jeudi 26 juin 2008

anniversaires - 17 juin 1951 & 9 juin 1961

publié par Le Calame - 17 Juin 2008


17 Juin 1951 & 19 Juin 1961

Sidi El Moktar N’Diaye élu à l’Assemblée nationale française & Signature des accords de coopération avec la France




Le 17 Juin 1951, Sidi El Moktar N’Diaye l’emporte par 25.039 voix contre 23.649 voix à Horma Ould Babana, 2.432 à Ba Hamat, 277 à N’Diaye Guibril, 17 à Torré et 11 à Sanchez Calzadille, ces deux derniers n’étant pas candidats. Electeurs inscrits à lépoque : 135.586 et votants ce jour-là : 52.181. Mais l’élection du candidat de l’U.P.M., soutenu en fait par l’administration coloniale, est aussitôt contestée par celui qui est encore président du Conseil général. Selon le droit constitutionnel français de l’époque, c’est à l’Assemblée nationale métrpopolitaine elle-même de statuer. Sa commission de recensement général des votes note la faible participation : 40%, mais ne la juge pas anormale selon la moyenne de l’Afrique occidentale française, d’autant qu’en cette saison, une partie de la population du Hodh transhume au Soudan (future république du Mali) Les arguments d’Horma Ould Babana, à près de soixante ans de distance, ont un son contemporain : en théorie, pas d’ingérence de l’administration, mais manipulation de la géographie des bureaux de vote, les uns très accessibles, d’autres distants de parfois 60 kilomètres d’une fraction réputée favorable au député sortant, horaires, règles données à la radio, diffusion hâtive de résultats partiels pouvant influencer les derniers suffrages. La commission a « l’impression très nette qu’il s’agit des doléances d’un candat battu dont on comprend le mécontentement mais qui ne craint pas d’affirmer et de se contredire ensuite » [1].

Le 19 Juillet, l’élection de Sidi El Moktar N’Diaye comme député à l’Assemblée nationale métropolitaine est donc validée. C’est un tournant dans la vie politique du Territoire. Le Gouverneur est aussitôt remplacé, et Pierre Messmer, chargé de l’expédition des affaires courantes : il commandait jusques-là l’Adrar. Première décision, le lendemain de la validation du député : le redécoupage des circonscriptions pour les élections au Conseil général, que la loi métropolitaine du 6 Février 1952 va ériger en Assemblée territoriale. Le 1er Décembre, Horma Ould Babana est réintégré dans le cadre commun supérieur des services administratifs, financiers et comptables de l’A.O.F.. et affecté au Gouvernement général à Dakar.

Ce scrutin est significatif à deux points de vue.

D’une part, il est – pour la première fois – proprement mauritanien. La première élection, celle de 1945 à l’Assemblée constituante métropolitaine, fusionnait le Territoire avec celui du Sénégal. La seconde en 1946 avait été dominée par les socialistes français, bien relayés en Afrique occidentale et l’U.P.M. – machine des milieux « traditionnels » pour contrer Horma Ould Babana (chronique anniversaire de la fondation de l’Union progressiste de Mauritanie, les 16-20 Février 1948 – Le Calame du 12 Février 2008) lesquels s’étaient pratiquement apparentés au R.P.F. du général de Gaulle. L’administration coloniale, quant à elle, était surtout soucieuse de la paix en brousse et était partagée suivant les gouvernements à Paris sur la contagion en Afrique occidentale du Rassemblement démocratique africain, le R.D.A. Celui-ci ne « prend » pas en Mauritanie, même dans la Vallée du Fleuve. Le scrutin du 17 Juin montre au contraire que non seulement les partis sont nationaux avant la lettre, mais surtout qu’il n’y a place que pour deux, avec sans doute des clivages tribaux, mais pas de différenciation régionale ni de base ethnique. Cette sociologie et surtout cette géographie électorales rendent exceptionnel cette époque de l’histoire mauritanienne : elle va peu durer.

D’autre part, le scrutin est l’amorce d’une vie politique et d’organisation des partis – véritables. Jusques là, la Mauritanie se définissait – selon l’administration coloniale – comme en dehors des partis politiques. Revue des partis en 1950, conclusion du Bulletin de renseignements sur la Mauritanie . Dans l’ensemble, les partis politiques ont peu de partisans. Cette faiblesse numérique étant d’ailleurs compensée par la valeur qualitative de leurs adhérents. Ils sont encadrés par les fonctionnaires qui satisfont ainsi leur désir de prendre part à la gestion des affaires publiques et croient pouvoir ainsi acquérir des avantages que ne leur confèreraient pas normalement leur situation. L’argent est fourni par les gros commerçants, les cotisations étant insuffisantes à alimenter la caisse.
On peut dire qu’en Mauritanie, aucu effort n’a été fait pour enrôler des effectifs nombreux. La politique est l’apanage de quelques-uns : gros commerçants, fonctionnaires, chefs traditionnels et, si la masse peut être parfois mise en mouvement, elle obéit à des instructions et n’agit pas spontanément. L’action de ces groupes est d’ailleurs très limitée et se cantonne aux agglomérations, au chef-lieu d’abord qui attire – les occasions sont nombreuses. Tous ceux qui n’ayant pas d’occupations très définies sont avides de renseignements et désireux de se montrer, de plastronner et aussi de rapporter dans leurs campements des nouvelles fraîches, grâce auxquelles ils pensent pouvoir acquérir plus de prestige aux yeux de leurs semblables. A l’intérieur du Territoire, c’est dans les maisons basses des ksour aux ruelles étroites et tortueuses que se nouent les intrigues, et que se font et se défont les alliances. Les grands nomades, les Regueibat en particulier sont restés étrangers à l’activité politique. La politique ne pouvant rien leur rapporter, ils la dédaignent.
En Mauritanie, la politique n’a fait que provoquer le réveil des vieilles querelles. Les partis n’ont ni doctrine ni programme ; ils ne s’intéressent qu’aux problèmes locaux et trop souvent ils ont tendance à influencer les décisions de l’administration. Cette particularité explique leur stabilité apparente sur laquelle on aurait tort d’ailleurs de se faire illusion. [2].


Le 19 Juin 1961, à l'Hôtel de Matignon à Paris, les Premiers Ministres de la République française et de la République Islamique de Mauritanie signent les accords de coopération franco-mauritaniens. Il s’agit d’abord d’un traité de coopération entre les " deux Etats tenant compte des liens particuliers d'amitié qui les unissent " et ensuite d’une série d’accords en matière de défense, d’assistance militaire technique, de coopération en matière économique, monétaire et financière. Ce sont les plus importants. Les autres règlent la coopération en matière de justice, la coopération culturelle, enfin les coopérations pour les postes et télécommunications, l’aviation civile, la marine marchande et divers concours en personnel. Michel Debré assure que " ces accords sont pour une grande part la consécration de l'œuvre accomplie ensemble depuis plusieurs générations " et Moktar Ould Daddah répond : " nous n'hésitons pas à demander au grand jour, à la France de nous apporter son aide suivant ses généreuses traditions … Au moment où la puissance hier colonisatrice, accorde l'indépendance celle-ci est menacée par un autre pays frère de race et de religion et qui est africain ". Il demande en conclusion le " règlement définitif du conflit algérien ".

Comme demandé par la partie mauritanienne (chronique anniversaire du 6 Juin 1961 – Le Calame du 3 Juin 2008), le traité est rédigé sur le modèle de ceux conclus, six semaines auparavant, par les Etats de l’Entente avec l’ancienne métropole, c’est-à-dire hors de la Communauté. Pour les Etats demeurant dans la Communauté instituée par le referendum positif (y compris en Mauritanie) du 28 Septembre 1958, pas de traité mais des accords particuliers dont un sur la participation de l’Etat africain signataire à la Communauté [3]. Ce traité est de coopération diplomatique : sauf pour le décanat du coprs diplomatique revenant de droit, à Nouakchott, à l’ambassadeur de France et pour l’aide technique à l’organisation et à la formation des corps diplomatique et consulaire mauritaniens, les clauses sont de réciprocité, notamment pour la représentation dans les pays tiers. Il est entendu qu’il ne saurait être interprêté « comme comportant pour l’un des deux Etats contractants une limitation quelconque à son pouvoir de négocier et de conclure des traités, conventions ou autres actes internationaux ». L’accord de défense a les mêmes considérants que ceux passés par les Etats de l’Entente, ensemble, avec la France, mais qui différent assez sensiblement de ceux conclus par les Etats d’Afrique équatoriale [4]. Mais son dispositif est spécial. Sans doute, l’aide et l’assistance mutuelle, la responsabilité du nouvel Etat indépendant pour sa défense intérieure et extérieure ont le même libellé, mais il n’est pas fait allusion « à la libre disposition des installations militaires nécessaires aux besoins de la défense » mais seulement à des facilités. Le comité de défense réglant « l’importance numérique des troupes françaises » est bipartite alors qu’avec l’Entente et avec l’Afrique équatoriale, la France organise des conseils régionaux quadri-partites. L’accord de coopération en matière économique, monétaire et technique est le même que celui conclu par chacun des Etats de l’Entente et par les Etats d’Afrique équatoriale : c’est notamment l’appartenance à la zone franc, des clauses de style affirment une indépendance à laquelle il est pratiquement renoncé [5], mais il est spécifié que la Mauritanie, comme les autres Etats africains contractant a toutes « possibilités d’échanges et de coopération qui s’offrent à elle dans les autres pays du monde (et que) l’aide de la République française ne sera pas exclusive de celle que la République Islamique de Mauritanie pourra recevoir d’autres Etats et d’organismes internationaux ». L’accord général de coopération technique en matière de personnel est le même pour tous les anciens territoires français d’Afrique au sud du Sahara ; il détaille les procédures établissant les besoins de l’Etat demandeur et celles d’agrément des candidatures. Or, le décanat de droit et les disproportions flagrantes de pouvoirs dans la gestion de la zone franc, aucune clause n’est attentatoire à la souveraineté mauritanienne. Celle-ci n’est limitée que parce que le pays est demandeur, et n’a pas – à ses débuts d’Etat indépendant – le choix de ses bailleurs d’aide et de fonds.

Ces textes avaient été examinés en Conseil des ministres, le 29 Mai, à la veille du départ du Premier ministre [6] : délibération d’à peine deux heures puisque le modèle de l’Entente avait été choisi. Moktar Ould Daddah avait déclaré lqu’il ne voyait rien à y ajouter ou à y retrancher dans le domaine des principes et que seuls certains points de détail pouvaient appeler quelques adaptations, lesquelles ne devraient pas soulever de difficultés car, la République Islamique de Mauritanie étant le dernier des Etats de l’Union africaine et malgache à signer des accords de coopération, il ne pouvait pas ne pas tenir compte de l’aspect de coûtume et de tradition et de tradition qui s’était instauré et faisait en somme jurisprudence.

Prévues pour ne pas durer plus d’une demi-journée, les conversations d’experts devaient être assorties de quelque délai pour ne pas paraître anormalement brèves et factices à l’opinion mauritanienne. Or, elles durent et à Nouakchott, on se l’explique, faute d’informations directes, par l’attitude négative de certains membres, non gouvernementaux, de la délégation : Ahmed Baba Ould Ahmed Miske, ancien secrétaire général de la Nahda, Yacoub Ould Boumediana, ancien président de l’Union nationale mauritanienen : les partis n’ont pas encore fusionné, et même celle du directeur de l’Intérieur, Ahmed Ould Ba, seul mauritanien issu de l’Ecole nationale de la France d’outre-mer au même titre que les administrateurs coloniaux. Le climat de la négociation est souvent difficile : Moktar Ould Daddah le commente sobrement à son retour : les négociations se sont déroulées dans une atmosphère cordiale et de compréhension mutuelle. Certes, il nous est arrivé de ne pas toujours être d’accord sur la forme à donner aux Accords, mais étant au départ d’accord sur le fond, c’est-à-dire sur les grands principes, nous avons fini par nous entendre et trouver une solution qui convienne aux uns et aux autres. Mais il le note plus sévèrement dans ses mémoires [7] . “ A l’ouverture, l’atmosphère était “courtoisement tendue”. Nous étions correctement reçus, mais nos interlocuteurs parisiens semblaient gênés car “avec ces Mauritaniens, on ne sait plus sur quel pied danser ...” ironisait un membre de la délégation française. Il ne fallut pas moins de deux entretiens avec le Général de Gaulle et deux avec Michel Debré pour régler certaines divergences relatives à la rédaction finale des accords, divergences concernant surtout les bases de Port-Etienne et d’Atar ainsi que la juridiction militaire appelée, éventuellement, à juger les militaires français pour crimes et délits commis sur le territoire de la R.I.M. “ Alors que les autres Etats s’engagent à « ne procéder à l’arrestation d’un membre des forces armées françaises qu’en cas de flagrant délit », la Mauritanie obtient un libellé plus conforme à sa souveraineté : « Les autorités mauritanienens aviseront les autorités françaises dans un délai de vingt-quatre heures de toute arrestation d’un membre des forces armées françaises. L’avis mentionnera les motifs de l’arrestation ». Et contrairement à celles des autres Etats, elles nont pas à remettre l’intéressé aux autorités françaises dans l’attente du prononcé éventuelle de sa mise en détention préventive. Moktar Ould Daddah est – entre autres – de formation pénaliste.

La ratification paraît devoir aller de soi – comme l’avait été, de prime abord, la négociation. Dès le 22 Juin, le groupe parlementaire P.R.M. avait entendu le compte-rendu des négociateurs et l’avait approuvé. En séance publique, le 28 Juin, aucune discussion, pas même la lecture des accords et un vote unanime. A Paris, le 19 Juillet, pas davantage de débat au Palais-Bourbon mais au Sénat, la séance du 21 Juillet au cours de laquelle les accords franco-mauritaniens sont approuvés, est houleuse. Une vive discussion a lieu sur l'attitude de la Mauritanie dans la crise – avec combats violents et mort d’hommes – opposant la France à la Tunisie à propos de la base de Bizerte : l'échange des instruments de ratification des accords franco-mauritaniens est reporté ; il n’aura lieu que le 15 Novembre. La veille du débat, en effet, Moktar Ould Daddah avait déclaré que “ les événements de Bizerte prennent l’aspect d’une guerre coloniale, ce qui rend indéfendable l’attitude française ...”.

[1] - Journal officiel des débats parlementaires de l’Assemblée nationale française – 20 Juillet 1951 p. 5924

[2] - lettre du 21 Novembre 1950 n° 268 CAB/LC du gouverneur de la Mauritanie, répondant à la lettre circulaire n° 1044 CAB/LG-DK du 19 Juin 1950 du Haut-Commissaire général à Dakar

[3] - l’accord de tête a pour « considérant que par l’effet de l’entrée en vigueur des accords de transfert des compétences de la Communauté, la République … a accédé à l’indépendance et que la République française a reconnu son indépendance et sa souveraineté – conscients des responsabilités qui leur incombent en ce qui concerne le maintien de la paix, conformément aux principes de la charte des Nations unies – considérant que la République … manifeste la volonté de coopérer avec la République française au sein de la Communauté à laquelle elles participent désormais dans les conditions prévues aux accords conclus à cet effet – désireux de déterminer les modalités de leur coopération en matière de … »

[4] - « conscients des responsabilités qui leur incombent en ce qui concerne le maintien de la paix, conformément aux principes de la charte des Nations unies – soucieux de matérialiser les liens d’amitié et de confiante coopération qui les unissent – considérant que les parties contractantes manifestent à cette fin la volonté de coopérer dans le domaine de la défense, notamment de la défense extérieure – désireux de déterminer les modalités de cette coopération dont les engagements ont un carcatère essentiellement défensif », ces dernières spécifications ne figuraient pas dans les accords des 11, 13 et 15 Août 1960 conclus par les Etats d’Afrique équatoriale demeurant dans la Communauté.

[5] - « Chaque Etat détient l’intégralité des pouvoirs économiques, monétaires et financiers reconnus aux Etats souverains. Les parties acceptent de coordonner leurs politiques commerciale, monétaire et financière externes entre elles et avec les autres Etats de la zone franc, de façon à s’entraider réciproquement et à promouvoir le développement économique le plus rapide possible de chacun d’eux. La République française continuera à apporter à la République islamique de Mauritanie l’aide matérielle et technique qui lui est nécessaire pour atteindre les obectifs de progrès économique et social que celle-ci s’est fixée. Le présent accord a été librement discuté et conclu avec le souci d’établir entre la République française et la République islamique de Mauritanie, compte tenu de leurs structures différentes et de l’inégalité de leur niveau de développement, une intime et étroite collaboration leur permettant de normaliser leurs rapports et de les rendre mutuellement plus féconds. » – art. 2, 3 et 4

[6] - Moktar Ould Daddah ne portera le titre de président de la République qu’en conséquence de sa première élection trois mois plus tard

[7] - La Mauritanie contre vents et marées (Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français) pp. 238.239

anniversaires - 6 juin 1961 & 2 juin 1991



publié par Le Calame - 4 Juin 2008

6 Juin 1961 & 2 Juin 1991

Négociation des accords de coopération avec la France & premières émeutes du pain à Nouadhibou, réveil démocratique



le début du mois de Juin rappelle deux événements trop récents pour en écrire déjà l’histoire
témoignages ou documents seront utiles à Ould Kaïge : Le Calame les lui transmettra.
8-9 Juin 2003 : tentative de coup militaire contre Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya
4 Juin 2005 : affaire du poste de Lemgheity dont le traitement déstabilise le président régnant
… à remarquer, AMI n’a pas diffusé de bulletin à ces dates


Le 6 Juin 1961, s’ouvrent à Paris les négociations franco-mauritaniennes.

La date en avait été décidée, les 28-29 Avril, en Conseil des ministres. Elles étaient reportées depuis des mois selon le souci qu’a Moktar Ould Daddah de ne donner aucune prise au reproche d’une quelconque dépendance de Paris ou d’une indépendance pré-conditionnée par des accords de coopération [1]. Malgré des attentats mortels contre des Français, le 8 Mars, à Atar et à Nouakchott, dont le chef de l’Etat [2] a refusé une sanction selon la loi du talion [3]. La direction des services de sécurité a été mauritanisée, le 19 Avril : Ahmed Bazeid Ould Ahmed Miské la reçoit. Et, la forme-même de ces accords a été revue « à la baisse » : répondant à une lettre du Premier ministre français, Michel Debré, Moktar Ould Daddah indique que " le gouvernement mauritanien qui s'était initialement proposé … de demeurer au sein de la Communauté rénovée a été amené par le cours de l'évolution récente à reconsidérer sa position et à ne plus envisager son maintien dans la Communauté ". Les accords conclus entre la France et les Etats de l'Entente "constituent une base de négociations" entre Nouakchott et Paris. Pendant les négociations aura d’ailleurs lieu à Paris le premier voyage officiel de Félix Houphouët-Boigny, en tant que chef de l’Etat ivoirien.

La République Islamique de Mauritanie a fait, en effet, de son admission aux Nations Unies, contestée par le Maroc, la manifestation indispensable de sa reconnaissance au plan international. L'Assemblée générale des Nations Unies s’étant déclarée le 19 Avril favorable à l'admission de la République islamique de Mauritanie par 63 voix contre 15 et 17 abstentions (dont l'Union Soviétique renonçant par là à maintenir son veto), l’issue n’est plus douteuse : la Mauritanie est libre de contracter avec l’ancienne métropole, on ne le lui reprochera plus. C’est d’ailleurs un très bon moment. Sur le plan intérieur, le Premier ministre chef de l’Etat a les mains libres. La Constitution a été révisée dans le sens qu’il proposait, le 20 Mai (chronique anniversaire du 20 Mai 1961 – Le Calame du 20 Mai 2008). L’unification des partis politiques est en bonne voie depuis la première réunion de leur « table ronde » les 21 et 22 Mai. Sur le plan extérieur, la coalition formée par le Maroc se désagrège, Modibo Keita [4] propose à Moktar Ould Daddah (20 Mai) des négociations pour que soient fixées les frontières ds deux pays sur le cours du Ouadou et le long de la "chaine des puits" du Tilemsi, et le partenaire français – l’ancienne métropole – est plus « présentable » que jamais. Pendant les conférences franco-mauritaniennes, se tiennent en effet, à Evian du 20 Mai au 13 Juin, des pourparlers entre la France et le "GPRA" (gouvernement provisoire de la République algérienne, établi en exil à Tunis), assortis d'une interruption des opérations offensives des troupes françaises en Algérie. C’est la conséquence de l’échec du putsch de quatre généraux français à Alger le mois précédent : de Gaulle a les mains libres, lui aussi.

Le Maroc en est donc réduit à accumuler les gestes de protestations. Le 3 Juin, le gouvernement est remanié : le doctrinaire de la revendication territoriale du Draa au fleuve Sénégal, Allal el Fassi en fait partie (chronique anniversaire du 25 Février 1958 – Le Calame du 26 Février 2008) et surtout l’ex-émir du Trarza, parti en dissidence trois ans auparavant, Mohamed Fall Ould Oumeir y est ministre d'Etat chargé des affaires sahariennes et mauritaniennes ; le même jour, Hassan II qui n’a succédé à son père que depuis trois mois [5] tente de retenir Modibo Keita. Mais le Mali a désormais choisi la voie réaliste, et jour même où s’ouvre à Paris les conversations franco-mauritaniennes, d’autres, franco-maliennes, mais de moindre ambition commencent à Bamako à la suite d’un voyage d’André Malraux, ministre français des Affaires culturelles et « génial ami » du général de Gaulle. Autre partenaire ayant lâché le Maroc, Kwame N’Krumah a invité (3 Février) le chef de l’Etat mauritanien à visiter officiellement le Ghana. Déjà Sékou Touré avait adressés, mais laconiquement, ses vœux à Moktar Ould Daddah, le 22 Décembre précédent. Le 7 Juin, la rédaction de "la loi fondamentale du Royaume chérifien" relance explicitement la revendication du Maroc sur la Mauritanie ; la veille, Rabat a protesté officiellement contre l’ouverture des négociations.

Le problème n’est plus là, pour la Mauritanie, mais la mise au point des accords est laborieuse. Moktar Ould Daddah n’est plus épaulé, comme au moment de la demande d’indépendance par Sidi El Moktar N’Diaye ; le nouveau président de l’Assemblée nationale, Hamoud Ould Ahmedou n’a aucune notoriété en France. Tous deux y arrivent le 30 Mai. Le Premier ministre français, Michel Debré reçoit son homologue mauritanien, qui est aussi devenu l’homologue du général de Gaulle : l’entretien du 5 avec ce dernier confirme que l’appui de l’Elysée face aux divers ministères et services français, est acquis. Moktar Ould Daddah note dans ses mémoires [6] : Avec le recul, je dois à l’honnêteté de reconnaître qu’à cette occasion comme dans bien d’autres circonstances, le Général de Gaulle, son Premier Ministre Michel Debré et son Gouvernement, malgré certaines attitudes condescendantes vis-à-vis de nous, ont toujours fait montre de beaucoup de compréhension à l’égard de mon pays et de moi-même. Ils nous ont toujours témoigné, quelles que fussent par ailleurs leurs motivations qui ne pouvaient être seulement altruistes, une sympathie particulière et agissante alors que, tout compte fait, nous étions, à notre manière et sans le vouloir spécialement, les partenaires les plus difficiles de l’ex-Communauté franco-africaine ! Peut-être parce que, comble de paradoxe, nous étions le pays qui avait le plus besoin de l’ancienne métropole, le pays le plus fragile, leplus vulnérable, le seul au monde d’alors à voir son existence mise en cause par un voisin et puissant pays frère qui revendiquait la totalité de son territoire. Grande ironie de l’Histoire : le colonisateur libérait – du moins, théoriquement –, aidait, défendait ce que le pays frère menaçait d’avaler ! Et si ce dernier n’y parvenait pas, c’était uniquement grâce à la protection du colonisateur. En effet, sans cette protection française, la Mauritanie n’aurait pas survécu à la décolonisation : le Maroc surtout l’aurait en partie annexée, laissant l’est au Mali et, le cas échéant, le sud au Sénégal, comme nous le verrons plus tard. Cependant, malgré notre certitude absolue que nous ne pouvions pas nous passer de l’aide et de l’assistance de la France dans tous les domaines, nous ne pouvions pas, pour autant, tout accepter d’elle ! C’est la raison pour laquelle, nous nous sommes souvent heurtés, courtoisement toujours, mais fermement quelquefois. Pot de terre contre pot de fer… le second ne tenant pas à briser le premier… D’aucuns – Français – auraient dit que « … nous nous sommes servis de la France contre la France ».

Le 2 Juin 1991, éclatent des émeutes violentes à Nouadhibou, notamment provoquées par le prix du pain ; le ministre de l’Intérieur, lieutenant colonel Ould Baba assure prendre « toutes les dispositions nécessaires pour sauvegarder l’ordre, la stabilité et la protection des citoyens » tandis que le lendemain, l’UTM devant le blocage de toutes négociations sur le niveau de vie évoque une « action généralisée ». A quoi réplique le ministre de l’Intérieur qui se dit déterminé à réagir « contre les menées subversives de tous ceux qui se mettent à la solde de l’étranger ». De fait, de spectaculaires arrestations se multiplient, dont celle de Djibril Ould Abdallahi (né Gabriel Cimper), ancien numéro deux du régime (radié de l’armée après son limogeage et assigné à résidence depuis à Kiffa, sa ville natale), du secrétaire général de l’UTM, de Moktar Ould Bouceif, maire de Kiffa, frère de l’ancien Premier ministre du printemps de 1979 et pourtant partisan de Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, de Messaoud Ould Boulkheir, ancien ministre du Développement rural, un des fondateurs de El Hor [7], ainsi que Ladji Traoré et Ould Bedr Dine, chefs de file du Mouvement national démocratique (M.N.D.) [8], tous soupçonnés d’être à l’origine des émeutes. Cela fait beaucoup… et l’opposition alors s’organise. Un Front démocratique uni des forces du changement : F.D.U.C., regroupant six mouvements dont le M.N.D. « qui conclut dans le passé avec les militaires nombre d’accords et de combinaisons occultes, mais qui faute de militants nombreux dispose de cadres de valeurs » (commentaire de Jeune Afrique – 25 Juin) et El Hor. Dans le même temps, les militaires originaires de la Vallée du Fleuve, déjà emprisonnés, se voient notifier par un « conseil d’enquête » des sanctions de soixante jours d’arrêt de rigueur avec le libellé identique pour tous : « l’intéressé a eu un contact vérifié avec une organisation subversive et anti-nationale ». de nouvelles personnalités sont arrêtées le 6 Juin – celles du F.D.U.C. qui ne l’avaient pas été avant la formation du Front… : Hadrami Ould Khattri et Ahmadou Mamadou Dip, qui ont été ministres de Moktar Ould Daddah, Mustapha Ould Badreddine, dirigeant du Front et du M.N.D. et les jeunes « démocrates indépendants » : Bechir el-Hassen et Dah Ould Yassa. Tous sont assignés à résidence surveillée, par application de la législation qu’avait fait édictée à l’indépendance la revendication marocaine. Les familles ne se voient indiquer aucun lieu de détention ni un quelconque motif de de poursuites judiciaires.

C’est dans ce contexte que, le 9 Juin 1991, se réunit le Comité militaire de salut national. Conformément aux engagements pris par son chef, six semaines auparavant dans le discours d’Aïd El Fitr, il annonce la tenue du referendum pour le 12 Juillet et publie le texte de la Constitution, sans que les travaux préparatoires soient accessibles. Les promesses pleuvent, oecuméniques : « liberté d’association, de conscience et d’expression », « République islamique arabe et africaine ». L’arabe, le pulaar, le wolof et le soninké sont reconnues comme langues nationales, l’arabe est la langue officielle. Les institutions proposées sont reprises du modèle algérien d’alors, lui-même proche des textes de la Cinquième République française : un président de la République, élu au suffrage universel pour six ans et au mandat renouvelable sans restriction, un gouvernement dirigé par un Premier ministre, et un Parlement avec Assemblée nationale et Sénat. Le tout mis en place trois mois au plus tôt et neuf mois au plus tard, après le referendum. Entretemps, la Charte constitutionnelle du C.M.S.N. reste en vigueur. Des ordonnances sur les partis politiques et sur la presse seront promulguées dans les deux suivant le referendum. Cent trois articles [9]. En fait, le souvenir de l’avortement du projet de Constitution de Mohamed Khouna Ould Haïdalla en Décembre 1980, est dans tous les esprits.

En réponse, l’U.T.M. qui demeure la seule force organisée que tolère le régime militaire, lance un préavis de grève de 48 heures pour soutenir ses revendications salariales : augmenter les salaires de 77%, le coût dela vie ayant augmenté de 280%. Selon les autorités, le mouvement n’est suivi que par une « infime minorité » : l’échec provoque la suspension du secrétaire général, lequel la dément. Des échauffourées avec blessés de part et d’autre répliquent donc à Nouakchott aux émeutes de Nouadhibou, à l’occasion d’un meeting des syndicalistes favorables à Mohamed Mahmoud Ould Radhy, autoritairement démis de ses fonctions de secrétaire général de l’U.T.M. et remplacé par interim par Mohamed Brahim dit Dina.

La situation est si tendue que, le 1er Juillet, alors que la Mauritanie devait succéder à la Libye pour la présidence de l’Union du Maghreb arabe, le, président du Comité militaire cède son tour à Hassan II, de façon à se consacrer aux réformes… Quelques gestes sont alors faits : mutation colonel Cheikh Ould Mohane Saleh, membre du C.M.S.N., impliqué dans ce que l’on appelle pudiquement « l’affaire des disparus », nomination du leader « baassiste » Ould Breidelleil à à la tête des « structures d’éducation de masse » (S.E.M. seule organisation politique du régime). Enfin, « mise en permission » des militaires noirs internés. Mais ce n’est qu’après le referendum, le 29 Juillet, que seront libérés, par amnistie, les huits chefs de l’opposition par amnistie. Le Front démocratique uni des forces de changement demeure cependant, faute de législation, un mouvement d’opposition censément clandestin et dont l’activité peut, à tout moment, être réprimée.

Ainsi, s’édifie la « démocratie de façade » que vont inaugurer le referendum de 1991 et l’élection présidentielle de 1992.



[1] - le 14 Mars 1961, Moktar Ould Daddah s’entretient de la coopération militaire avec la France avec l’ambassadeur, Pierre Anthonioz (l’ancien haut-commissaire maintenu sur place, malgré le souhait mauritanien d’une nouvelle personnalité pour marquer le changement qu’est l’accession à l’indépendance) : le Premier Ministre refuse de s'engager sur "l'imminence de la conclusion d'accords de coopération" mais donne l'assurance verbale qu'elle interviendra après la conférence de Yaoundé des pays d’expression française. En attendant, un échange de lettres sur la participation provisoire de la France à la défense de la Mauritanie est convenu. – La même impatience française s’était manifestée dès la proclamation de l’indépendance : le 20 Décembre 1960, le secrétaire général de la Communauté avait assuré que Pierre Anthonioz serait remplacé dans le courant de Janvier, puisque les négociations sur la coopération vont s' "engager très prochainement"

[2] - Moktar Ould Daddah ne portera le titre de président de la République qu’en conséquence de sa première élection trois mois plus tard

[3] - le 20 Mai 1961, jour de l’adoption du régime présidentiel, la Cour criminelle spéciale, jugeant des attentats du 8 Mars à Atar et à Nouakchott, prononce une peine capitale qui est commuée le 22 par le Chef de l'Etat

[4] - à la suite de la scission de la Fédération du Mali, constituée par le Sénégal et le Soudan, Bamako relevant l’appellation de République du Mali se rapproche de Rabat, les deux capitales étant courtisées par Moscou. Le 10 Février 1961, le Conseil des ministres examine la question d'une ambassade à Bamako et l'éventualité de la nomination de Mohamed el Moktar Ould Bah comme représentant du Maroc au Mali ; Amadou Diadie Samba Diom est chargé de sonder Modibo Keita à ce sujet le 17 ; ce contact est favorable. Déjà, le 20 Janvier précédent, à Touil, les chefs de subdivision d'Aioun-el-Atrouss, Nioro et Yélimamé avaient pu se rencontrer

[5] - le 26 Février 1961 est mort le roi Mohamed V

[6] - La Mauritanie contre vents et marées (Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français) pp. 209.210

[7] - la charte constitutive de l’Organisation de libération et d’émancipation des haratines est adoptée le 5 Mars 1978 à Nouakchott ; elle ne sera « actualisée » qu’en 1998

[8] - le M.N.D. baasiste et qui a soutenu le régime de Mohamed Khouna Ould Haïdalla (1980-1984) ne doit pas être confondu avec le Mouvement des démocrates indépendants créé en 1987 à l’Université de Nouakchott, notamment par Bechir el-Hassen, Boubacar Ould Ethmane, Abdallahi Ould Kebd, les frères Abderrahmane, Jamal Ould Yessa, tous arrêtés et assignés à résidence quelque temps, dès l’année suivante.

[9] - on sait la polémique née de l’ajout – hors consultation référendaire – d’un 104ème article, maintenant les législations d’exception

anniversaires - 5 juin 1965 & 8-9 juin 1976

publié par Le Calame - 6 Juin 2007

5 Juin 1965 & 8-9 Juin 1976

Distribution des prix & Attaque de la capitale




Au lycée de Nouakchott, dont le proviseur est encore un Français et qui délivre une équivalence du baccalauréat français, Mohameden Ould Babbah, arabisant prononce le discours d’usage lors de la distribution des prix. Présents, le Président de la République, le corps diplomatique dont son doyen, l’ambassadeur de France, à l’époque Jean-François Deniau [1]. 5 Juin 1965.
« Une réforme profonde s’impose ; s’obstiner à l’ignorer est une erreur grave ». Et de plaider pour « une arabisation progressive, non seulement de sstructures mais aussi du contenu éducatif et formateur de notre enseignement » tout en admettant que « le français restera pour longtemps un auxiliaire utile pour l’arabe ».

Le discours peut être considéré rétrospectivement à trois points de vue.
Son auteur, aussi bon francisant qu’éminent arabisant, après avoir été proviseur à son tour, sera plusieurs fois ministre, naturellement de l’Enseignement supérieur, puis, aux heures cruciales de la guerre, de la Défense. Ce sera surtout l’un des opposants irréductibles tant aux successifs régimes d’autorité militaire qu’à la démocratie de façade, quoique Maaouyia Ould Sid Ahmed Taya ait tenté de le séduire, dès 1984 et ensuite : réponse, je préfère rester enseignant de base. Compagnon de route depuis 1991 d’Ahmed Ould Daddah, sauf un court temps, il est, par sa résistance historique, l’un des fondateurs de fait de la nouvelle démocratie mauritanienne, tout en se consacrant aujourd’hui à la collation et à l’édition des manuscrits arabes traditionnels, conservés par les collectivités les plus diverses en Mauritanie.

Le contexte est celui d’une nouvelle étape à tous égards du commencement mauritanien. Le 23 Juin 1965, la Mauritanie quitte l’O.C.A.M. [2] : Moktar Ould Daddah, président en exercice depuis le sommet fondateur de Nouakchott (10-12 Février), n’a pu admettre que ses pairs accueillent, sans lui, Moïse Tshombé, Premier ministre du Congo ex-belge, dont beaucoup soupçonnent qu’il a causé la mort de Patrice Lumumba en 1960 et favorisent le maintien en Afrique australe de la colonisation portugaise et de l’apartheid. Le 19 Juillet suivant, la République Islamique de Mauritanie et la République populaire de Chine conviennent d’établir des relations diplomatiques. Ces deux décisions de Moktar Ould Daddah surprennent, notamment le représentant de la France qui ne les a pas pressenties, elles passent pour un « renversement des alliances » ou un virage « à gauche » alors même que de Gaulle a donné l’exemple, dix-huit mois auparavant de la reconnaissance d’un fait évident, la Chine est à Pékin et pas à Taipeh. Enfin, le gouvernement est profondément remanié (26 Juillet), le Président de la République abandonnant pour la première fois tout portefeuille. Mohamed Ould Cheikh, secrétaire général de la Défense nationale depuis la création des forces armées mauritaniennes, en reste chargé avec rang de ministre et cumulativement avec les Affaires Etrangères. Un universitaire, brillant historien francisant et syndicaliste influent, devient ministre du Développement : Elimane Mamadou Kane. Jamais jusques là, le gouvernement n’a été composé de personnalités aussi fortes et alliant autant – à l’instar de Moktar Ould Daddah – l’imprégnation traditionnelle et l’abord moderne des grands défis. La Mauritanie, quoique très jeune encore, est adulte, l’été de 1965.

Pourtant, le discours de Mohameden Ould Babbah est probablement le point de départ – car il faut des symboles – de ce qui deviendra « les événements de Janvier-Février 1966 », secousse politique et épreuve d’identité. La loi du 12 Janvier 1965, réorganisant l’enseignement secondaire, disposait par son article 10 que « dans les établissements d’enseignement secondaire, il est donné un enseignement en langue française et un enseignement en langue arabe. Ces deux enseignements sont obligatoires » [3]. Le texte passe inaperçu, il est voté à l’unanimité des 23 députés présents par une Assemblée Nationale en fin de mandat (celle élue le 17 Mai 1959 et prorogée) et dont la plupart des membres quitteront, par force, la vie politique. Le même jour en effet, la Constitution est révisée (article 9) pour que le Parti du Peuple Mauritanien soit reconnu désormais comme le Parti unique de l’Etat ; une loi ordinaire dispose aussitôt (article 17) que seul le P.P.M. peut présenter des candidats à la députation. L’agitation ne sera nullement une contestation de ce monopole qui était de fait depuis le congrès de l’Unité (25 au 30 Décembre 1961), elle sera le fait des enseignants originaires de la Vallée du Fleuve, entraînant une réaction de l’autre bord, chacun craignant pour soi, les élèves prenant partie et certains des membres du gouvernement, précisément Mohamed Ould Cheikh et Elimane Mamadou Kane, particulièrement liés d’amitié, passant pour favorables à telle solution, contre une autre personnalité gouvernementale, Ahmed Ould Mohamed Salah, ministre de la Justice et de l’Intérieur. Le mouvement scolaire d’alors n’aura donc rien à voir avec tous ceux qui suivront : il ne créait pas une ambiance, il dépendait de celle des aînés. Ces événements – que nous examinerons à leur anniversaire – auront plusieurs conséquences : la dissolution de cette exceptionnelle équipe ministérielle, un congrès du Parti plaçant sur un pied d’égalité les deux langues jusqu’à ce que l’arabe ne soit plus seulement langue nationale, mais aussi langue officielle [4], puis qu’une nouvelle réforme accentue en 1973 l’arabisation [5]. Mais l’option initiale – correspondant à la nature mauritanienne – demeure pour Moktar Ould Daddah. Même si le pays adhère à la Ligue arabe (4 Décembre 1973), dans des conditions d’ailleurs exceptionnelles, il reste pionnier de la coopération et du souhait d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest [6] : les 12-13 Novembre 1965, la conférence des Chefs d’Etat riverains du fleuve Sénégal (Mauritanie, Sénégal, Mali et Guinée) envisage « non seulement la mise en valeur du bassin du Fleuve, mais aussi de promouvoir un développement économique intégré de l’ensemble du bassin et des territoires nationaux ». Les communautés économiques de l’Afrique de l’Ouest [7](dont la première Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest, créée le 3 Juin 1972, est d’expression seulement française à ses débuts), les barrages sur le Sénégal viennent de là. Sur le moment, Mohameden Ould Babbah paraît relayé – presque aussi spectaculairement – par l’ambassadeur au Caire, Hadrami Ould Khattri, ancien ministre de l’Education nationale précisément : « l’aide culturelle de la République Arabe Unie (l’Egypte de Nasser) et des autres pays arabes contribuera à remplacer le français par la langue arabe en Mauritanie à partir de l’année prochaine » (3 Août 1965) ; or, à l’époque, du fait de l’obstination marocaine, la plupart de ces pays ne reconnaissent toujours pas la République Islamique.

Onze ans plus tard – 8.9 Juin 1976 – une colonne du Polisario tente un coup de main sur Nouakchott. Son secrétaire général est tué : El Oualy Ould Esseyed, ainsi que son adjoint. Chaab publie une de ses plus macabres photos. Un an auparavant, il s’était entretenu de confiance avec Moktar Ould Daddah [8]. La surprise a été totale, mais le ressaisissement aussi : la population de la capitale accourt aux états-majors pour y recevoir des armes. Une seconde tentative aura lieu le 3 Juillet 1977, mais elle sera déjouée avant de prendre forme. Le Front pour la libération de la Seguiet-el-Hamra et du Rio de Oro avait tenu son congrès constitutif (dans la clandestinité) le 10 Mai 1973, mais il avait été initialement fondé à Nouakchott, trois ans auparavant : très ouvertement, et avec l’aide des autorités du Parti et de l’Etat. Non seulement parce que l’unité à tous égards de l’ensemble mauritanien y inclinait mais parce que la Mauritanie venait de publier son désaccord avec l’Espagne [9], puis sa réprobation des manifestations d’El Ayoun, à l’occasion desquelles Khattry Ould El Joumani avait été arrêté : cette personnalité avait participé au premier congrès d’unification politique mauritanienne, celui d’Aleg (2 au 5 Mai 1958) proclamant aussi la vocation de la Mauritanie à l’indépendance. Même la guerre commencée, le Front est demandeur d’une entente : il est représenté souvent par d’anciens politiques mauritaniens, notoires, comme Ahmed Baba Ould Ahmed Miske et Brahim Ould Derwich. La tentative, en fait, vise à empêcher la mise sur pied par Félix Houphouet-Boigny d’un comité des sages (cinq ou six chefs d’Etat, agréés par les trois pays belligérants : Algérie, Maroc et Mauritanie). Comité qui a la préférence de l’Algérie, récusant la proposition tunisienne de l’époque qui ne proposait que des chefs d’Etat arabes. Or, c’est devant ceux-ci que Houari Boumedienne avait proclamé son désintéressement (26-27 Octobre 1974, 8ème sommet de la Ligue arabe, tenu à Rabat) et se serait donc déjugé. De fait, le sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, tenu à Port-Louis (île Maurice, du 3 au 5 Juillet 1976) élude la proposition béninoise d’une reconnaissance du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination et renvoit à un sommet extraordinaire [10].

L’un des points communs de ces deux anniversaires est l’identité mauritanienne : le discours d’investiture du 20 Mai 1957 – commémoré en partie par la première de ces chroniques – et celui prononcé le 1er Juillet suivant – qui sera exposé dans une prochaine, ont affirmé la logique d’un jeune Maure, « parachuté » à la tête d’un gouvernement que le Maroc juge fantoche. Or, l’autre point commun montre au contraire l’indépendance du pays et de son président. La manière d’une époque à l’autre reste la même. La constitution du gouvernement est chaque fois significative d’une réorganisation et d’un renforcement. Comme en 1965, le gouvernement est profondément remanié après le choc de 1976 (le 17 Juin), un militaire entre pour la première fois au gouvernement (le colonel Viah Ould Mayouf) mais pas pour y traiter de défense ou d’opérations (il est ministre de la Construction). Le Conseil national du Parti qui ne s’était jusqu’à la guerre réuni qu’une fois (pour adopter le projet de Plan, à Tidjikja, délibérant du 25 Mars au 18 Avril 1970) se tient dans les trois jours de l’attaque : le 11 Juin 1976. Il avait déjà, en réunion extraordinaire des 29 au 31 Janvier précédents, examiné les négociations ayant abouti à l’accord tripartite de Madrid (14 Novembre 1975) et surtout entendu le récit par Moktar Ould Daddah de son entretien à Béchar avec Houari Boumedienne (10 Novembre 1975). Paradoxalement, la guerre et la situation difficile font fonctionner une instance démocratique nouvelle à telle enseigne même que la direction nationale – le Bureau politique national B.P.N. – au lieu de conserver son comité permanent de cinq ou six membres ou de s’organiser pour la direction de la guerre, va au contraire constamment s’élargir – sur recommandation du secrétaire général – jusqu’à englober certains des éléments civils qui accompagneront, sinon pousseront, les militaires dans leur action du 10 Juillet 1978. L’élection présidentielle qui clôt apparemment la séquence des événements déclenchée en 1965 et en 1975 : question de l’arabisation, question du Sahara (7 Août 1966, 8 Août 1976), paraît contestable selon les critères de maintenant, elle consacre au contraire à l’époque un consensus certain.

[1] - décédé le 24 janvier 2007, membre de l’Académie française. Du cabinet de Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires Etrangères du général de Gaulle, il succède à Jacques Leprette le 19 décembre 1963 comme ambassadeur de France et le demeure jusqu’au 4 novembre 1966. Il sera ensuite commissaire européen, puis secrétaire d’Etat à la Coopération sous Georges Pompidou, et ministre du Commerce extérieur puis de la Réforme administrative sous Valéry Giscard d’Estaing

[2] - Organisation commune africaine et malgache, succédant à l’Union africaine et malgache (U.A.M.) formée par le « groupe de Brazzaville » (les Etats africains et malgache d’expression française, issue de la Communauté de 1958), elle-même transformée, le 28 mars 1961, en Union africaine et malgache de coopération économique. Elle se dissout le 25 mars 1985 sans que la Mauritanie l’ait jamais réintégrée. En réunion du Bureau Politique National du Parti du peuple, à la veille du sommet de Nouakchott de 1965, Moktar Ould Daddah avait assuré que « la réalité est l’U.A.M. derrière laquelle se trouve la France, l’idéal est l’O.U.A. encore en difficulté »

[3] - Moktar Ould Daddah discute avec précision les motifs des opposants à cette réforme et rappelle la place de l’arabe dans « l’héritage culturel commun de tous les Mauritaniens » pp. 296 à 300 : La Mauritanie, contre vents et marées (éd. Karthala . Octobre 2003 . 669 pages) disponible en arabe et en français
[4] - révision de l’article 3 de la Constitution du 20 mai 1961 par la loi constitutionnelle du 4 mars 1968, après que le congrès ait adopté la proposition de Moktar Ould Daddah : « le bilinguisme plaçant peu à peu sur un pied d’égalité la langue arabe et la langue française, apparaît une option fondamentale ». A la rédaction originelle : « la langue nationale est l’arabe, la langue officielle est le français » - qui avait repris celle de la Constitution du 22 mars 1959 - est substituée « la langue nationale est l’arabe, les langues officielles sont le français et l’arabe. »

[5] - la réforme de l’enseignement est à partir de la loi de 1965 un chantier permanent, que travaillent – en application des décisions du Congrès d’Aöun-el-Atrouss (24-26 juin 1966) une commission nationale des affaires culturelles, inaugurée le 18 juillet 1966, puis une sous-commission remettant son rapport le 15 septembre 1966 aboutissant au rapport du ministre, Ely Ould Allaf, le 18 février 1967, et à la loi du 11 janvier 1968 portant réorganisation de l’enseignement du premier degré, suivie de la loi du 25 juillet 1970 relative à l’enseignement supérieur. Le 2ème congrès extrraornidaire (tenu à Nouakchott du 1er au 7 juillet 1971) institue une commission nationale de la réforme de l’enseignement, dont le rapport est adopté avec modifications par le B.P.N. les 30-31 juillet 1973 : son chapitre V prévoit une « arabisation progressive » mais totale ; le décret du 21 décembre 1973 portant création du baccalauréat national prévoyait déjà dans toutes les disciplines l’arabe autant que le français.

[6] - Moktar Ould Daddah à l’AFP, le 29 novembre 1973 : « l’admission de la Mauritanie à la Lkigue arabe était dans l’ordre normal des choses et nous rétablit dans notre équilibre. Nous appartenons à deux mondes, l’un africain au sud du Sahara, l’autre arabe »

[7] - pour aboutir à la C.D.E.A.O. créée le 28 mai 1975 à Lagos : Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest comprenant anglophones, francophones et lusophones. Quoique membre fondateur, la Mauritanie l’a quittée en 2001 et ne l’a pas encore réintégrée
[8] - le président détaille l’entretien dans ses mémoires, op. cit. pp. 645 & 646

[9] - Moktar Ould Daddah avat inauguré le complexe espagnol de pêches à Nouadhibou le 12 Juin 1970, en présence du ministre erspagnol des Affaires Etrangères, et rendu publiques les divergences entre les deux pays

[10] - pour Moktar Ould Daddah, le précisant le 10 Juillet 1976 à l’AFP, les représentants sahraouis seront dans la délégation mauritanienne : « on ne nous fera pas passer pour Sahraouis des Algériens du sud ou des mercenaires mauritaniens, car nous connaissons très bien la différence » - jusqu’à la marque des chameaux, en sorte que la Mauritanie est le seul pays concerné par le conflit capable de distinguer, s’il y a autodétermination, les populations pouvant légitimement participer à un referendum par opposition à d’autres

anniversaires - 21 mai 1957

publié par Le Calame - 23 Mai 2007

21 Mai 1957

Ce qui se fit avait été dit - discours d'investiture du premier gouvernement mauritanien


« Faisons ensemble la patrie mauritanienne ». Cette invitation sobre fut le sous-titre du premier organe de presse mauritanien, Mauritanie nouvelle, paraissant chaque quinze jours à Saint-Louis-du-Sénégal au début des années 1960. Elle fut dite dans une modeste salle, celle de l’Assemblée territoriale de Mauritanie, installée à l’extérieur du pays et devant une cinquantaine de personnes seulement, dont beaucoup de Français, l’administration coloniale, et les 34 élus. Ceux-ci, sauf un indépendant, Français d’origine, étaient tous d’un parti fondé dix ans auparavant : l’Union progressiste de Mauritanie, pour renverser le premier député du Territoire à l’Assemblée nationale française, Horma Ould Babana. Et celui qui parlait – sans relais d’une radio – n’avait pas trente cinq ans. Tout était modeste et penser à un Etat ou à une indépendance dans les trois ans à venir eût été surréaliste.

C’est ce qu’il advint cependant. Le discours d’investiture de Moktar Ould Daddah, avocat-stagiaire à Dakar et apparemment coopté par le parti majoritaire (250.000 voix à l’élection du 31 Mars précédent contre 13.000 à des listes d’opposition : Bloc démocratique du Gorgol, celui de Mamadou Sambouly Ba, Union pour la défense des intérêts du Guidimaka, indépendants divers) et l’administration française, fonde la Mauritanie moderne. Il en donne tous les thèmes mais aussi la problématique, les données de l’impossible.

Commencé d’une voix petite et sourde, le discours allait tout dire, crescendo, et – surtout – tout serait fait.

Mes chers collègues,

C’est avec un sentiment de fierté et non sans une certaine émotion que je viens au nom de mes amis qui constitueront mon équipe, et en mon nom personnel, solliciter votre investiture pour former le premier gouvernement de la Mauritanie nouvelle.

Je m’adresse à vous simplement, sans manier l’hyperbole ni le superlatif, la vie nous ayant appris aux uns et aux autres que les grandes phrases et les mots retentissants grisent les ambitieux, mais voilent aux hommes de bonne volonté l’âpre et rétive réalité.

Je tiens, en exorde de mon discours, à remercier l’Administration de ce Territoire qui a su traduire dans les faits, tant au Chef-lieu que dans la brousse, l’idéal de justice et de fraternité que la France a généreusement répandu à travers le monde.

Il n’y a, dans ce pays, aucun problème de contacts humains et je compte sur elle, sur le personnel d’élite qu’elle met à notre disposition : administrateurs, techniciens, personnel enseignant, médecins pour nous permettre d’accomplir dans les meilleures conditions une tâche exaltante mais ingrate.

Passées les salutations obligées, Moktar Ould Daddah affirme « une seule-idée force, un seul idéal : la Nation mauritanienne ». Il réclame aussitôt « que nos mines soient enfin mises en exploitation » et alors que le Maroc officiel (et indépendant de fraiche date) commence d’épouser la thèse des revendications d’Allal El fassi sur un territoire allant du futur Mali à la rive gauche du fleuve Sénégal, que des harcèlements par une « armée de libération » se multiplient depuis le début de l’année dans le nord de la Mauritanie, il énonce – ce qui sera sa vie – « je dis non au Maroc, Mauritaniens nous étions, Mauritaniens nous sommes, Mauritaniens nous resterons ». Le colonisateur, lui aussi, est averti : il faut « faire de notre pays un territoire majeur en transférant sur notre propre sol le chef-lieu ». Mais ceux à qui est adressé – en réalité – tout le discours, ce sont les compatriotes : « former notre jeunesse… créer l’enseignement de l’arabe… ». L’unité politique, thème de cœur, est manifestée le jour-même par la composition du gouvernement qui comprend deux membres de l’Entente mauritanienne, le parti d’Horma Ould Babana qui depuis le Maroc soutient l’Istiqlal irrédentiste. Moktar Ould Daddah a dû l’imposer à ceux – à l’U.P.M. et dans l’administration coloniale – qui pensaient le contrôler… [1]

En France aussi, c’est un commencement, mais celui de la fin de la Quatrième République : Guy Mollet, chef du gouvernement qui a parachuté ses troupes sur le canal de Suez pour trouver au Caire, contre Nasser, la solution à la guerre de décolonisation en Algérie, est renversé le même jour qu’est investi le premier gouvernement mauritanien. De Gaulle a passé quarante-huit heures (13 et 14 Mars 1957) à Atar et à Fort-Gouraud… « Quand je me trouve en Mauritanie, j’éprouve une particulière satisfaction de me trouver au milieu d’hommes courageux et raisonnables. Je sais comment ils se sont battus dans la lutte que nous avons menée pour libérer l’Europe et pour libérer le monde. Je suis confiant dans l’avenir. Les difficultés passeront mais resteront les liens qui nous unissent ainsi que les grandes espérances pour l’avenir et nous savons que cet avenir nous est commun. Il demeure aussi le sentiment très profond de notre amitié. »

Paris-Dakar avait dès le 12 Avril titré : « La Mauritanie aura-t-elle le plus chef de gouvernement de la Fédération ?». Une photo. montrait Moktar Ould Daddah entouré du président d’honneur de l’Association de la Jeunesse de Mauritanie (A.J.M.), du député à l’Assemblée nationale française Sidi El Moktar N’Diaye, le tenant affectueusement aux épaules et du poète Hamam Fall. Il a conduit la liste de son parti en Adrar, où il avait été interprête dix ans auparavant, il est désigné le 11 Mai comme tête de liste du conseil de gouvernement, prévu par la loi-cadre du 23 Juin 1956. Rien n’est inscrit dans les étoiles comme il l’écrira aux étudiants mauritaniens en France en 1963. Et quel pouvoir a-t-il alors ? les décrets d’application en donnent peu au gouvernement collégialement, ce n’est pas même l’autonomie interne, et si son vice-président reçoit l’appellation de président, la réalité du pouvoir reste détenu par le chef du Territoire. Le gouverneur Mouragues, ancien directeur du personnel au ministère de la France d’outre-mer à Paris, directeur du cabinet du ministre, connaît bien la Mauritanie qu’il a déjà dirigée en 1954, mais il a une conception très restrictive de ce que d’autres – surtout en Afrique – considèrent comme une évolution vers l’autonomie interne. Le conflit sera immédiat, quoique feutré entre le Mauritanien et le Français qui ne pourra jamais admettre « la vocation de la Mauritanie à l’indépendance » [2]. Moktar Ould Daddah ne s’attache qu’à l’essentiel : l’avenir, il laisse le portefeuille de l’Intérieur au gouverneur, mais prend celui de la Jeunesse comme il l’avait annoncé dès son premier entretien de presse et nomme à côté des ministres de l’ancienne génération – ceux appelés familièrement plus tard, « les vieilles barbes » - des jeunes, parmi lesquels ceux qui vont fonder avec lui la Mauritanie contemporaine : Mohamed Ould Cheikh, Ahmed Bazeid Ould Ahmed Miske. L’administration coloniale les avait fichés avec suspicion.

Malgré cette position si faible à l’origine – dans le jeu politique traditionnel mauritanien, mêlant considérations tribales et subordination apparente à l’administration étrangère – Moktar Ould Daddah va en quelques semaines s’affirmer, c’est-à-dire affirmer l’avenir : le 12 Juin, le conseil de gouvernement se réunit pour la première fois à Nouakchott, mais sous la tente… le vice-président en avait fait décider le principe dans les trois jours de la formation du gouvernement… le 1er Juillet, à Atar, sans que l’y accompagne le représentant de la France, Moktar Ould Daddah affirme la personnalité mauritanienne face aux prétentions du Maroc et lance un appel aux populations maures vivant au Sahara sous administration espagnole… le 24 Juillet, il obtient la signature du décret de transfert du chef-lieu de la Mauritanie à Nouakchott, sous la menace qu’il aurait – à défaut – boycotté les cérémonies du 14-juillet à Paris et refusé toute décoration française [3].


[1] - voir les mémoires de feu Moktar Ould Daddah, notamment pp. 153-154 : La Mauritanie, contre vents et marées (éd. Karthala . Octobre 2003 . 669 pages) disponible en arabe et en français
[2] - ibidem, pp. 169.170

[3] - ibidem, pp. 156-157

textes Moktar - l'ensemble mauritanien - Atar, 1er Juillet 1957

Moktar Ould Daddah a environ 35 ans, il a été élu en tête de liste, au mois de Mars, dans l'Adrar et il est depuis six semaines le vice-président du premier conseil de gouvernement mauritanien - organisé par la Loi-cadre (dite Loi Defferre, 23 Juin 1956).

Il s'agit pour lui - qui vient seul à Atar, accompagné du directeur et du chef de son cabinet (Villandre et Ahmed Bazeid Ould Ahmed Miske) - de poser autrement qu'en termes habituels à l'adfministration et aux élus de l'époque coloniale, la question de la personnalité mauritanienne, face au projet français d'O.C.R.S. et face à la revendication marocaine, projet et revendication qui sont en train de prendre consistance.


Discours prononcé à Atar, le 1er Juillet 1957,
par le vice-président du Conseil de gouvernement,
Me Moktar Ould Daddah



Mes chers amis, mes chers compatriotes,

C’est avec une émotion toujours renouvelée, que je me retrouve dans ce cadre de l’Adrar immortalisé par le poète qui a chanté les noms prestigieux de « Gour Hamogjar, du Batem, du Dhar Tiffojjar » et surtout au milieu de vous tous à qui je dois la place que j’occupe maintenant. Je tiens à vous remercier à nouveau de la confiance que vous m’avez accordée, me permettant ainsi d’accéder aux plus hautes responsabilités. Je puis vous assurer que cette confiance ne sera pas déçue. Je veux aussi remercier tout particulièrement l’Emir de l’Adrar à l’hospitalité duquel nous devons de nous retrouver tous ensemble ce soir. Je lui suis reconnaissant de vous avoir rassemblés ici pour entendre ce que j’ai à vous dire.

Je vous convie aujourd‘hui à regarder avec moi au-delà de la falaise du Dhar, au-delà des dûnes de l’Akchar et de l’Azefal, pour embrasser d’un seul coup tout le « Trab el Beïdane » c’est à dire la Mauritanie.

Je vous invite à oublier vos préoccupations et vos soucis, pour nous pencher ensemble sur des problèmes beaucoup plus vastes, intéressant l’avenir de la Mauritanie tout entière.

C’est à dessein que je choisis l’Adrar pour évoquer, pour la première fois publiquement, des questions qui intéressent non seulement l’ensemble de notre pays mais débordent au-delà de ses frontières. La Mauritanie n’est plus ce vaste désert jadis si difficile à traverser et qui constituait entre le monde méditerranéen et l’Afrique noire une sorte de barrière que franchissaient mal les idées et les hommes.

Aujourd’hui grâce au progrès, grâce au développement des moyens de communication, grâce à la radio, à la presse comme aussi à la traditionnelle « radio Beïdane », nous nous trouvons étroitement mêlés à tout ce qui se passe autour de nous.Un lien de solidarité de plus en plus fort unit désormais tous les Mauritaniens conscients d’appartenir à une même communauté de l’Atlantique au Soudan.

Mais cette solidarité déborde nos frontières, elle englobe les populations Maures du Sahara Espagnol et des confins Marocains. Il m’a paru nécessaire de faire connaître aux uns et aux autres ce que nous entendons faire de la Mauritanie pour susciter leur compréhension, les intéresser à nos efforts et leur montrer la part qu’ils peuvent y prendre.

C’est précisément Atar que je choisis pour m’adresser à eux, parce que tout d’abord Atar, par sa position géographique au nœud des routes qui mènent des rives de l’Atlantique aux confins du Soudan, du Sud Marocain au Sénégal, est, par excellence, un lieu de rencontre, de réunion et d’échange ; qu’il s’agisse de marchandises, de troupeaux ou de nouvelles, c’est à Atar que se fait le relais. Ce Ksar où cohabitent des éléments de toutes origines, venus de tous les horizons, est par excellence un foyer de brassage d’idées et d’affaires, un foyer de rayonnement commercial et intellectuel.

Si je choisis Atar, c’est aussi parce que toute la Mauritanie est actuellement tournée vers l’Adrar où vos guerriers viennent d’affirmer et réaffirment demain encore s’il le faut, la volonté de tous de défendre l’intégrité du sol mauritanien. Je renouvelle ici le témoignage d’admiration et de reconnaissance de toute la Mauritanie pour tous ceux, Mauritaniens, Français de la Métropole ou des Territoires de l’A.O.F., qui ont si vaillamment combattu pour la défense de notre liberté.

Population de l’Adrar, avant-gardes vigilantes face à l’agresseur, vous constituez aussi nos meilleurs ambassadeurs tant auprès de nos frères du Sahara espagnol que de nos amis marocains ; voulant qu’ils m’entendent, je compte sur vous pour leur transmettre aux uns et aux autres mon message et pour vous faire auprès d’eux les avocats de la Mauritanie nouvelle. Vous leur direz d’abord quels sont nos espoirs et ce vers quoi tendent aujourd’hui tous nos efforts. Nous voulons construire, avec l’aide de la France, une communauté franco-mauritanienne basée sur l’égalité et la reconnaissance de nos intérêts et de nos libertés réciproques. Le pas immense que nous venons de franchir par l’application de la Loi-Cadre, nous ouvre les perspectives les plus brillantes sur un idéal de liberté et de prospérité que nul ne peut contester.

Demain nos efforts conjugués avec ceux de la France placeront la Mauritanie au rang des nations modernes. Demain notre pays aura dans le monde la place qu’il mérite, celle d’un pays doté d’une économie moderne et pourvu d’une élite capable de gérer sagement et démocratiuquement ses propres affaires, un pays qui, parce qu’il compte chez lui les plus éminents docteurs de l’Islam, voit son autorité spirituelle universellement reconnue. La Mauritanie est en effet un pont naturel, un trait d’union entre le monde arabo-berbère méditerranéen et le monde noir. La Mauritanie est, et doit demeurer le pays où la culture musulmane traditionnelle et la culture occidentale se développent côte à côte sans s’opposer mais bien au contraire en se complétant harmonieusement.

En un mot si nous le voulons, avec l’aide d’Allah, la Mauritanie sera demain un carrefour où se rencontreront et coexisteront pacifiquement les hommes de toutes origines, de toutes civilisations et de toutes cultures.

A ces différentes perspectives, il faut encore ajouter la vocation saharienne de la Mauritanie et c’est ici que je m’adresse plus particulièrement à nos frères du Sahara espagnol.

Je ne peux m’empêcher d’évoquer les innombrables liens qui nous unissent : nous portons les mêmes noms, nous parlons la même langue, nous conservons les mêmes nobles traditions, nous vénérons les mêmes chefs religieux, faisons paître nos troupeaux sur les mêmes pâturages, les abreuvons aux mêmes puits. En un mot, nous nous réclamons de cette même civilisation du désert dont nous sommes si justement fiers.

Je convie donc nos frères du Sahara espagnol à songer à cette grande Mauritanie économique et spirituelle à laquelle nous ne pouvons pas ne pas penser dès maintenant. Je leur adresse et je vous demande de le leur répéter, un message d’amitié, un appel à la concorde de tous les Maures de l’Atlantique à l’Azaouad et du Draa aux rives du Sénégal.

L’heure est passée des rezzou et des luttes fratricides opposant les uns aux autres. J’engage nos frères du Tiris, de l’Adrar Soutoff, du Zemmour, de la Séguia El Hamra, de l’Imrikli, de la Gaad et du Chebka, à se tourner ensemble vers un avenir commun, à partager avec nous les heureuses perspectives que nous réservent l’exploitation des richesses de notre sol et la mise en valeur de notre pays.

Ils bénéficierons avec nous des moyens immenses mis à notre dispotision par l’O.C.R.S. à laquelle la Mauritanie est invitée à s’associer et dont le démarrage et le développement ne sauraient nous laisser indifférents.

L’Adrar et le Zemmour sont ouverts à leurs troupeaux, nos palmeraies les accueillent pour la « guetna » ; ils peuvent y venir en sécurité, profiter de l’hospitalité mauritanienne mais encore faut-il qu’eux aussi accueillent sans réticence nos troupeaux et nos tentes, lorsque les nécessités du pâturage nous amènent à nomadiser au-delà de cette limite artificielle qu’est une frontière que nous voulons voir disparaître de nos cœurs avant qu’elle ne s’efface sur les cartes.

D’aucun voudraient que cette hospitalité fût à sens unique et que soit interdit le Sahara espagnol aux Mauritaniens n’ayant pas fourni l’aide ou donné de gage au Djich Tharir. D’aucuns même n’ont pas hésité à violer les lois sacrées de l’hospitalité beïdane pour plaire aux ordres d’étrangers nouveaux venus au Sahara où ils voudraient imposer leurs lois au nom d’une prétendue libération. Les Maures ont toujours été des hommes libres. Jamais ils ne se sont laissés imposer leurs chefs. Ils n’accepteront pas plus ceux-là qui sont aussi dépaysés dans notre Sahara que nous le sommes nous-mêmes dans leurs bruyantes cités du nord ; sans doute, sont-ils attirés chez nous par les richesses découvertes dans notre sol, mais l’appât du gain ne saurait leur servir de titre de propriété et encore moins leur conférer le droit au commandement ; si nous accueillons tous ceux qui veulent travailler avec nous, nous ne voulons à aucun prix recevoir l’ordre d’intrus venus pour nous dresser les uns contre les autres, se prétendant en cela meilleurs musulmans que nous.

Ils appliquent la formule « diviser pour régner » et cherchent à nous lancer dans une lutte fratricide. Nous ne serons pas dupes. A ces Réguibats du Sahel et du Charg, nomades de la Ségui el Hamra et du Rio, Tekna Larroussyines, Oulad Tidrarine, Oulad Delim et Ahel Cheikh Ma el Aïnin, nous disons : Soyons unis et ne nous laissons plus divisés par des étrangers.

« Si deux groupes de croyants se mettent à se faire la guerre, conciliez-les ; si l’un de ces groupes cherche à opprimer l’autre, battez-vous contre lui jusqu’à ce qu’il revienne à l’ordre de Dieu ».

Voilà, hommes de l’Adrar, chres compatriotes et amis, le message de fraternité que je vous demande de répéter dans tous les campements du Sahel.

Me tournant maintenant vers le nord, je voudrais de la même façon me faire entendre de nos voisins et amis marocains.

En votre nom et au nom de tous les Mauritaniens, je leur adresse notre salut amical et tiens à les assurer de notre désir sincère d’entretenir avec eux comme avec tous les peuples voisins les relations de bon voisinage que nous n’avons jamais cessé d’avoir avec eux. Nous leur demandons de respecter notre personnalité et l’intégrité de nos frontières comme nous respectons les leurs, de nous laisser suivre sagement le chemin de notre propre évolution, sans intervenir pour nous conseiller et nous imposer une destinée dont le choix n’appartient qu’à nous et à nous seuls.

Je suis sûr que nous serons entendus et compris chez nos voisins, car nos voisins et amis marocains ont déjà affirmé par la voix de plusieurs de leurs dirigeants leur volonté de respecter les aspirations des peuples et leur droit à disposer librement d’eux-mêmes. J’ajoute que je ne peux m’empêcher de crier notre étonnement et même notre indignation devant la légèreté avec laquelle certains, prétendant parler au nom de la Mauritanie, droit que nous leur refusons formellement, veulent disposer de nous. Serions-nous à vendre ou incapables d’exprimer nous-mêmes notre volonté ? Notre indignation est d’autant plus grande que ces prétendus représentants de la Mauritanie trouvent dans certains milieux marocains une aide inexplicable et injustifiable. Nous souhaitons que les dirigeants du Maroc interviennent pour que cesse une campagne – que leur silence semble accréditer – et que l’opinion marocaine, enfin éclairée, ne soit plus dupée par ces faux ambassadeurs.

Pour que tous sachent nos véritables sentiments et que s’établisse une compréhension mutuelle, je tiens à proclamer notre désir de voir se renouer et se développer nos relations passées. Nous voulons voir reprendre les échanges commerciaux qui s’effectuaient traditionnellement entre le sud marocain et la Mauritanie. Et que, seule, a pu interrompre la présence à nos confins de bandes incontrôlées se nommant « Armée de libération ».

Nous désirons que de plus en plus nombreux nos amis du Maroc viennent chez nous se rendre compte par eux-mêmes de ce qui est. En effet, nous n’avons rien à cacher, bien au contraire, nous sommes fiers des réalisations dont nous pouvons faire état dans les domaines spirituel, économique et social. La bienvenue sera réservée à tout visiteur pourvu que celui-ci n’apporte avec lui ni la guerre ni les paroles de haine ou de discorde que nous ne voulons pas entendre.

Nous souhaitons que ceux qui ont été expulsés il y a quelques mois comprennent particulièrement notre appel. Que cet exil leur serve de leçon. Qu’ils ne craignent pas de solliciter leur retour s’ils sont prêts à affirmer sans équivoque leur respect de la volonté mauritanienne. Ainsi prouvons-nous notre bonne volonté et la loyauté de nos intentions.

Et maintenant, à ceux qui ne voudraient pas comprendre et refuseraient la main que nous tendons, à ceux qui voudraient malgré tout se lancer dans une agression ou tenter de diviser les Maures, en prétendant les libérer, nous répondrons par les armes et le »qiçaç » ou « la loi du talion ». Aux coups de fusils nous répondrons par les balles de nos fusils, de nos engins blindés et de nos avions. Au pillage, nous répondrons par le pillage. Au rapt par le rapt. Notre population tout entière se dressera face à l’agresseur et elle aura l’appui de toutes les forces que la France met à notre disposition pour défendre nos frontières. Nous le poursuivrons jusqu'au lieu de son refuge, quel qu’il soit et où qu’il se trouve.

« Celui qui s’est conduit injustement vis-à-vis de vous, payez-le de la même façon ».

A ceux qui, se prétendant meilleurs patriotes que nous, vont porter leur aide aux soi-disant libérateurs, je répondrai que le véritable patriote est celui qui défend le sol sur lequel il est né ; l’autre, celui qui se met au service d’une nation étrangère pour travailler contre les véritables intérêts de la Patrie qu’il trahit, celui-là est un traître à son pays et aux siens. Il ne mérite que le châtiment suprême sur cette terre et celui que leur réserve le Tout Puissant dans l’autre monde…

Nous ne voulons de mal à personne, nous voulons seulement qu’on nous laisse vivre en paix et nous saurons défendre de toute notre énergie la paix régnant actuellement en Mauritanie et qu’on semble nous reprocher.

On voudrait nous faire passer pour de mauvais musulmans parce que nous sommes attachés à la France. A cela nous répondrons que nous avons de bonnes raisons de l’être, que la reconnaissance n’est pas pour nous un sentiment honteux et surtout que si demeurons aux côtés de la France, c’est parce que nous avons la conviction que malgré les difficultés de l’heure, malgré les désaccords et les oppositions, elle demeurera toujours l’amie des peuples musulmans et que cette amitié ne peut que se resserrer dans l’avenir. Vous savez bien, renoncer à l’amitié de la France, ce serait renoncer à toute perspective d’avenir radieux pour notre pays, ce serait revenir en arrière, ce serait abandonner toute idée d’évolution, toute idée d’une grande Mauritanie riche et prospère.

« Dieu ne vous met pas en garde contre ceux (les infidèles) qui ne combattent pas votre religion et ne cherchent pas à vous chasser de chez vous ; Dieu ne vous défend pas d’être courtois et justes avec eux car Dieu aime les justes. »

Certains nous accusent encore d’être de mauvais Arabes parce que nous défendons l’intégrité de notre pays en refusant l’annexion ou la domination. Est-il besoin de leur rappeler que d’autres pays arabes, comme la Syrie, la Jordanie, l’Arabie saoudite pour ne citer que ceux-là, ont tenu comme nous, à garder jalousement leur indépendance malgré les appétits et les ambitions de certains de leurs voisins. Et pourtant ils ne sont que je sache ni mauvais musulmans, ni traîtres à la cause arabe.

Tel est, mes chers compatriotes, le message de paix que j’adresse à tous les Maures désireux de bâtir avec nous la Mauritanie nouvelle dans laquelle ils ne seront pas des parents pauvres habitant d’une marche lointaine d’un empire mais des citoyens libres et égaux d’une nation qui naît. Tel est aussi l’avertissement solennel à ceux qui doutent de notre détermination à faire ensemble la patrie mauritanienne.

« Travaillez ! Dieu regarde votre travail, ainsi que son Envoyé et tous les croyants. »

« O Seigneur, accorde-nous ta miséricorde et donne-nous le succès dans nos entreprises. »