lundi 16 juin 2014

chronique d'Ould Kaïge - déjà publié par Le Calame . 15 Janvier 2008



17 .




10 Janvier 1966 &  4-14 Janvier 1980

« Manifeste des 19 »,
début des premières manifestations à caractère racial
&
Prise de pouvoir par Mohamed Khouna Ould Haïdalla




Deux événements tournants dans l’histoire contemporaine, venant de loin, mais plus des profondeurs de conscience croyant raisonner juste quoique seulement par scandale de ce qui est observable, que de véritables racines historiques. C’est le trait commun de ces deux événéments, l’un inaugurant la série des textes, analyses et mouvements d’une partie des Mauritaniens contre une autre, avec les réactions en retour quasi-automatiques : 1966 appelant 1986 puis 1989, et l’autre faisant entrer le processus d’accaparement du pouvoir par les militaires dans sa phase la plus sanglante et dangereuse parce qu’elle est un exercice personnel du pouvoir, de plus en plus isolé. Les deux malheurs récurrents du pays sont ceux-là. Latents depuis quarante ans.

Le lundi 10 Janvier 1966, à 12 heures 45, Moktar Ould Daddah s’adresse par la radio, au plus vif de l’événement comme il ne l’a encore jamais fait et ne le fera jamais plus, à l’ensemble des Mauritaniens [1]. Le ton [2] est inhabituellement grave. La sensation générale est que le pays affronte sa première crise nationale, que son issue décidera de tout pour longtemps. Il ne s’agit au début que d’une agitation scolaire. La rentrée, le 4 Janvier 1966, est marquée à Nouakchott et à Rosso par une grève des cours ; elle est le fait uniquement des élèves noirs qui entendent protester contre le caractère obligatoire de la langue arabe dans les études, prévu par une loi votée l’année précédente pendant la dernière session de l’Assemblée nationale issue en 1959, en même temps que l’institutionnalisation du parti unique de l’Etat. Le 12 Janvier 1965, le projet de loi organisant l’enseignement secondaire a été adopté sans opposition. Son article 10 dispose que «  dans les établissements secondaire, il est donné un enseignement en langue française et un enseignement en langue arabe. Ces deux enseignements sont obligatoires ». On ne peut, à l’époque, être plus « équilibré ». La grève des cours est prise au sérieux : Bureau politique et gouvernement sont réunis extraordinairement. Le 5, le ministre de l’Education, Baham Ould Mohamed Laghdaf, lance un appel à la radio, les élèves sont menacés de renvoi s’ils ne réintègrent pas les cours d’ici le 10.

C’est le lendemain, le 6 Janvier 1966, que le clivage inexprimé mais évident dans les deux lycées trouve sa formulation, mais du fait des aînés. C’est le « manifeste des Dix-Neuf » : ces hauts-fonctionnaires originaires de la Vallée du Fleuve déclarent appuyer la grève des élèves noirs, pour « barrer la route à l’arabisation à outrance » et exigent l’abrogation des lois du 30 Janvier 1965 (date de la promulgation du texte adopté le 12). Il est surtout dit que « le bilinguisme n’est qu’une supercherie permettant d’écarter les citoyens noirs de toutes les affaires de l’Etat ». C’est – en dehors de toute enceinte de l’Etat ou du parti – revenir à l’une des questions, débattues en Congrès de l’Unité mais laissées en suspens : la question des garanties demandées par certains originaires de la Vallée du Fleuve, et celle de l’officialisation de la langue arabe réclamée par d’autres, ceux-là originaires de Haute-Mauritanie (cf. Le Calame 26 Décembre 2007 . chronique anniversaire du 26 Décembre 1961). Tandis qu’est diffusé le manifeste sous forme de tract, la grève des élèves noirs s’étend à Kaédi. Le groupe parlementaire du Parti se réunit, Moktar Ould Daddah passe la nuit à écouter avant de recevoir pour deux jours le président Senghor à Nouakchott puis à Port-Etienne et à Atar : coincidence incommode. Le 8, 31 hauts-fonctionnaires noirs déclarent à leur tour appuyer non seulement la grève des élèves originaires de la Vallée, mais le « manifeste des 19 » ; ils « invitent les responsables à tous les échelons à s’atteler immédiatement à la solution de ces problèmes trop longtemps différés ». Du coup, au communautarisme à fondement ethnique, répond un débat – également nouveau – entre Maures : certains comprennent la pétition ou les craintes des compatriotes du Fleuve, à leur tête Mohamed Ould Cheikh, proche d’Elmimane Mamadou Kane, et tous deux membres les plus brillants du gouvernement de l’époque, tandis que d’autres sont partisans de la manière forte : le ministre de l’Intérieur, Ahmed Ould Mohamed Salah semble de leur avis. La question de l’arabe pose celle du français et l’ambassade de France en Mauritanie, à l’époque confiée à Jean-François Deniau, s’en émeut.

Le 10, c’est à Aïoun-el-Atrouss, que les élèves noirs se mettent à leur tour en grève. A Nouakchott, cependant un mouvement de reprise des cours s’amorce : une note du ministère de l’Education précise que l’arabe n’est pas obligatoire pour les élèves en cours d’études et que de nouvelles mesures seront indiquées pour ceux qui entrent en sixième. C’est dans ces conditions qu’intervient en milieu de journée le président de la République. Moktar Ould Daddah fait – spectaculairement – le parallèle entre la revendication marocaine des débuts du nouvel Etat et la pétition des originaires de la Vallée du Fleuve : la mise en cause des fondements de la Mauritanie est la même. Les fonctionnaires noirs, en majorité, se mettent alors en grève et le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Sambouly Ba, accompagné d’Elimane Mamadou Kane et de Sidi Mohamed Diagana, remettent leur démission au chef de l’Etat. Moktar Ould Daddah. A l’intérieur du pays, l’effervescence augmente : les délégués des villages du canton de Tiekane demandent la révision de la Constitution dans un sens fédéral.

Le 11, la grève des lycéens originaires de la Vallée du Fleuve est générale, les chefs de circonscriptions administratives demandent préventivement des renforts pour maintenir l’ordre. Elargi au groupe parlementaire et aux membres du gouvernement, le Bureau politique national voit s’affronter les deux communautés au sujet des sanctions à appliquer aux « Dix-Neuf ». Moktar Ould Daddah pose la question de confiance : nouvelle nuit de débats [3]. Il rappelle à Nouakchott le ministre de la Défense, Mohamed Ould Cheikh qui préconise la réunion d’une commission « mixte » chargée d’étudier les problèmes fondamentaux de la coexistence des deux communautés.

Tandis que les fonctionnaires noirs cessent leur grève, le Conseil des ministres adopte un décret fixant les modalités d’application de la loi en question ; il prononce aussi la suspension des « Dix-Neuf » comme l’avait annoncé le 10, le président de la République, mais à Aïoun-el-Atrouss, des bagarres éclatent au collège entre élèves des deux communautés. A Kaédi, le commandant de cercle, Maure, est molesté. Crise d’autorité de l’Etat pour faire appliquer un texte, crise de régime puisque ni le Parti ni son chef ne parviennent à concilier les points de vue et à ramener le calme sur le terrain et dans les esprits, expression pour la première fois aussi répandue et précise des analyses et doléances d’une partie des Mauritaniens envers les autres.

Il va en résulter des éléments structurant pour longtemps la vie nationale. Moktar Ould Daddah parviendra à résoudre la crise et à faire adopter les réformes de l’enseignement et du bilinguisme en Congrès du Parti dès l’été suivant, il renverra du gouvernement dos à dos les champions des deux thèses qui chacune contredit le projet fondateur de la Mauritanie moderne. Voilà pour le positif  [4]. Le pays va y trouver – dans la vérité – une stabilité que seule la guerre du Sahara ébranlera, dix ans plus tard. Mais – négatif et à terme dramatique – le « Manifeste des 19 » sera la référence du document des F.L.A.M., diffusé à partir d’Avril 1986 et donnant prétexte aux pires répressions de prétendus complots d’officiers originaires de la Vallée du Fleuve d’une part, et aux suspicions entre Mauritaniens d’origines diverses, d’autre part.


Le coup du 10 Juillet 1978 a paru longtemps exclusivement militaire – alors que des cadres civils, notamment de hautes responsabilités économiques ont décisivement poussé à l’action celui qui par son grade et son ancienneté, ses responsabilités aussi à la tête de l’état-major national, pouvait symboliser la tête du mouvement. Il a paru également plus collégial que hiérarchiquement organisé [5]. La réalité a été différente. Le Comité militaire était divisé et une première solution fut le bicéphalisme dès que les tentatives de Mustapha Ould Mohamed Saleck de retrouver quelques formes de consultation des élites civiles furent majoritairement refusées par les militaires. La poursuite ou pas de la guerre au Sahara, le sort du président Moktar Ould Daddah étaient deux sujets – majeurs – de désaccord ; le retour à une légalité et à la démocratie beaucoup moins. Premier ministre – et « homme fort » – depuis la mort accidentelle ( ?) du lieutenant-colonel Ahmed Ould Bouceif, Mohamed Khouna Ould Haïdalla met fin au bicéphalisme en conclusion d’une réunion de huit jours du Comité militaire : 4 au 10 Janvier 1980 [6]. En moins d’un an, il y fera revenir ses pairs militaires en les persuadant qu’un Premier ministre cette fois civil peut stabiliser le pays et le ramener à un régime constitutionnel. Ce premier civil sera d’ailleurs l’un de ceux qui avaient poussé les putschistes à l’action.

Le 4 Janvier 1980, ouvrant une session plénière de dix jours, le C.M.S.N. (Comité militaire de salut national) procède à « d’importants changements afin d’adapter sa structure politique aux tâches importantes de redressement national, à la consolidation de paix ». Il attribue au lieutenant-colonel Mohamed Khouna Ould Haïdalla déjà chef du gouvernement, les fonctions de chef de l’Etat et de président du C.M.S.N.. Sont évincés le lieutenant-colonel Cheikh Ould Boide (qui recevra un commandement régional et sera sous Maaouyia Ould Sid Ahmed Taya l’inamovible président des cours de justice successives), le lieutenant-colonel Mohamed Ould Ahmed Louly, éphémère successeur à la « tête » de l’Etat de Mustapha Ould Mohamed Saleck, le lieutenant-colonel Ahmed Salem Ould Sidi (2ème vice-président, chargé de la permanence du Comité et surtout signataire de l’accord de cession du Tiris el Gharbia). Il s’agit – textuellement – de « se débarrasser de tous ceux qui n’oeuvrent pas avec engagement et détermination à la tâche de redressement national ».
La même session fixe «  en matière d’orientation générale du pays d’importantes directives », examine la situation syndicale (maintien de l’unité syndicale, mais deux commissions pour préparer la tenue dans les trois mois du congrès de la centrale des employeurs et dans les six mois de celui de la centrale des travailleurs) et réaffirme la neutralité de la Mauritanie entre les belligérants du conflit saharien. Le Maroc vient enfin d’évacuer Bir Oum Ghrein.
Le 7 Janvier, le gouvernement est remanié pour en faire sortir les officiers évincés du Comité militaire et y faire entrer deux anciens ministres de Moktar Ould Daddah : Mohamed Ould Amar et Yahya Ould Menkouss, ainsi que son ancien conseiller économique Mamadou Cissoko. Le lendemain 8, le nouveau chef de l’Etat donne une conférence de presse : « stricte neutralité dans le conflit du Sahara occidental. Pour ce faire, nous aurons constamment le souci de maintenir et de développer des relations fraternelles et équilibrées avec le Maroc, l’Algérie et le Polisario ». L’avant-veille, la liaison aérienne hebomadaire Nouakchott-Alger, interrompue depuis 1976, est reprise. En Conseil des ministres, le premier depuis la « restructuration » du C.M.S.N., Ould Haïdalla insiste « sur l’esprit de travail, d’efficacité, de cohésion et de discipline qui doivent prévaloir au sein de la nouvelle équipe » et le 11 est publiée la nouvelle charte constitutionnelle. Une marche de soutien clôt le processus le 16.

Un système est donc affirmé. La succession au pouvoir se fait selon les débats – à huis clos – du Comité militaire. Les changements de structures sont entérinés en Charte dite constitutionnelle. Les exposés de motifs, seuls, varieront : indécision et manque d’autorité reprochés à Mustapha Ould Mohamed Saleck, personnalisation excessive reprochée à Mohamed Khouna ould Haïdalla, absence de collégialité, autoritarisme reprochés entre autres à Maaouyia Ould Sid Ahmed Taya. Le tout conclu par des affirmations, chaque fois paradoxales : la vocation de la Mauritanie sans qu’il soit jamais fait allusion à celui qui l’avait le premier formulée et fait reconnaître par ses compatriotes et dans le monde entier. Ou lénifiantes : restructuration du Comité et autres corrections des structures...

Le 30 Janvier 1980, s’adressant à la nation pour la fête du « Maouloud », le nouveau chef de l’Etat affirme en effet que le pays « a parachevé sa souveraineté, affirmé sa dignité et prouvé sa neutralité absolue dans le conflit du Sahara occidental » par l’accord d’Alger et en exigeant le retrait des troupes marocaines de Bir Oum Ghrein (mais le Tiris El Gharbia a été occupé par celles-ci dès sa cession théorique au Polisario).  « Le soutien que j’attends de vous tous doit consister en la disposition de chacun d’entre vous de s’acquitter scrupuleusement de la tâche qui lui est confiée à l’échelon où il se trouve. Que Dieu guide nos pas sur la voie de salut de notre pays ». Au corps diplomatique, il est affirmé que «  en se retirant de la guerre du Sahara et en adoptant une position de stricte neutralité, la Mauritanie se retrouve dans une position conforme à sa vocation de terre de rapprochement entre les peuples ».

En réalité, ce qui continue : c’est l’instabilité gouvernementale et ce qui commence c’est la hantise du complot que pourraient réussir ceux qui ont été évincés. Le cycle commencé en 1978 n’est pas le désengagement de la question saharienne ou l’invention d’un susbtitut au parti unique de l’Etat, il est le doute sur la pérennité du régime quel qu’il soit. La preuve que la fondation posée de 1957 à 1978 était solide, est bien que la Mauritanie ait pu survivre en tant que telle et selon des structures unitaires malgré la persistance de ce doute.


[1]  -  Aujourd’hui, certains compatriotes du Sud, tous fonctionnaires et parfois hauts-foncionnaires de l’Etat, aveuglés par des positions passionnelles, se déclarent décidés, ni plus ni moins à mettre en cause l’unité nationale, en menant une action contraire à la doctrine du Parti, parti de l’Etat et contre les lois qui concrétisent cette doctrine.
En effet, ces compatriotes n’ont pas hésité à diffuser un manifeste dans lequel ils appuient la grève des élèves des établissements secondaires, et encouragent ceux-ci à refuser l’application de la loi n° 65.026 du 30 Janvier 1965 qui déclare obligatoire l’enseignement de la langue arabe dans les établissements du second degré.
 Ainsi, les signataires du Manifeste, lâchement - il faut le dire - ont engagé dans leur action néfaste des jeunes gens chez lesquels il est trop facile de faire vibrer des cordes passionnelles et irrationnelles.
Ils n’ont pas hésité, pour réaliser leur dessein, à utiliser de jeunes mauritaniennes et de jeunes mauritaniens, dont la seule préoccupation actuelle devrait être de poursuivre paisiblement leurs études pour se préparer demain à assumer, à leur tour, les responsabilités du pouvoir et à diriger les destinées de la Nation.
Les signataires de ce Manifeste, enfin, ne sont mandatés par persone, ni dans le cadre des organes de l’Etat, ni dans le cadre des organismes du Parti. Ils ont préféré la menace, le chantage et l’intimidation au dialogue dans le cadre du Parti et de l’Etat.
J’ai toujours été quant à moi, partisan du dialogue, chaque fois que l’exigeait l’intérêt général. Or, la voie choisie par les signataires du manifeste, c’est-à-dire, je le répète, la menace, le chantage et l’exploitation coupable de la jeunesse scolaire m’oblige, en tant que garant de la Constitution et de l’unité nationale à sanctionner ceux qui se déclarent ouvertement contre la Constitution et les lois de l’Etat et mettent en cause l’unité de la Nation.

[2] -  j’étais à l’écoûte, dans l’anxiété comme tous ceux qui devenaient mes compatriotes d’adoption, au premier rang desquels mes élèves et étudiants du Centre de formation administrative, tout juste devenu Ecole nationale d’administration

[3] - très inquiet, je vais aux nouvelles d’amis à l’Hôtel des Députés – de l’époque – en face de l’Assemblée nationale, bâtiment originel ; la réunion politique semble interminable, lumières à travers les claustra du bâtiment si simple. Tout me semble cette nuit-là symbolique. En d’autres temps, que personne ne saurait alors prévoir, les choses se résoudraient par la force sinon dans le sang. Ici, il semble que le choc des esprits ne dégénère jamais et que l’on sait s’écoûter et parler. Moktar Ould Daddah, dans de telles circonstances, est d’une patience et d’une capacité d’écoûte qui devraient devenir proverbiales. Les rumeurs les plus contradictoires courront tout le premier trimestre de 1966…
[4] - Moktar Ould Daddah donne la genèse et le récit des enchaînements qui, de la rentrée du 18 octobre 1965 au 21 février 1966, ont marqué la fondation du pays : les fondations ont tenu La Mauritanie contre vents et marées (Karthala . octobre 2003 . 669 pages . disponible en arabe et en français) pp. 338 et ss.

[5] - entretien avec Mustapha Ould Mohamed Saleck, le 20 Avril 2006

[6] - entretiens avec Mohamed Khouna Ould Haïdalla, les 1er et 5 Décembre 2005

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