suis resté au pouvoir. Il fut d’abord Secrétaire général du Conseil de Gouvernement sous la Loi-Cadre, puis du Conseil des Ministres jusqu’après l’indépendance. Ensuite, il devint mon conseiller technique pour les affaires du Conseil des Ministres, fonction qu’il conserva jusqu’au putsch de Juillet 1978 à la suite duquel il quitta définitivement la R.I.M.. Vingt et une années de collaboration sans le moindre accroc.

Devenu mon grand ami, lui aussi, Abel Campourcy avait les mêmes qualités morales et intellectuelles que Maurice Larue dont il différait quant au caractère. Modeste, timide, effacé même, il était l’« assistant technique » modèle, celui qui, envoyé par son le gouvernement d’un pays développé, mettait loyalement ses capacités intellectuelles et son savoir-faire au service d’un pays du Tiers monde dont il assistait le Gouvernement. Avec dévouement, compétence, conscience professionnelle et efficacité. Grâce à sa longue expérience de notre pays - il avait servi dans le commandement territorial jusqu’en Mai 1957 15- il connaissait sur le bout des doigts tous nos problèmes intéressant sa fonction : constitutionnels, juridiques, administratifs, etc. Dans tous ces domaines, son assistance, particulièrement efficace tout en étant fort discrète, avait été, une vingtaine d’années durant, très utile pour moi.



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J’ai évoqué plus haut, certains des préalables qu’il nous fallait remplir tout en préparant, matériellement et juridiquement, la proclamation de notre indépendance.

Concernant le premier aspect, je n’ai plus besoin de rappeler la précarité des conditions matérielles prévalant alors à Nouakchott. A ce sujet, je ne citerai qu’un exemple mais parmi beaucoup d’autres. Pour terminer à temps les bâtiments destinés à héberger les délégations étrangères, certaines entreprises ont dû, plusieurs semaines durant, travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quant à l’aspect législatif, la Constitution du 22 Mars 1959, devait être révisée. Révision à laquelle procéda l’Assemblée Nationale, le 26 Novembre, en adoptant une loi disposant, en un article unique, que « Le chef de l’Etat, chef de l’exécutif, est le Premier Ministre, avec les rangs et prérogatives qui s’attachent à cette fonction ». Enfin sur le plan diplomatique, cette fois, il restait un acte bilatéral – du Gouvernement français au Gouvernement mauritanien – qu’il fallait accomplir pour que l’indépendance pût être proclamée : l’échange des instruments de ratification de l’accord portant transfert des compétences. Le 27 Novembre, à Nouakchott, Michel Debré, Premier Ministre français et moi-même procédâmes à cette formalité juridique essentielle. Par la même occasion, Michel Debré allait représenter son pays aux cérémonies marquant la proclamation de l’notre indépendance nationale : ce fut le seul cas du genre où la France se soit faite représenter par son Premier Ministre.


C’est ainsi que, le 28 Novembre à zéro heure, je proclamai l’indépendance de mon pays en présence de trente-trois délégations venues des cinq continents. Tous les Etats issus de la Communauté franco-africaine étaient représentés par leur Chef d’Etat respectif, les Présidents Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire, Léopold Sédar Senghor, Philibert Tsiranana, Léon M’Ba du Gabon, Diori Hamani du Niger, Hubert Maga du Dahomey futur-Bénin, Maurice Yaméogo de Haute-Volta futur Burkina Faso, Abbé Fulbert Youlou du Congo, François Tombalbaye et David Dacko de Centrafrique. Cette présence massive de chefs d’Etat frères, amis et solidaires, et celle du Premier Ministre français dont le déplacement témoignait de la détermination du Général de Gaulle à nous soutenir, tout cela constituait un encouragement inestimable dans notre situation d’alors, situation dont j’ai dit combien elle était difficile pour ne pas dire écrire : désespérée.

De même, la présence de la délégation tunisienne, dirigée par Si Mohamed Masmoudi, alors ministre de l’Information et Si Abdellah Farhatt, directeur du cabinet du Combattant suprême nous fut d’un très grand réconfort : cette délégation était particulièrement et spontanément entourée par la population mauritanienne.

Trois pays dont les Chefs d’Etat m’avaient envoyé des télégrammes de félicitations, et annoncé l’envoi de délégations, n’étaient finalement pas représentées aux festivités : le Mali, la Guinée et l’U.R.S.S. Seul, le Mali m’avait prévenu le 21 de sa non-participation aux cérémonies de Nouakchott, ce à la suite prenant prétexte d’incidents graves survenus sur notre frontière commune, dans la région de Kankossa, entre une patrouille malienne et une autre, mauritanienne. Dans le même télégramme, le Président Modibo Keïta m’apprenait « qu’il saisissait l’O.N.U. sur l’insécurité systématique entretenue sur notre frontière par des éléments mauritaniens… ». Par la suite, les délégués maliens et guinéens aux Nations Unies allaient nous attaquer violemment en qualifiant, tout comme le faisait le Maroc, notre indépendance de « factice, ne servant qu’à camoufler des soldats français habillés en Mauritaniens et qui devaient instaurer une insécurité permanente tout au long de notre frontière commune… ».


L’indépendance fut proclamée dans un hangar de fortune, spécialement aménagé et qui contenait à peine tous nos invités étrangers et les principaux responsables nationaux. L’installation électrique, plutôt artisanale, était l’une de nos hantises. Une panne de l’unique groupe électrogène qui éclairait le hangar, eût considérablement gêné le déroulement de la cérémonie de proclamation de l’indépendance. Une telle panne aurait, surtout et inévitablement, occasionné une grande panique parmi les participants, étrangers et nationaux. En effet, pendant toute la semaine précédant le 28 Novembre, la radio marocaine n’a pas cessé de nous harceler, de nous inonder de menaces « d’attentats très graves qui coûteraient la vie à un grand nombre de participants » : manière très directe de chercher à décourager les pays qui devaient envoyer des délégations à Nouakchott ! Peine perdue, heureusement pour nous. Louanges à Allah, il n’y eut, cette nuit-là, ni panne électrique ni attentats. Les cérémonies se déroulèrent dans des conditions et dans un décor si peu communs que nos invités semblaient avoir oublié l’absence totale de confort, et même l’insécurité dans lesquelles ils étaient amenés à vivre chez nous. En proclamant l’indépendance de mon pays, avec la très vive et profonde émotion que chacun pouvait deviner, je déclarai : «  Le rêve de chaque homme, de chaque femme de ce pays est devenu réalité… Dans cette capitale naissante, je vous convie à reconnaître le symbole de la volonté d’un peuple qui a foi dans son avenir. » Le même jour, le 28 Novembre, par télégramme adressé au Secrétaire général des Nations Unies, je demandai l’admission de notre pays à l’organisation mondiale.


Le 28 Novembre également, profitant de leur présence simultanée à Nouakchott, les chefs d’Etat africains et malgache francophones, se réunirent, avec ma participation bien sûr, en conférence informelle. Nous y convînmes, ainsi que nous l’avions fait déjà un mois plus tôt en Abidjan « de nous concerter sur tous les problèmes mondiaux touchant à nos intérêts et d’organiser entre nous une solidarité réelle et agissante ». La réunion confirma le soutien indéfectible à la Mauritanie et fixa le lieu et la date de notre rencontre suivante à Brazzaville, le 15 Décembre 1960. De celle-ci allait naître le « groupe de Brazzaville », qui deviendra l’ Union africaine et malgache  (U.A.M.) . Ce groupe se fondra dans celui de Monrovia, lequel fusionnera, en Mai 1963 avec celui de Casablanca pour donner naissance à l’ « Organisation de l’Unité Africaine » (O.U.A.), à Addis Abeba. J’en parlerai plus loin.


Pour revenir brièvement à l’organisation réussie des festivités, organisation que d’aucuns considéraient comme une entreprise irréalisable, tellement les problèmes étaient nombreux et complexes, je ne peux, pour rendre à César ce qui est à César… qu’évoquer la mémoire de Jean Gondre à qui nous devons, en grande partie, le succès de l’opération dont il était la cheville ouvrière, le manitou, le coordinateur, donc le principal responsable. Avec sa capacité exceptionnelle de travail, son sens incomparable de l’organisation, sa grande aptitude à coordonner, il a gagné un pari fort risqué et en un temps record : deux mois, à peine ! Administrateur de la F.O.M., le regretté Jean Gondre était en service en Mauritanie au moment de la Loi-Cadre : commandant du cercle de l’Inchiri, à Akjoujt. Puis, il devint directeur du cabinet du ministre des Finances de mon premier Gouvernement, celui issu de la Loi-Cadre. Enfin, il fut nommé délégué de la Mauritanie à Paris : une sorte de Consul général ou de chargé d’affaires, comme en eurent alors tous les Etats membres de la Communauté franco-africaine. C’était en cette qualité que mon gouvernement le chargea, en tant que premier responsable, de la coordonner la préparation de ces festivités. Franc, généreux, courageux, consciencieux, loyal, Jean Gondre était vite devenu un ami pour moi, alors que je ne le connaissais pas avant 1957. Aussi, sa mort brutale survenue dans un accident de voiture, m’attrista-t-elle profondément.



1 - Deye était auprès du Roi et se chargeait d’être à la tête de toutes les missions visant à contester la Mauritanie.


2 - pluriel de djinn ; c’est un diable, un esprit malfaisant

3 - cette décision du groupe parlementaire visait à accélérer les procédures et à concentrer le pouvoir. Parce que quand on réunit toutes les instances, d’abord il faut le temps de la convocation et des réunions successives, et puis ces instances avaient tendance à se préoccuper davantage des questions locales


4 - L’Express du 15 Septembre 1960


5 - le 28 Août 1960; Chtaurah est au Liban

6 - Le Monde daté du 9 Juin 1960


7 - pluriel de mahadhra , université nomade

8 - parmi ces savants, j’ai déjà cité Moktar Ould Hamidoun, rapporteur du projet de notre première Constitution : professeur d’histoire, de géographie, de littérature, de grammaire. Nous le caractérisions tous par l’étendue et la diversité de son savoir, la simplicité de son personnage. Il était originaire de Mederdra au Trarza, de la grande tribu Oulad Deïman. Nous avons des émigrés dans presque tous les pays arabes, et par eux, nous savons l’appréciation portée sur chacun de nos sages. Lui, en plus, était un grand poète. Je l’ai pratiqué en ce sens que je l’ai rencontré souvent et j’ai discuté avec lui en demandant ses avis sur des questions se rapportant à notre pays, cela dès 1957 : son opinion sur la décolonisation et sur mon accès au pouvoir ? La décolonisation, il était pour, tout en ayant deux certitudes concernant l’avenir de la Mauritanie. Comme historien, il connaissaitt tous les événements qui se sont déroulés en Mauriatnie et qui prouvaient bien que les Mauritaniens sont un peuple bi-ethnique. Abandonnés à eux-mêmes, ils risquaient de retourner à l’ancienne situation, il connaissait cet argument et ce risque, mais pour lui l’indépendance était la solution. Ses opinions étaient toujours pleines de nuances et de subtilités. Quant à moi, il m’a toujours soutenu, à sa manière, à la manière des Oulad Deïmane qui étaient sa tribu, et qui sont caractérisés par la nuance de leurs positions. Ils ne disent jamais non, comme on pourrait dire de cet homme d’Etat français qui a changé souvent de position, Talleyrand à qui l’on fait dire que le bon diplomate ne dit jamais non, mais peut-être, et oui pour peut-être… Un peu l’esprit des Oulad Deïman. Il comprenait le français, mais s’il le lisait ,il ne l’écrivait pas. Un poste officiel ? Non, d’abord il était de santé fragile, il était asthmatique et handicapé par cela, et puis d’autre part il était plus à son aise sans responsabilité directe. Je l’avais connu dès les années 1940, sans qu’il soit spécialement l’ami de mon père ni de ma famille. Il est mort à Médine, déjà âgé de quatre-vingt-dix ans, au début des années 1990


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9 - plantes buissonnantes et laiteuses, les euphorbes


10 - Cheikh Abdellahi Ould Cheikh Sidya était le fils de Cheïkh Sidya Baba, l’ami de Coppolani qui mourut en 1924. Cheikh Abdellahi Ould Cheikh Sidya jouissait du même prestige que son père. Ce prestige tenait à sa valeur personnelle et à ses héritages spirituels surtout. Chez nous, le rayonnement d’une personnalité est d’autant plus grand qu’il en sait plus que les autres éventuels prétendants. C’était une référence morale et religieuse, donc politique, dans la Mauritanie d’alors. Il mourut en 1964


11 - de la même tribu que le grand homme, Sidi Mohamed était auprès de lui chargé des questions d’administration moderne


12 - c’était donc retarder ce changement, puisque, ainsi que nous l’avons déjà vu, ces négociations n’eurent lieu qu’en Mai-Juin et non en Janvier 1961


13 - le commandant François Beslay, dont j’ai parlé plus haut, à propos de mon service à Bir Moghrein. Promotionnaire du futur général Le Borgne, son service auprès de moi ne fut pas apprécié de sa hiérarchie nationale, puisqu’il ne dépassa pas le grade de commandant


14 - c’est à Yvon Razac que j’avais demandé de me trouver un directeur pour mon cabinet qui ne fut pas connu déjà en Mauritanie, qu’il n’y ait donc pas encore servi et qu’il ne connaisse pas le territoire avant d’y venir servir. Ce fut Jean-Jacques Villandre, qui à son tour me recommanda Maurice Larue, tous deux avaient commandé au Niger. Larue commanda pour peu de temps le cercle du Tagant, à Tidjikja, avant de succéder à l’administrateur Villandre pour la direction de mon cabinet.


15 - il avait commandé à M’Bout et à Kiffa, puis à Atar


 

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