jeudi 20 décembre 2012

nouvelle déjà ancienne de mon ami Idoumou Ould Mohamed Lemine Abass - parabole de la Mauritanie ? prosopopée du pays ?

Le pendentif
(Nouvelle)
Ce fut comme si j'avais fait un rêve.
Avant, je l'apercevais de temps en temps, au milieu de la foule. Aux marchés, aux fêtes, dans les écoles au moment de la recréation…Elle surgissait toujours on ne savait d'où et sa présence se donnait lieu à une sorte d'euphorie quiète qui domptait la fougue et l'effervescence des rassemblements. Quand elle disparaissait, c'était chaque fois de la même manière : elle grandissait à vue d'œil, enveloppait la foule de sa forme devenue vague puis se fondait comme par enchantement. Souvent sa disparition s'accompagnait de troubles, de bagarre ou tout au moins de grogne. Je la traquais depuis des ans, sans résultat. Je commençais à me décourager quand, un jour, elle se laissa enfin approcher.
Elle était là, plantée sur le trottoir et je la reconnus par intuition. Je m'arrêtai à sa hauteur et, avant même que j'eusse ouvert la portière droite, elle était déjà assise à côté de moi, naturelle. Elle était légèrement fardée mais la nila de son voile rendait son maquillage à peine perceptible. La seule parure qu'elle portait était un petit objet triangulaire suspendu à son cou par une cordelette en cuir noircie par le temps.
Je saluai. Elle murmura quelque chose, le regard perdu. La voiture roulait vite, un peu trop d'ailleurs pour la circulation urbaine. Je diminuai la pression sur la pédale d'accélération et nous traversâmes ainsi la ville ; elle résolument silencieuse, moi intrigué par son attitude.
Puis je décidai d'en finir avec cette situation presque irréelle :
- Qui es-tu ? lui demandai-je en m'arrêtant et coupant le moteur d'un seul geste.
La réponse ne vint pas mais le visage de l'inconnue s'éclaira légèrement ; un soupçon de sourire effleura ses lèvres.
- Mais enfin, pourquoi ne parles-tu pas ?
-…
Son silence me parut suspect, mais j'eus cette boutade, mine de rien :
- Si tu es un djinn, Bismillahi Errahmani Errahim !
Elle éclata alors d'un rire clair comme une lune de quinze nuits ; un rire qui avait quelque chose d'angélique.
- Je ne suis pas un djinn, dit-elle, je suis ta mère.
Pour la première fois, elle daigna me regarder. Elle avait un regard profond, affectueux, un rien maternel. Mais je restai sur mes gardes.
J'eus un instant envie de la prier de descendre, tellement elle commençait à m'agacer. Pour un premier contact, je réalisais que ce n'étai pas véritablement un succès. On rencontrait des femmes autrement plus décontractées et surtout moins énigmatiques. Celle-là pensais-je, faisait la très importante et rien de tel pour la dégonfler que de la plaquer là où elle était.
Ce fut elle qui parla la première :
- Démarre ! dit-elle.
- Où allons-nous ? Demandai-je.
- Là où tu veux.
Ce qui n'était qu'une vague défiance devint alors une forte inquiétude, mais je remis le moteur en marche et m'engageai sur la route de la plage, décidé d'aller jusqu'au bout de ce qui achevait de prendre la forme d'un destin.
La nuit tombait doucement ; les dernières lueurs du soleil moribond empourpraient encore à peine le ciel. Je savais que l'inconnue et moi serions les seuls à assister à ce coucher de soleil car, curieusement, l'unique spectacle qui en valait le nom dans cette ville n'attirait pas de spectateurs.
Pendant tout le trajet, l'inconnue ne prononça aucun mot. De temps en temps, je jetai un regard de son côté. Elle semblait fascinée par la couleur du ciel crépusculaire et jouait avec son pendentif. Celui-ci portait, gravée à même le métal, un motif qui me parut représenter la lettre " m " en caractères latins ou quelque chose qui lui ressemblait.
Nous arrivâmes enfin à la plage. Je mis du temps pour trouver un terrain suffisamment dur pour stationner. Dès que j'eus coupé le moteur, elle descendit et marcha vers le rivage, majestueuse. Je la regardais, subjugué par sa taille et par la noblesse de ses mouvements. Je compris alors que je ne posséderai pas cette femme. Elle avait quelque chose de dissuasif, contre lequel les flammes de mon désir se brisaient, déjà éteintes.
 Quand je la rejoignis, elle était étendue sur la plage et regardait la mer. Ses yeux en étaient pleins, sa respiration se confondait avec le clapotis des vagues qui venaient mourir contre son flanc.
Qui était-elle ? La question me brûlait les méninges, attisée par la brise maritime. La nuit tombait toujours. Du soleil, il ne restait plus qu'un petit arc rouge mat. J'allumai une cigarette et en aspirait la fumée avec un plaisir inhabituel. La bouffée que je soufflai enveloppa l'inconnue. Sa voix me parvint alors comme du fond de l'abîme, lointaine :
- " Ils ont soif, mais ils ont oublié l'art de creuser, ils ont faim, mais ils ont oublié l'art de semer et de cueillir, ils ont peur, mais d'eux-mêmes… Seulement d'eux-mêmes.
Ses paroles avaient quelque chose de solennel. Elles dépassaient mon entendement.
Je hasardai une question :
- De qui parles-tu ?
Pour toute réponse, elle poursuivit :
-" Ils n'arrivent pas encore à réaliser qu'ainsi, ils s'engagent sur la voie de l'anéantissement… "
Puis, après un bref silence :
-" Mais je ne suis pas pressée : j'attends. "
- Tu attends quoi ?
-" Je ne sais pas moi-même ; j'attends, c'est tout. "
La conversation n'était pas facile. Cette femme sortait d'un rêve de sieste ou de l'imagination féconde d'un poète. Elle parlait comme une illuminée, mais elle ne m'en rendait que plus déterminé à élucider son cas.
- Ecoute, dis-je. Tu parles comme une poétesse. Mais crois-moi, tes tivelwaten sont aussi hermétiques que les croassements d'une corneille. Je ne suis pas venu auditionner des poèmes, je suis là pour te connaître, alors parle-moi de toi.
Je pris sa main dans la mienne ; elle était chaude malgré la fraîcheur ambiante et me transmit sa chaleur immédiatement. Je l'aimai soudain.
- Parle-moi de toi insistai-je. Nous sommes peut-être en présence chacun de l'être qu'il attendait depuis toujours pour être heureux. Qui sait ? Va ! Parle !
Je mis dans ma voix toute la sollicitude dont j'étais capable et ma supplication en devint presque une plainte. Un frisson traversa le corps de l'inconnue et elle serra ma main doucement.
-" Je t'ai dit que je suis ta mère, commença-t-elle.  C'était une façon de parler mais, je te le jure, c'était sincèrement que je le disais… "
- Ma mère ?l'interrompis-je. Tu en as peut-être l'âge Mais…
-" Je n'ai pas d'âge reprit-elle. Je suis née il y a une éternité mais c'est seulement depuis quelques décennies que je me découvris ; que je fus remise à moi-même. J'étais déjà vieille, mais pleine de ressources et je me sentais la vitalité de vivre des siècles encore. J'étais libre et la liberté donne des forces illimitées. J'étais libre et j'avais plein de rêves et d'espérance… "
Ces paroles eurent sur moi un effet indescriptible.
- C'est quand même bien ce que tu dis là avouai-je. Es-tu une femme ?
- …
- As-tu un nom ?
- …
- D'où viens-tu ?
La nuit avançait et la mer montait insensiblement. Du côté du continent une lueur diffuse crevait l'opacité nocturne : la Cité. Ignorant notre existence, ses habitants devaient mener leur vie habituelle faite d'intrigues, de combines, de drague, de larcins de toute sorte et de crimes.  " Je n'aime pas la ville " pensai-je.
L'inconnue devait lire dans mes pensées car elle admit, à mon grand ahurissement :
-" Tu as raison. C'est par elle que le mal s'est infiltré. "
 Jusque-là elle n'arrêtait  pas de m'inspirer des sentiments bizarres où la crainte et l'inquiétude se mêlaient à la sympathie, mais à ces mots, je dus faire appel à toute ma foi en Allah pour ne pas m'enfuir, de peur !
- Tu es donc une weliya ? Demandai-je d'une voix tremblante.
-" Je suis ta mère " répondit-elle catégorique.
Puis elle se leva, essora la partie de son voile qui trempait dans l'eau et vint s'asseoir plus près de moi.
- Qu'as-tu fait de ta liberté et de tes forces ?
-" Rien, dit-elle. J'ai décidé de quitter la servitude, de m'éloigner le plus possible du temps de la captivité. J'ai traversé des nuits et des nuits, arpenté des déserts et des déserts. J'ai essuyé des souffrances et des souffrances. J'ai été maintes fois frappée par le courroux de la Providence. Ma foi était cependant restée inébranlable. J'ai même cru à la sincérité de mes frères et sœurs libres comme moi et fiers de l'être quand ils m'ont proposé de marcher ensemble. J'ai cru à la loyauté et au sens de sacrifice de mes enfants, nombreux et pleins de promesses. Forte de leur avenir éblouissant, j'ai fait les meilleurs rêves du monde. J'ai même rêvé de perpétuer la légende de ces reines qui ont construit des empires prospères sur les sommets de l'impossible. Mais j'ai été trahie. "
- Je m'en doutais, dis-je. Et par qui ?
Le caractère ironique de mes paroles n'échappa guère à l'inconnue, car je distinguai, malgré l'obscurité, un soupçon de reproche embuer son regard. Je regrettai aussitôt d'avoir été si méchant, mais elle ne me laissa pas le temps de m'excuser :
-" Par les miens, dit-elle. Mes frères m'ont abandonnée, qui pour retomber dans la servitude, qui pour l'aventure aveugle, qui encore pour rien. Et mes enfants ont fait pire: ils m'ont ruinée, vendue, battue. Ils m'ont même violée au grand jour et transformée en objet de jouissance, incestueux. Certains projettent d'ailleurs de me tuer. "
- Et tes maîtres ?
-"  Ne me parle pas d'eux, défendit-elle. Il n'y a pas de bonheur possible auprès de ceux qui asservissent. "
Un silence suivit ces paroles. Je sentais que l'inconnue avait dit l'essentiel, mais je n'osais lui proposer de retourner à la Cité. L'odeur iodée de la mer et les gouttes d'eau fraîche qui caressaient mon visage de temps en temps me faisaient un tel bien que je n'avais d'ailleurs aucune envie de partir.
Je tentai alors de relancer la conversation :
- Que puis-je pour toi ?
- " Tu peux me violenter toi aussi ", dit-elle. Puis, après un moment :   " Si tu veux, bien sûr. "
Surpris, je ne sus d'abord que dire, puis :
- Non ! Tu es ma mère.
L'inconnue éclata du même rire que tout à l'heure avant de reprendre, sérieuse :
-" Ce que tu peux faire pour moi ? Eh bien, c'est simple : parler.
- Parler ? ! Mais de quoi ?
-" De moi. De la trahison dont j'ai été l'objet. De l'ingratitude. De l'inexorable exigence de fraternité et d'amour. Des traces du temps qu’on cherche  à effacer sous des souffles de haine. Des vérités que partout on essaie d'étouffer sous un tas de mensonges. Parler, quoi ! "
J'eus envie de lui dire que je ne savais pas parler, que ma langue était lourde de peur et de paresse, que parler n'avait vraiment pas de sens puisque les mots se perdaient toujours dans l'immensité sableuse, que de toutes les façons les paroles n'avaient jamais vengé une trahison ni réparé un tort et que le mensonge avait pris racine, y compris dans les vérités les plus pieuses. Mais je me tus. Je ne pouvais tout de même pas lui refuser un service si modeste.
- Je parlerai, promis -je. Oui. Je parlerai. Je dirai même que je t'aime et que jamais je ne me tairai tant que tu seras maltraitée. Maintenant, partons, le jour se lève.
Elle me tendit la main, satisfaite et je l'aidai à se lever. Nous reprîmes le chemin de la Cité.
Dans une ultime tentative de connaître son nom, je lui demandai :
- Que signifie le signe gravé sur ton pendentif ?
Elle regarda son bijou en le soulevant et répondit :
-" C'est une amulette. "
Puis, comme prise par une violente et soudaine culpabilité :
-" Merde ! Il y a eu encore des bagarres ! "
De la Cité, nous parvenaient des bruits d'explosions étouffées et l'air qui s'engouffrait dans la voiture était lacrymogène et sentait la cordite.
Au moment de nous séparer, je lui demandai quand même :
- Où te reverrai-je ?
Elle me regarda longuement avec la même douceur réconfortante et dit :
-" Je t'habite."
Puis elle disparut, comme par enchantement. Elle emportait tout le secret de son existence, mais sa voix résonnait toujours dans mes oreilles.
- Toin ! Toin ! Toin ! ! !
Un automobiliste, derrière moi, écrasait son klaxon comme un enragé.
J'engageai une vitesse et démarrai, la tête lourde… lourde.
Juillet-août 87

de Idoumou Ould Mohamed Lemine Abass, professeur à l'Université de Nouakchott, a été collaborateur de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, quand celui-ci, président de la République a commencé d’incarner la nouvelle démocratie mauritanienne

publié par Mauritanie Demain . n° 5 . Octobre 1988

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