Moktar Ould Daddah . . . – 15 Octobre 2003
Neuf heures ce matin ou à peu près, le téléphone, Mariem : Da nous a quitté cette nuit, à une heure du matin. A Nouakchott, ils ont été… le rendant responsable de Zoueratte, mais à Radio France International, ils ont été très bien.
Je reste sans voix, je n’éprouve rien sur le moment, ce n’est pas une séparation ni une rupture – en ce sens, ce n’est pas une perte. Il était déjà du domaine de l’être et ce qu’il m’a donné est de l’être ; j’ai été dans une telle communion avec cet homme et avec son œuvre que la mort ne va rien changer, sinon que je ressens l’immense fierté d’avoir eu pendant près de quarante ans sa confiance et sa confidence. Aucune des deux n’allant de soi même pour ses compatriotes.
Il meurt intact, et si je puis écrire achevé, au sens d’un plein accomplissement. Il a pu revenir au pays, s’en ré-imprégner et par intuition et selon ce que – malgré les tamis de l’âge et de la maladie – lui parvenait en visites et propos, il a eu les éléments d’une appréciation certaine, quoiqu’il l’ait tue. Il n’a jamais arrêté de jugements sans longues méditations et sans préparation. Il n’était certainement pas prêt à juger la nouvelle époque de la Mauritanie et ne confiait pas non plus que ses mémoires – initialement titrés comme une mémoire d’hier pour demain – seraient une recette. C’était le témoignage du possible, et en ce sens la période de son pouvoir et de son influence ont été un âge d’or, dont les structures sont certainement celles pour lesquelles devraient œuvrer un successeir se voulant en rupture avec les diverses formes de dictature et de pouvoir clanique qui sévissent en Mauritanie depuis 1978. Son véritable legs tient à sa personne, et celle-ci est grande. J’en eus la sensation, presque physique, dès la première audience qu’il m’accorda en Avril 1965, et jusqu’à la dernière dans des circonstances presque dramatiques au début de Janvier 2003. J’évoquerai ailleurs que dans cette méditation – mentalement à son chevet – les conversations dont il m’a honoré. J’écris avec certitude : honoré, car c’est probablement mon titre le plus distinctif que d’avoir eu sa confiance et sa confidence.
L’amour du pays, tel qu’il s’imposa semble-t-il aussitôt à ses compatriotes, alors qu’il prenait leur tête par cooptation des quelques-uns Français et Mauritaniens qui tenaient le pouvoir quand il y eut à faire application de la loi-Cadre, un amour tel qu’il décida, sans beaucoup délibérer, de s’effacer librement devant les « putschistes » si ce changement à la tête du pays pouvait fortifier la résistance nationale dans ce qu’il a appelé la guerre de réunification, un amour encore qui peut faire dire à sa femme : il mettait la Mauritanie au-dessus même des siens, de moi, et de nos enfants. Cela dit sans amertume comme un fait dont je ne vois l’analogue sans doute qu’avec de Gaulle, quoique je ne sache pas que celui-ci ait eu ce mot ou en ait donné l’inspiration, et avec ce que rapportent les évangélistes ; était sien, chacun des Mauritaniens. Son mot, à propos d’un reproche fréquent au temps de tous les partis uniques en Afrique, la dictature ? on ne peut forcer les gens à sourire. Et ces visages, il les voyait tout au long de ses tournées qu’il affectionnait particulièrement et qui, sans aucun doute, marquait à la fois son identité personnelle d’homme du campement, de la brousse, du désert, et sa proximité de pensées et de réactions avec ce peuple qu’il aimait et au fond conduisait en sorte qu’il ne souffrît pas du monde moderne et sauvegarda l’essentiel de sa tradition.
Mon ami était d’abord un homme simple, un homme de silence, de méditation, ce qui est un égard pour tout interlocuteur, il écoûtait avec une intensité qui pouvait donner le change aux superficiels se jugeant approuvés puisqu’on ne leur disait mot en réplique. Ce silence était une pesée plus encore des personnes que des mots de celles-ci. Ce n’était pas une lacune. Moktar Ould Daddah pouvait plusieurs d’heures d’affilée exposer, en réunion de cadres, ou devant le magnétophone de nos entretiens à son arrivée en exil, l’ensemble d’une politique ou l’interprêtation d’un moment ou d’un fait avec une grande clarté et des termes qui lui ont toujours été propres. C’était un homme – rare en ce sens – qui ne se dérobait à aucune question pourvu qu’on les lui posât. Et qu’on attendit sans l’aniciper une réponse qui le plus souvent étonnait, tant le point de vue était concentré et factuel. Ce don du silence lui permettait de regarder tout interlocuteur avec recul et en transparence. Il s’est pourtant souvent trompé sur les personnes car d’apparence méfiante, il était dans le fond du cœur et de son esprit, très confiant, il ne pouvait imaginer que ses semblables soient assez limités pour se révéler jamais médiocres, et pourtant il n’était jamais dupe. Il analysait davantage le caractère de ses compatriotes dans leur généralité, plutôt que celui de ses partenaires et coéquipiers, pris individuellement. Sur ses gardes avec Hassan II, il ne put croire à une attitude déterminée et hostile de la part de Boumedienne à propos du Sahara. Jugeant souvent ses homologues selon les maximes de de Gaulle ou Machiavel, dont il pratiquait la plupart sans s’en donner les références, il savait que l’intérêt conduit les Etats. Il n’en était que plus sensible aux égards et aux soutiens quand ceux-ci se manifestaient. Il était d’autre part convaincu que la Mauritanie quoique petite et pauvre à l’échelle internationale valait beaucoup en stratégie et que sa propre équation personnelle l’avait grandie, et même rendu influente.
Simple de comportement et dans la vie quotidienne, il était donc fier. Fier pas tant de lui-même que du pays et du peuple qu’il dirigeait. Il était particulièrement à l’image héritée de ce pays de Chinguitt, renomé dans tout le monde arabe et à l’origine, pour une bonne part, de l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En somme, de Gaulle n’avait pas eu tort dans le message qu’il lui avait adressé, lors de la proclamation de l’indépendance : ancien et noble pays. Moktar Ould Daddah vivait le noblesse de son pays et la ressentait dans les égards dont il fut entouré par ses pairs tout au long des années 1970, la seconde période de son exercice du pouvoir. Les grands de ce monde ne l’impressionnait qu’à titre personnel et selon leur propre rôle historique, ses mémoires le disent bien mais dans la pratique des « sommets » et des entretiens d’Etat, il restait toujours dans l’attitude d’un propagandiste de son pays, calme, économie de mots. Il disait une vérité, celle de son pays, de son milieu, de sa religion, avec pudeur mais détermination, sans varier. Ni broder.
Maîtrise de soi et endurance ajoutèrent beaucoup à cette sorte d’attelage d’une personnalité consacrée à une œuvre de fondation. Réserver une opinion et un jugement, mûrir une décision. Jusqu’à ce qu’il soit temps d’en faire part. Très certainement, son plus grand bonheur et un motif de fierté presque inattendu furent sa constatation qu’ayant réclamé de quelques-uns un secret absolu dans la préparation de certaines grandes décisions politiques (la monnaie nationale, la révision des accords de coopération avec la France, la nationalisation de MIFERMA), il l’obtint. Il aimait, sans le demander ni le souhaiter explicitement, être compris à mi-mots, comme s’il avait été imprégné ou avait connu intimement l’expérience de ce que l’on ne convertit personne, que seuls les faits et la conscience provoquent des mûes ou au contraire font l’abandon. Je n’ai pas personnellement – sauf en réunion de cadres pendant les « tournées de prise de contact » - assisté à ce qui était de longues séances de pédagogie de sa part en échange de sa grande capacité de durer et d’écoûter pendant les conseils de ministres et les réunions du bureau politique du parti unique. Il était sans que cela fut dit partagé entre l’optimisme et le pessimisme au sujet des hommes en général, de son peuple et de ses co-équipiers en particulier. A la fois parce que l’homme est faible et lâche, et parce qu’il est capable de comprendre et de se transcender. Pris par le désert, le dénuement, la précarité, il était excellemment mauritanien en ce sens que sa méditation et son expérience portaient sur les moyens concrets de survivre et sur la défense de l’identité native autant face aux duretés du climat que de celles d’une époque où les circonstances étaient rarement généreuses.
Son don politique certain fut son intégrité en sorte qu’il était instinctivement choisi comme arbitre entre les ethnies, les classes sociales, les clans à la façon traditionnelle mais aussi moderne tels que les secrètent les environnements de tout pouvoir ou les maintiennent les traditions quand elles sont aussi fortement identitaires qu’en Mauritanie. Ainsi, mis en minorité au bureau politique, dans les débuts du parti unique (la crise de l’automne de 1963), s’avèra-t-il indispensable et sans vrai compétiteur : son autorité morale était déjà totale et il devenait la matrice de toute la délibération, en cours chez chacun de ses contemporains, qui devait mener à une certaine décolonisation mentale. Ce n’était donc pas l’homme du juste milieu ou de la synthèse, il tranchait et choisissait. L’option d’arabisation était très fondée dans son esprit et tout s’est passé comme si les « événements » de Janvier-Février 1966 puis les longues discussions en commissions diverses pendant plus de sept ans n’avaient fait que permettre et introduire ce qui ne pouvait être décrété trop tôt. Et il savait revenir sur ses décisions et en analyser l’échec.
Il m’a paru gouverner autant en homme de traditions, connaissant à fond les divers milieux de son peuple, ce que ceux-ci avaient de commun, d’analogue mais aussi de très différents sinon d’antagonistes, qu’en homme moderne. Une modernité qu’il inventait personnellement puisqu’il n’avait exercé aucune fonction élective ou exécutive pendant la période coloniale. Pour lui, je crois, la modernité était une sorte d’équipement national, absolument indispensable, si l’on voulait rester soi-même dans une période de grands changements à tous égards. Il était aussi à l’aise avec un « jeune cadre » qu’avec un ancien, tenant encore sa chefferie des siècles passés et d’une certaine conception de la société et de la religion. Il savait les deux mentalités. Il avait une vue du monde contemporain plus intuitive qu’expérimentée, il fut sensible bien avant la plupart de ses pairs à l’hégémonie américaine que ne balançait qu’apparemment l’Union soviétique (notre conversation à Tichitt en Avril 1974) et il avait des investisseurs et de la plupart des coopérations offertes par l’étranger l’idée d’une rétribution et non d’une quelconque philanthropie. Il était réaliste en comportemente et en façon de penser, mais idéaliste dans son objectif, mettre son pays à même de profiter du progrès sans en subir trop les lois difficiles et les conséquences.
Ce n’était pas un guerrier, ce qui a probablement affiné et dépouillé son nationalisme, rendant celui-ci encore plus intransigeant. N’ayant pas combattu les armes à la main l’envahisseur et le colonisateur, ne prétendant pas à ce que son pays ait de grands ancêtres dans ce genre de luttes, il en gardait le complexe d’une indépendance octroyée, sans doute était-ce le seul complexe qu’il ait jamais eu et il le compensait par une grande combativité dans le secret des entretiens qu’il eut avec ses pairs de la région et avec les Français à l’Elysée. Fut-ce une lacune quand l’Algérie lança le défi faute que Boumedienne ait pu l’intimider (Béchar Novembre 1975) ? Il n’eut pas le sens d’une stratégie de contre-offensive dont certains de ses militaires qui moururent dans des combats mal organisés et situés étaient certainement tout à fait capables (le colonel Soueïdatt, particulièrement). C’est le seul point faible que je lui vois, car sur l’ensemble des reproches que des commentateurs superficiels ou la propagande des régimes qui ont succédé au sien pourraient diriger à son endroit, je crois qu’il y a réponse à chacun, et très factuellement. En fin de règne, il avait préservé toutes les chances d’une démocratisation à l’amiable et d’un rebond économique et financier ; je puis le démontrer pour ce qui est de l’économie, et il s’y était engagé, quoiqu’encore secrètement, pour ce qui est des institutions politiques.
Je garde le souvenir des moments très forts et rétrospectivement émouvants de ce que furent les entretiens tête-à-tête qu’il m’accordait chaque fois que je lui en fis la demande. Il distinguait d’ailleurs – très nettement – les propos de table ou à plusieurs du traitement d’une question, d’une objection. Les éclaircissements qu’il donnait étaient à usage individuel, personnel, comme si l’adhésion d’un esprit, une compréhension nouvelle d’un sujet valait plus pour lui que la publicité d’une réplique ou d’un redressement de torts supposés. Il appréciat ainsi qu’on lut dans sa pensée, sans chercher cependant à en devancer l’expression qu’il ne chargeait et n’a chargé personne d’entreprendre à sa place.
Au Bois de Boulogne, lac de la Grande Cascade, mercredi 15 Octobre 2003 - presque 14 heures
J’ai donc le devoir de mémoire. Et déjà, les abus ou la désinformation. A Nouakchott, le pouvoir semble avoir, très symboliquement, retrouvé les argumentaires et les mensonges du 10 Juillet 1978, comme si la grande ombre désormais d’un passé qui fut pacifiant et magnifiant allait gêner la campagne électorale, officiellement ouverte dans une semaine, et qu’il fallait donc l’oblitérer au maximum : combat post mortem, qui a heureusement son champion en lice, Ahmed Ould Daddah. Plus tard, je tenterai le parallèle entre les deux hommes, le fondateur et le putatif. Ce serait actuellement inopportun. A Paris, j’ai la thèse des opposants, ou plutôt de ceux qui n’ont pu prendre connaissance à mesure de cette politique qui fut cohérente et tenace de 1957 à 1978. Selon le journaliste de Radio France International, avocat du diable ? Moktar Ould Daddah aurait laissé le pays en piteux état et serait même à l’origine des maux de celui-ci et de me citer principalement le parti unique et l’arabisation, la division ethnique et la coupure en deux du pays. J’ai dû tranquillement répliquer que le parti, dans l’état de la société d’alors et selon l’exemple de la Quatrième République française encore alors bien vivante, sinon présente, il n’y avait pas le choix, à peine que le pays précisément fut divisé avant même de naître dans sa version moderne et j’ai attesté de ce qui ne se mesure que dans le détail mais produit un véritable ensemble que la liberté de discussion et d’intervention dans chacune des instances du parti était la règle tout à fait constatable, et que d’autre part ce fut le génie personnel du « père de la nation » de sans cesse attirer au parti ceux qui n’y étaient pas encore, les jeunes, ou qui l’avaient quitté, quelques co-équipiers de la première heure. L’arabisation n’était à l’époque qu’une remise à égalité de tous les Mauritaniens qu’au contraire le primat du français dans la fonction publique et dans l’économie avait discriminé. Quant à la division sociale et ethnique, c’est le contre-sens absolu : à qui ne voit pas le soleil, ne cherche pas à le lui montrer, dit précisément le proverbe maure.
Quels legs ? un legs écrit, le livre entièrement de sa main et manuscrit, contrairement à ce qu’une rumeur venue d’on ne sait où, insinuerait en sorte qu’Abdelaziz Dahmani et moi accessoirement en aurions fait l’écriture, j’ai attesté ce que j’ai vécu, l’exceptionnalité pour l’Afrique et le monde arabe d’un écrit totalement personnel (dont d’ailleurs existe la matérialité en six gros cahiers couverts d’un tracé tranquille), le renfort étant venu par des re-lectures successives, le plus souvent en sa présence, et par une mise en forme informatisée et l’ajout de quelques notes de bas de page écrites sous sa dictée. L’épouse attentive a été cette lectrice, de même qu’il est dû à Mariem Daddah, dans les années du pouvoir comme durant celles de l’exil, la sérénité physique et morale, l’indépendance sociale sans lesquelles un homme d’Etat ne peut être totalement présent à sa mission. J’en atteste aussi.Le vrai legs c’est une politique qui est lisible selon les témoignages et selon les archives, il est surtout d’un type d’homme d’Etat en pays se développant, l’incorruptibilité, la ténacité, la mesure, une sorte d’orgueil face aux contraintes, une humilité et un plain-pied face au peuple et aux collaborateurs. Je l’ai vu en tournées, je l’ai entendu de chacun, même si la fatigue d’une grande longévité au pouvoir et de trente mois de guerre se faisait sentir au printemps de 1978.
Moktar Ould Daddah a souffert, l’exil auquel il tenait à mettre fin, ce qui fut, l’état dans lequel est manifestement tombé sa patrie, les divisions sociales et ethniques lui étant particulièrement amères, tant personnellement que politiquement. Par atavisme familial et par conviction personnelle, il ne jugeait pas selon le milieu natif ou la couleur de peau et en politique, ayant fait ses classes dans les endroits les plus reculés de son pays, au temps d’une colonisation que personne ne savait déjà finissante, il a craint que soit corrodée l’armature encore fragile du jeune Etat-nation mauritanien. Il parlait peu religion, ou s’il l’évoquait, c’était par prétérition, comme un facteur d’unité mentale, morale et même linguistique du pays, ce n’était qu’une obligation de conscience et de comportement personnel à laquelle chacun selon soi-même doit répondre. Il n’était donc ostentatoire ni à se donner, et encore moins à l’Etat, un rôle prosélyte ou une quelconque prééminence. Le pays, ses autorités étaient alors tolérantes. De vigilance que sur ce qui pouvait diviser, la classe, la race, la région.
Les événements, qu’il soit au pouvoir ou en exil, étaient toujours regardés comme le développement de causes fortes et enracinées dans la mentalité de ses compatriotes ou de leurs partenaires étrangers, en ce sens l’histoire qui eût pu être, celle matérialiste de grands investissements, était toute humaine, c’était la recherche et le discernement d’un progrès dans l’unité nationale, dans l’unité des esprits. L’intransigeance avait deux pôles, l’indépendance et le libre-arbitre du pays, l’intégrité financière des dirigeants, hors cela la discussion fut toujours libre. Chacun de ses pseudo-successeurs lui avait été connu, le plus souvent en étant son aide-de-camp ; je n’ai pas entendu un seul commentaire à propos d’un quelconque d’entre eux. Il jugeait les gens, du crû ou parmi ses coéquipiers ou collaborateurs, non en eux-mêmes, mais selon le type d’homme dont il voulait et espérait que chaque Mauritanien le devienne.
Restent ces petits gestes qui ne s’oublient pas, toujours le sourire pour accueillir, la main tendue, le visage offert, l’enquête préalable et immédiate des conditions dans lesquelles arriver à lui d’un long voyage ou seulement de la veille au soir. Il savait dire à l’interlocuteur étranger au pays – moi et certainement beaucoup d’autres qui en étaient aussitôt heureux – qu’il était déjà connaisseur de la Mauritanie et adopté comme tel. Sa manière de parler, de s’ouvrir, d’écoûter, de reprendre déléguait en quelque sorte à qui était en conversation avec lui le soin de la mise en forme. C’était un initiateur ne cherchant pas à faire montre de brio ou d’imagination, mais qui dégageait toujours les fondations nécessaires à quoi que ce soit qui puisse servir aux hommes, et durer. Sa joie, non retenue, était qu’on lui rapportât quelque trait montrant qu’un pas nouveau avait été franchi dans la capacité des Mauritaniens de se conduire d’eux-mêmes.
Paris, au 96, ce même mercredi 15 Octobre 2003 – 15 heures 45
A suivre – de mémoire -, l’évocation de quelques moments et conversations…
Ould Kaïge
Moktar Ould Daddah . . . – 16 Octobre 2003
Je reprends ici dans la douceur ce qui me vient des conversations avec mon grand ami. Son livre sort aujourd’hui. La levée du corps demain à 14 heures au Val de Grâce, le départ par avion spécialement affrêté samedi ; ainsi que le mardi 17 Juillet 2001, je suis du voyage et je sais le cimetière en pleine dune de Boutilimit, non loin d’Aïn Selama.
L’introduction à la Mauritanie me fut donnée à voix basse par le propre frère du Président de cette République où, à l’occasion de mon service national, j’étais affecté à une coopération pour la formation des fonctionnaires. La voix basse et douce de la plupart des Mauritaniens, le plein air commandant le ton de la confidence. Abdallah Ould Daddah était d’une rare distinction, il l’est demeuré. L’atterrissage, au lendemain (15 Février 1965) du sommet fondateur de l’O.C.A.M. à Nouakchott, la nuit encore là, avec un changement à ce qui était encore Nouadhibou, avait été très rude ; déposé en fourgonette à l’hôtel des députés, sans restaurant ni réception, j’étais aussitôt perdu au milieu des sables, et en manque d’affection et d’intelligence. Ce ne fut comblé que par l’un de mes élèves m’entraînant à son campement tribal, non loin de celui de l’émir du Trarza, à Assi El Massar (Ahmed Ould Ely El Kory, gros homme jovial, parfaitement francophone, mais peinant à plus de cinquante ans pour reprendre des études). L’objet de mon audience, telle que je la sollicitais par l’entremise d’Abdallah Ould Daddah, de passage dans sa capitale en Avril 1965, était d’obtenir au plus haut niveau la permission de me documenter sur la Mauritanie du moment et d’en faire la matière de mon enseignement et aussi de ma thèse de doctorat au lieu de pérorer sur l’exemplarité française, tout à fait déplacé dans ce pays nouvellement indépendant. Je pariais d’emblée que le pays devait se comprendre selon lui-même et non par comparaison, et qu’en quatre ans d’indépendance, il avait certainement élaboré du droit et avait une connaissance de lui-même, au moins dans les bureaux de sa jeune administration. J’étais donc curieux d’esprit, et n’ayant auparavant regardé la politique et la direction d’un Etat que selon de Gaulle et donc de fort loin – j’avais tout juste vingt-deux ans quand j’entrais dans le bureau présidentiel – j’étais tout ouvert à une leçon de choses me prenant et m’apprenant tout à zéro.
C’était sans doute – providentiellement – la bonne approche. Elle me donnait l’immédiat sourire du jeune Chef d’Etat. Ce qui me frappa aussitôt, c’était l’extrême mais agréable austérité du décor. La présidence de la République faisait frontière par son bâtiment en pierres venues du dhar d’Atar, brunes et sombres, et elle se dressait tranquillement sans la moindre fioriture au bout d’une avenue commencée à la perpendiculaire d’une autre, et au croisement desquelles se trouvait l’hôtel Marahaba, où je prenais mes repas, nous allions faire « popotte » à quatre coopérants, en partageant à trois un appartement dans « les blocs ». Très au loin, séparée de la ville par deux kilomètres de sable rouge à vol d’oiseau et ne tolérant que chèvres et euphorbes, papier-carton et quelques haillons accrochés par le vent à vagues buissonnements, l’Ambassade de France à même le sol, de plain pied et aux bâtiments blancs. Une persévérance à l’arrosage avait produit le long de l’avenue présidentielle des eucalyptus assez vivants et l’on tentait entre elle et une parallèle desservant les ministères un certain boisement. Je reverrai, mais en plus vaste et avec de vrais moyens, une capitale de ce genre à Brasilia. La vie en brousse, le puits, les animaux, les tentes, la gastronomie traditionnelle m’avait versé d’un coup d’une nostalgie de la France et de ma famille, à l’intense envie de comprendre ce pays, et de l’aimer. La capitale était plus qu’accueillante, l’assistance technique, on appelait ainsi l’ensemble des anciens fonctionnaires coloniaux demeurés sur place ou arrivés d’une autre de nos anciennes possessions africaines, était de plain pied avec les gouvernants et l’osmose franco-mauritanienne était alors complète, je pouvais m’y glisser aisément.
Je ne veux évoquer ici que l’essentiel de la relation que je nouais avec ce pays, et qui fut avec son président. Il n’était pas alors regardé comme un père, ni même comme un fondateur, tout était en cours et notre premier échange porta sur les diplômes dont j’étais déjà revêtu et qui évoquait pour Moktar Ould Daddah son propre parcours, encore très récent, pas dix ans. Il donnait une impression de fraîcheur, de jeunesse, de disponibilité ; la sensation d’une majestueuse et religieuse simplicité était immédiate. La parole était lente, le regard très vif, mais jamais inquisiteur ni fatiguant. Nous prîmes aussitôt des conventions et nos habitudes. Moyennant une délimitation des sujets que je voulais traiter avec son épouse dont il pensait qu’elle voudrait elle aussi soutenir quelque travail universitaire, il acceptait ma quête d’informations et de documentation, et d’y contribuer lui-même par des entretiens qu’il m’accorderait sur demande et pour compléter à mesure ce que je trouverai d’écrit. Il ne me mit en rapport qu’avec sa femme, je vis celle-ci sans timidité et reçus d’elle la documentation vécue qu’elle avait commencé de rassembler et de tenir, relativement au Mouvement des femmes du parti, qu’elle fondait alors. Aucune consigne ne me fut donnée, sinon une confirmation d’avoir à regarder et à chercher sans a priori et en oubli, d’une certaine manière, de mes références européennes. Nos réalités… fut un terme fréquemment employé par lui dans nos entretiens. Moktar Ould Daddah, enfin, sinon surtout, me permit de prendre des notes pendant qu’il répondait à mes questions. L’époque n’avait pas encore miniaturisé le magnétophone, et nos dialogues n’ont été enregistrés qu’à son arrivée en exil, en Octobre 1979. Mais la sérénité et le posé de ses phrases, jamais tranchantes, toujours patientes, me permirent d’en prendre presque le mot à mot. Ce fut ainsi d’Avril 1965 à Décembre 1975, le plus souvent dans le bureau présidentiel de Nouakchott, parfois, en dehors des heures et jours ouvrables à la résidence, j’y venais alors en bou-bou, souvent du même bleu ciel que le sien ; il y eut aussi des moments dans l’intérieur du pays, ainsi à l’occasion du premier conseil national, tenu en Mars 1970 à Tidjikja, puis des tournées à travers le pays auxquelles je fus convié. J’en profitais systématiquement pour étudier les archives du lieu, en prendre des doubles ou des copies ; je collectais également les actes administratifs ou juridictionnels à Nouakchott, ainsi que les circulaires et publications du Parti. L’évidence était qu’un Etat existait déjà. Les premières années furent marquées, pour moi, par l’impression d’un vrai consensus autour de mon hôte, y compris pendant la crise scolaire de l’automne de 1965 et de Janvier-Février 1966. Je ne voyais nulle fragilité à ce qui se vivait, et qui me paraissait déjà avoir des fondations anciennes ; l’âge que j’avais rendait cinq ou six années de vie nationale moderne tout à fait respectables, la Cinquième République en France n’était pas plus ancienne.
Nos dialogues portaient sur des sortes de tabou que je n’abordais qu’avec timidité. Il y en eut trois. Le premier tenait évidemment à ce particularisme africain qu’était le parti unique de l’Etat, mais dont je ne devais connaître que sa seule application mauritanienne, elle me paraissait tout à fait sui generis, et le produit d’une histoire propre, nullement un quelconque décalque des voisins et moins des systèmes communistes ; je m’interrogeais et interrogeais Moktar Ould Daddah plus en juriste qu’en sociologue, et il me répondait en pratique. J’étais arrivé à un moment très précis d’une première maturité de la Mauritanie contemporaine, les élections de Mars 1965 s’étaient faites sur liste unique et bloquée, le parti avait été constitutionnalisé, une sorte de querelle des anciens et des modernes s’était vidée. Le second tenait aux équilibres ethniques et le point me paraissait très sensible. Nous eûmes, par une chaleur étouffante quoiqu’on ne fut qu’en Mars, c’était en 1966, juste après les « événements », un très long moment pour regarder toute la question ; c’était à vif, et cela se disait dans un climat de réarrangement manifeste des institutions et des rapports de force. L’U.T.M., syndicat de fait unique, avait joué un rôle décisif dans le retour à la concorde, d’une certaine manière son intégration au Parti était déjà implicite, mais Moktar Ould Daddah ne s’était pas encore fixé sur la manière d’articuler les deux organisations. Je fus témoin des larmes d’Elimane Mamadou Kane quand il apprit son exclusion du Parti. Mohamed Ould Cheikh, très prisé de notre Ambassadeur, m’avait d’abord paru, lors d’une conférence de Vincent Monteil l’été précédent, avant qu’il soit promu ministre des Affaires Etrangères, extraordinairement présent et mystéieux. L’aura d’une confiance totale et d’un pouvoir de l’ombre, la reconnaissance de la Chine semblait la marque de son influence. Le remaniement qui conclut les grèves et bagarres de Février 1966 amenait au gouvernement des gens nettement plus ternes, dont je connaissais certains. Un certain jeu politique, donnant lieu donc à un récit et à une évaluation historiques, se manifestait ; je remontais avec Moktar Ould Daddah aux précédents moments politiques depuis le début des processus d’élection et de décolonisation. Nos conversations étaient sans effusion, alors, factuelles, je m’arrêtais à ce que je ne comprenais pas ou à ce qui me paraissait mériter une explication. De plus en plus, j’allais vers une prise de témoignage, l’explication ou la confidence n’étant plus un absolu descriptif de la réalité, j’entrais dans la confidence d’une manière de voir et de faire. J’avais à mes côtés, tandis que nous étions ensemble au revers de sa table de travail, très nue, sans beaucoup de papiers et sans que le téléphone ne tinte, un homme patient qui se soumettait – sans me le dire – à mon regard, presque à mon jugement, et qui jamais ne se mettait en scène, jamais non plus ne daubait qui que ce soit.
Le troisième tabou fut le sort et la personnalité d’Ahmed Baba Ould Ahmed Miske. Nous les évoquâmes rue du Commandant Marchand, à la résidence de l’Ambassadeur. J’avais longtemps interrogé le fondateur de la Nahda, ensuite l’un des premiers organisateurs du Parti unique, frappé de sa haine pour la personne du jeune président, mais aussi de son intelligence et d’un patriotisme certain pour un peuple, un mode de vie, une manière de penser. Tout était nomade chez cet homme, dont je ne sus jamais comment il vivait son parcours, ni même quel était celui-ci. En revanche, je rencontrais le premier opposant décidé, il y en eut beaucoup d’autres, mais la Mauritanie était entrée dans une seconde étape, celle de l’intégration par vagues et couches successives dans le Parti. Sans qu’il y ait dychotomie entre Moktar Ould Daddah et les institutions politiques et constitutionnelles pour la tête desquelles on ne voyait possible aucun compétiteur, l’évidence était que la confiance que les jeunes diplômés lui accordaient n’était pas inconditionnelle, devait se gagner mais finissait par l’emporter. Le thème public était : le parti vous est ouvert, faites ce que vous voulez pour le bien de tous, et vous ne serez pas de trop. Désormais, d’autant que j’avais effectué un stage chez MIFERMA, nos conversations étaient de véritables échanges, je rapportais ce que je savais, ce que j’avais appris ou ce que j’entendais. C’était écoûté sans commentaire. J’avais eu des entretiens avec Mohamed Ould Cheikh, retiré brusquement sous sa tente, et Ahmed Killy, un moment homme-orchestre. Jamais ne venait le portrait d’un collaborateur, j’étais écouté dans la relation que je faisais, j’étais conseillé de voir quelqu’un, ainsi Ahmed Ould Mohamed Salah à chargé de la « permanence » du Parti.
Une troisième phase commença avec la demande mauritanienne que les accords de coopération avec la France soient profondément révisés. Je me trouvais en relative délicatesse, Français mais ami du pays qui voulait se repositionner par rapport au mien. Je cherchais à savoir sur quoi porteraient les négociations, et ne le sus pas. Mon hôte en revanche me donna le fond de sa pensée, ce qui valait davantage. Il était en train de vivre – et explicitement, c’était indicible – l’émancipation de son pays et les retrouvailles avec ce qui n’avait certes pas de précédent mais qui avait été latent pendant des décennies, retrouver son identité, pouvoir la cultiver, n’être plus dominé, sous le joug d’une compréhension du monde contemporain qui venait de l’étranger et qui pesait bien plus que des contraintes pratiques ou financières. On était en Août, la sécheresse avait commencé de sévir, on attendait les pluies, elles vinrent un soir où j’étais retenu à dîner à la résidence, seul entre le Président et sa femme, la table étant dans le patio, il fallut la déménager. Tout était parfait de simplicité et de sérénité, l’espace était vaste, accueillant, d’une certaine manière c’était l’espace qui caractérisait la capitale d’alors qui empruntait au désert mais ne l’abolissait pas, et les lieux de résidence ou de travail du Président, qui ne vieillissait nullement, étaient empreints de ce climat que ne troublaient pas les artifices d’aujourd’hui. Rien n’était chargé, c’était autre chose que la liberté, c’était une sorte de foi encore juvénile qui se communiquait, la Mauritanie faisait son avenir et cet avenir se révélait tout à fait viable, convivial. Les grandes décisions – qu’on peut, à la suite du mémorialiste qui vient de disparaître, juste la veille de la sortie de son livre, qualifier de révolutionnaires – n’étaient pas encore annoncées, elles n’étaient sans doute pas même complètement arrêtées. L’ambiance était au calme, bref c’était l’indépendance. J’en jouissais d’autant plus que mon étude se poursuivait de ce pays que maintenant je commençais d’assez bien connaître, quoique sous le prisme particulier d’une étude de sa modernité sans que je prétendisse en rien rendre compte des aspects traditionnels et ancestraux. D’une certaine manière, je m’étais assimilé cette Mauritanie dont le chef se confiait à moi, désormais en ambiance de projets, plus qu’en confidence précise de ceux-ci ; je respectais discrétion et secret, que je savais réservés à quelques-uns qui d’ailleurs ne m’étaient pas directement nommés, et je ne cherchais plus à en savoir davantage, je voyais qu’on continuait une trajectoire qui avait commencé à être nette, juste pendant mon premier séjour, celui de 1965-1966.
En somme, nos conversations étaient très politiques, et s’il fallait les caractériser, elles ne portaient que sur la politique intérieure, sur la Mauritanie-même. La diplomatie, l’influence et le prestige croissants du pays et de son chef au plan international, très manifestes rétrospectivement, n’étaient pas notre thème et d’une certaine manière étaient secondaires. C’était la résultante d’une construction nationale, d’une unification, d’un fonctionnement apaisant d’institutions qui se perfectionnaient d’année en année – la réforme régionale, les agencements successifs des institutions du Parti et de l’Etat, les réformes scolaires. En un sens, l’image projetée à l’extérieur ne valait que parce qu’elle était fidèle et que le pays, conscient de soi, tenait à apporter quelque chose au monde. Nulle forfanterie, mais une grande exigence, qui pouvait se dire en forme d’une condamnation absolue, même rétrospectivement, de la colonisation. Mon ami, toujours aussi simple, tranquille, serein ne s’animait que pour évoquer et condamner non des Etats, des gouvernements, des pays, mais une façon de penser, celle de la colonisation et de tous ses présupposés. Il situait alors sa réflexion et notre conversation sur l’essence du racisme et de la méconnaissance de ce qui fait partout et de tous temps les hommes égaux en leur droit à être respectés tels qu’ils sont et pour ce qu’ils sont. Je crois profondément pendant cette sorte de veille, que je pratique depuis hier matin, tandis que lentement mon ami est passé de la vie à l’autre, que son habitation et sa conviction intimes étaient cela. L’amour de son pays et la dignité des hommes lui étaient absolument synonimes, et furent tout son combat. Explicitement, il disait et vivait avoir à le reprendre chaque jour et avec chacun. En cela, Moktar Ould Daddah m’a toujours paru contagieux, donc convaincant.
J’essaierai d’évoquer ce que produisait en moi son discours. La forme était toujours la même, et elle le resta jusqu’à notre dernier tête-à-tête le 6 Janvier 2003 – date à vérifier. Ces entretiens de la fin étaient à double entrée. Je savais, et Mariem dans sa délicatesse aussi, que mon ami les prisait, seul et sans avoir à se préserver, avec seulement l’angoisse quand passait l’heure de prendre à temps un médicament, il répondait longuement à chacune de mes questions. Celles-ci portaient soit sur une rencontre de quelque ancien collaborateur que je menais en parallèle de la correction de ses mémoires, soit sur ce qu’il me paraissait opportun qu’il complétât par rapport à son premier jet. Je lui faisais donc dire ce qu’il ne pouvait plus écrire mais qu’il était heureux d’expliciter. Ces conversations sont testamentaires mais leur substance est dans son livre. L’âme et la force ne changeaient pas, quoique apparemment diminué, il n’était pas affaibli. Je vêcus alors l’intensité de sa confiance, et comme je prenais congé à quelques vingt-deux heures déjà, nous nous bénîmes réciproquement. Il tenait à ce que son témoignage aboutisse, et je l’assurais qu’il en était bien ainsi. Ce fut un certain écho d’une conversation que nous avions eue au printemps de 1969, il ne savait que penser de l’évolution intérieure de la France ni de la longévité du Général de Gaulle encore au pouvoir, je lui dis ce que je pensais et ce que je ressentais, je réalisais en l’entendant me commenter que le départ de l’homme du 18-Juin serait d’une certaine manière bénéfique pour les Africains. Le prestige du Général était tel qu’il ne favorisait pas une émancipation mentale des chefs et de leurs compatriotes : Moktar Ould Daddah me semblait faire exception, ce qui n’est pas peu écrire. Ce dernier mois de Janvier 2003, nous revînmes sur les réformes, la perspective de l’indépendance et la magie du mot de révolution telles qu’il les avait déjà en lui lors d’un congrès inaugural comme celui d’Alger en Mai 1958. La manière dont il avait écrit ses mémoires – en vrac et sans autre documentation qu’un rappel chronologique que je lui avais donné à son arrivée en exil – appelait des compléments et des transitions ; nos conversations étaient donc sa dictée. Il était resté le jeune nationaliste des années 1940, arrivant en métropole, sautant les classes dans le secondaire, et apprenant, malgré la toute puissance française, à juger celle-ci précaire et surtout illégitime si devait se prolonger les guerres et les occupations. Il avait aimé la France des philosophes et de quelques écrivains, il ne pouvait accepter la France coloniale.
Le regardant et alors qu’à mon intense émotion, comme je le quittais, il me baisa la main puis me bénit, je voyais tout le désert et Dieu en lui, une fierté d’homme et un mouvement de prière, un immense décor, une infinie perspective, un accomplissement dans le silence, le respect, la certitude d’un devoir et d’un dire achevés. Nous étions en bou-bou chacun, le magnétophone avait tourné, je dactylographiais également à mesure, attendant que le mot juste lui vienne, rien n’était sensiblement différent de nos entretiens presque de quarante ans auparavant. Au dehors, Nouakchott avait changé, mais non, sur la dune, le cimetière de Boutilimit dont je lui rapportais combien j’avais été ému d’y voir certaines sépultures.
Au Bois de Boulogne, lac de la Grande Cascade, jeudi 16 Octobre 2003 – 13 heures à 14 heures 55
En projet :
L’homme qui revenait, Moktar Ould Daddah 2001. 2003
Né à Boutilimit (entretiens avec Moktar Ould Daddah 1965 . 1979)
Chronologie de la Mauritanie (1903-2003)
Rapports politiques français sur la Mauritanie (publication annotée)
La pratique d’une identité nationale – discours et messages commentés de Moktar Ould Daddah (1957-1978)
Le pouvoir politique en Mauritanie :
I – La Mauritanie sous administration française (1903-1956)
II – La Mauritanie de Moktar Ould Daddah (1957-1978)
III – La Mauritanie des militaires aux civils (1978-2003)
Ould Kaïge
Moktar Ould Daddah . . . – 17 Octobre 2003
Le visage et le costume du voyageur, en blanc, le front et les joues enveloppés, une longue route au seuil de laquelle marquer un temps d’arrêt. Les quatre vingt dix minutes me semblent courtes, je ne peux songer qu’à lui. Peut-être m’a-t-il confié sa femme en même temps que sa mémoire… j’ai assuré Mariem, au cours d’une longue effusion qui me bouleversait et m’honorait, m’obligeait à la fois que je ne lui ferai pas défaut. Je le dois à son époux, je le dois aussi à l’œuvre et à la vie qu’elle-même, foncièrement altruiste, a su mener à bien, passe la caravane même si les chiens aboient.
L’exceptionnalité du legs politique de mon ami n’est pas douteuse, aussi bien dans le contexte africain, que dans la noria de chefs d’Etat dans le monde ces quarante dernières années. J’en écrirai aussi scientifiquement et objectivement que possible, documents à l’appui et in extenso, car sous Moktar Ould Daddah ce qui était écrit, décidé, acté était réellement appliqué et vécu. C’est sans doute le secret d’un prestige silencieux ; cet homme a mené une politique exactement conforme à ce qu’il en disait, et exactement dans la trajectoire constamment de ce qu’il avait rêvé pour son pays, je devrais mieux écrire : pour les siens, car je crois bien que chacun des Mauritaniens était l’un des siens, il a dû le vivre aussi bien dans la jeunesse de son pouvoir que dans les inquiétudes et opressions de la guerre. Transparence et dignité.
Transparence. Un de ses leit-motiv vis-à-vis de qui arrivait à lui de l’extérieur a toujours été : nous n’avons rien à cacher. Ce qui conduisait nullement à une quelconque facilité ni pour lui ni pour son interlocuteur. Il y avait à embrasser une réalité, à la prendre à charge, c’était une manière de présenter son pays tel quel, et à défaut d’acquiescement s’engager à ne rien y comprendre. Il ne demandait pas le préjugé favorable, il exigeait l’honnêteté à tous égards, et d’abord la rectitude intellectuelle. Je pense avec le recul, et notamment à la lumière de ce qu’il y avait à mettre au point pour ses mémoires, que cette rigueur intime lui est venue, en toute souplesse de qui est imprégné, de sa pratique et de sa conviction religieuse. A l’évoquer, car il ne donnait pas volontiers un cours ou des confidences sur sa religion, j’aurai tendance à écrire que l’Islam demande à ses fidèles davantage que la foi, de la soumission, sans doute confiante, mais généreuse et entière, c’est un appel au don de soi, au dépassement des apparences, et Moktar Ould Daddah incontestablement ne séparait pas un humanisme très politique d’un héritage religieux très tolérant, très proche des textes, très imbibé d’une traditionnalité, d’une sorte de généalogie dans la foi, combinant l’histoire de son peuple et de son pays, de sa race, et le rayonnement que leur avait donné le grand souffle de la conquête musulmane. Il était assuré intérieurement, il jouxtait les plus grandes conquêtes mentales de l’humanité contemporaine, sans forcément avoir beaucoup lu en ce sens. Tout simplement, il pensait et raisonnait juste, sans dychotomie, tout en faisant de la religion une intimité, un respect mutuel, une sorte de très forte convivialité dans l’honnêteté. Moktar Ould Daddah n’a donc jamais douté de la cause qu’il défendait et illustrait, jamais douté des lettres de noblesse de son pays et de son peuple, il en était fier et constamment il se présentait comme l’homme d’un paysage, d’une civilisation, d’un rapport aux choses et à Dieu qui étaient exceptionnellement intacts : grâce insigne d’une géographie apparemment rebutante, apparemment dispersante mais en réalité maîtresse d’une histoire qui a sa cohérence et préfigure tout à fait une nation.
Ce sans doute à quoi il tenait le plus, c’était de rationnaliser, parfaire et sceller la combinaison et l’emboîtement des populations sédentaires noires et des tribus maures beïdanes. Sans que ce fut une hantise, c’est-à-dire la crainte de manquer la chose, c’était incontestablement sa phrase forte. Il faut être très émancipé mentalement pour considérer la tribalité, le racisme, les discriminations sociales comme devant être éradiqués, tout en admettant qu’il y faille du temps, de la précaution, somme toute des égards. Sa rigueur s’appliquait aux errements que ceux que leur éducation moderne aurait dû émanciper des préjugés et mœurs ancestraux. Il est probable qu’en cela, il ait beaucoup dû à son père, puis à sa famille maternelle ; mais il est certain qu’il avait une lecture de l’Islam et de l’histoire des siens le prédisposant à faire de l’osmose des deux populations et des deux économies le fondement d’une identité nationale, en gestation manifeste depuis un siècle et demi. Il restait timide devant la hiérarchie religieuse et tribale, pourtant ; nos dialogues pour ses mémoires en attestent, de ce point de vue, il vivait une nette séparation entre le pouvoir politique, totalement assumé à son niveau et d’un point de vue très historique, et l’influence religieuse à laquelle il ne prétendait pas. Cultivé, il citait volontiers le Saint Coran et les hadiths, mais comme un appel au bon sens et au tréfonds national ; cependant il se gardait de donner à son pouvoir un ressort culturel ou religieux, il bâtissait en toute indépendance d’esprit. Il est significatif qu’il ait eu comme premier soutien Habib Bourguiba et que le roi Fayçal lui ait fait grande impression ; la réciproque étant certaine.
Ainsi, Moktar Ould Daddah ne celait rien des difficultés et des arcanes traditionnelles des modes de vie et d’être de son peuple, mais il ne cachait pas non plus le mécanisme et les supposés de sa pensée tant personnelle que politique. La transparence mauritanienne pendant qu’il a exercé le pouvoir était totale, pour qui abordait le pays avec loyauté. On savait comment la politique y était faite, on savait les obstacles qui n’étaient pas encore surmontés, ou les difficultés sociologiques qu’on contournait sciemment, c’était dit, parlé, vécu, en sorte que personne ne se sentait hors course. Je voudrais témoigner que regarder le parti unique de l’Etat comme une sorte d’exclusion du plus grand nombre au profit de quelques affidés, tandis que l’ensemble de la vie politique serait interdit à tout opposant, est une erreur totale sur ce pays et sur cet homme. Le parti, année après année, et compte tenu de toutes ses pesanteurs et d’un conservatisme certain dans les années 1970 après des schématisations un peu tumultueuses dans les années 1960, intégrait tout le monde, et même les anti-partis gardaient leurs chances de carrière et un accès libre au président de la jeune République. La palabre à l’africaine avait sa version, un peu plus retenue, dans les instances du parti, les conseils des ministres duraient la journée, parfois près de la semaine, le bureau politique national était en extension constante et mon ami a encouru le reproche de faire perdre son efficacité au système de gouvernement qui avait prévalu jusqu’en 1975 – le comité permanent – précisément parce qu’il voulait le partage le plus vaste et étal de la discussion et de la genèse de toute décision.
Il a paru secret et dissimulé à mes compatriotes, parce qu’il parlait beaucoup moins qu’eux… il prenait le temps, il prenait du temps, il avait d’une certaine manière tout conçu, non sans fierté pour son héritage national, très personnalisé et médité, dès les années 1940, et sa pensée, dans l’exercice du pouvoir, était une constante projection de ce à quoi il fallait arriver sans heurter ni renverser chez soi, mais sans trop de précautions vis-à-vis de l’étranger, et notamment de l’ancien colonisateur. La mauvaise humeur de celui-ci ne fut jamais une véritable politique de rétorsion. En ce sens, les deux partenaires se sont bien compris. Moktar Ould Daddah savait qu’il fallait asséner avec précision et en totalité, d’un coup, ce que l’on voulait signifier et les autorités françaises finissaient par comprendre que l’homme qui les quittait ou les défiait serait aussi intransigeant vis-à-vis de pays tiers, et qu’en conséquence il n’irait à aucune autre domination, ni dans aucun autre clan. Moktar Ould Daddah pratiquait donc une politique faisant table rase des vieux clivages, l’indépendance de fraiche date ne pouvait, dans son esprit, altérer l’égalité absolue des souverainetés. Ce qui donna sur la scène africaine et dans l’expression qui se cherchait d’un Tiers Monde vivant mal les déviances de la décolonisation, une étonnante capacité œcuménique ; sans doute, l’atavisme des Cheikh Sidya était à l’ouevre et un certain réseau commercial et religieux des Maures du Machrek à toute l’Afrique de l’Ouest, mais le président de la République Islamique de Mauritanie lui donnait un timbre particulier, parce que sa construction nationale était éminemment politique, éminemment libre des préjugés et relents ethniques et raciaux.
Comme cela ne pouvait se dire, il fallait le faire : sa dignité. Une intransigeance vis-à-vis des plus forts. Une rigueur vis-à-vis de tout ce qui pouvait paraître flou, il admettait l’essai et l’erreur, tant pour lui-même, que pour ce qu’il inspirait au Parti, mais il ne faisait aucun dogme, tout était à l’essai pourvu que les principes restent d’application, ces principes étaient l’indépendance du pays et l’égale dignité de tous.
J’aurai sans doute à témoigner de son humilité quand les circonstances étaient difficiles à saisir, il les prenait avec des boussoles rudimentaires, le parti pris de franchise, le respect de la dignité de chacun, l’indépendance. Cela maintenu, il pouvait ménager le reste ; il le fit souvent, sans que les tiers analysent ce qui restait le socle de sa position. Ainsi, ses décisions les plus fortes sont restées peu comprises, la relation avec la France tant à propos des assistances financières que des soutiens en défense, la main laissée aux mutins alors que leur projet de coup était éventé, le partage du Sahara occidental et peut-être même ce qui en méthode et en fond fait clé de tout, le parti unique, apparemment si peu conforme à son éducation et à sa capacité de tolérance.
Voici le troisième soir depuis sa disparition. Je le sens si présent dans nos âmes, tranquille et serein dans son chemin vers l’autre vie, profondément influent désormais dans la nôtre, d’une indicible pureté, d’une immédiate noblesse tant il était attentif à autrui et exempt de calculs ; il prenait les gens et les choses pour ce qu’ils étaient, tant pis si ceux-ci voulaient jouer faux ou laisser paraître.
Demain, Boutilimit, où il est né et a été formé.
Au 96, vendredi 17Octobre – 19 heures 15
Ould Kaïge
Moktar Ould Daddah . . . – 18 au 21 Octobre 2003
Le cercueil recouvert du drapeau national, peut-être cinq mille personnes alignées parallèlement dans l’enceinte de la plus ancienne des mosquées de la capitale, celle inaugurée en 1963, si belle et simple alors. La famille, que les hommes, en rang pour recevoir les condoléances du président régnant venu dans le silence et sans grand entourage, peu de sécurité visible. La démarche de ce dernier, le bou-bou toujours tenu serré d’une main dans le dos. La prière hésitante car la famille n’a pu faire officier l’imam qu’elle avait pressenti. Le visage un moment de Mohamedoun, l’aîné du défunt, côte à côte avec Ould Taya, celui-ci immobile sur le seuil, regard vers le cercueil comme s’il s’agissait d’empêcher Ahmed de monter dans le corbillard, seul de la famille, celui-ci a refusé de s’aligner pour recevoir la main tendue, mais il ne peut éluder le mot donné de la condoléance, précédé de son prénom (le hassanya peut s’en tenir à un seul mot) auquel il a répondu encore plus lapidairement.
Peu de monde à l’aéroport, l’heure d’arrivée n’a pas été diffusée. Du monde au début de la route de l’Espoir. Je ne suis plus témoin oculaire, mais j’ai enquêté pour ce que je n’ai pas vu, occupé de retrouver une batterie d’appareil photo – je regrette l’image en longueur du blanc des multiples bou-bou et du vert et or nationaux – puis qu’une voiture me fasse rattraper les choses. Je connais la route pour l’avoir faite en Décembre dernier, et même le cimetière et puis imaginer la seconde prière, à même le sable orange, non loin de la route Nouakchott-Nema, via Boutilimit précisément. Désorganisation, difficulté pour cette seconde cérémoniee. Y sont visibles des anciens ministres comme Abdoul Aziz Sall, Sidi Ould Cheikh Abdallahi, Abdoulaye Baro, Mohamed Ould Cheikh, Isaac Ould Ragel, Ahmed Killy ; ces deux derniers que je vois sous les tentes de la réception offerte ensuite, de l’autre côté de la route, plus proche de l’agglomération. La tombe creusée à un mètre vingt. Deux traditions, creuser directement, ou bien pratiquer un trou d’homme à partir duquel fouire en tunnel. Rouvrir le cercueil, le cache, ne laissant sous vitre transparente que le visage, est une entreprise, discussion d’Azeddine avec des oulemas, inhumer en cercueil ou pas, finalement on parvient à ouvrir, à dégager le corps, trois linceuls, le sable rouge par-dessus, des grosses pierres grises, couleur béton font un ovale, avec autour des plantes qui devraient reprendre et baliser l’emplacement ; Ahmed ne retrouve plus sa mère, décédée il n’y a pas dix ans. Mariem qui eût pu – selon elle – faire le « forcing », ne s’est pas rendue à l’inhumation, elle tient à une stèle, le nom de son époux, la date de mort finalement retenue est le 15, quoique le décalage horaire ait fait connaître la nouvelle le 14, une demi-heure avant minuit, et la mention « père de la nation ».
De quand date l’appellation ? Elle apparaît, me semble-t-il, au XVème anniversaire de l’indépendance (Décembre 1975) au bas de grandes photos. portraits brandis par la jeunesse défilant. Elle est revenue spontanément sous la plume de ceux qui écrivent au registre de condoléances, ouvert sur un meuble d’audio-visuel à l’entrée du patio. Peut-être trois cent pages recto verso, les deux tiers en arabe, trois ou quatre par pages, on est dans le millier de visiteurs. Deux tentes dans le jardin sableux pour les visiteurs et de la palabre qui semblent de coûtume. Difficultés immédiates de Mariem avec les femmes de son alliance, qu’elle ne porte pas de bague, qu’elle soit voilée strictement, elle résiste, elle ira au cimetière le vendredi, ce qui sera finalement contre-demandé. Ce matin, samedi, elle s’y rend sans me livrer, quoique elle me téléphone, de commentaires, une stèle sera provisoire, a-t-elle été émue, elle insiste sur le chagrin que j’éprouve. Mais moi c’est surtout la sérénité que me procure manifestement un homme aussi saint dans sa vie, aussi clair dans sa mort. Particularités, les épouses respectives d’Ould Haïdalla et d’Ould Taya viennent à la maison s’entretenir, en hassanya, avec Mariem, insignifiance de la seconde, trente ans de moins que son mari, dynamisme de la première qui a quelques mots de français.
Je me suis rendu « sur » la tombe, en m’éclipsant de la collation-méchoui que j’ai prise dans l’angle des anciens ministres, rejoint par Ahmed. Moktar Ould Daddah est inhumé là et comme il l’aurait souhaité, solitaire et selon la tradition. En Décembre dernier, j’étais déjà passé là, Souleymane Oukd Cheikh Sidya et ses grands ancêtres si humblement dans le sable, avec des panneaux minuscules ou étonnants (des ronds métalliques de signalisation routière, à peine retournés ou peints). La tombe de mon ami est la première en arrivant, il n’y a aucune enceinte, le sable est jonché de bouteilles d’eau en plastique, ablutions ? lutte contre la désydratation, il fait chaud, mais moins que les jours précédents où a soufflé l’harmattan. Pour les amis européens d’Azeddine, un passage sur les lieux a été organisé une fois la cérémonie terminé, les traditionnels tenant à les maintenir à l’écart. Gilles, l’ex-fiancé de Faïza, dont c’est la première et courte venue en Mauritanie (redépart aux aurores du dimanche matin) se trouve mal. Mohamedoun aussi avait eu un vertige lors de l’inhumation. Pour Azeddine, c’était le revoir du visage de son père, j’ai dit combien celui-ci était d’un voyageur paré pour une grande étape, la moustache abondante et pas vraiment blanche, le teint pâle, les joues plus creuses que de vivant, le front voilé bas mais les sourcils gris bien visibles, les oreilles dans le bandage de la mentonnière. Je me suis agenouillé et ai récité la prière que j’affectionne, O bon et très doux Jésus. Retour dans la voiture d’Ahmed serré au possible, arrêt-prière, mon ami s’attardant seul et très longuement dans la petite chapelle-mosquée d’un restaurant-épicerie. C’est Brahim Fall qui fait office de chauffeur-garde du corps et secrétaire. J’aime cet homme encore très jeune, toujours farouche et pourtant si attentionné.
La sensation de tous ceux que j’interroge est d’un consensus national, je ne regarde pas la télévision locale, les images de la prière des morts à laquelle a assisté Taya ont été évidemment complaisantes pour lui. Il était venu au Val-de-Grâce le 7 Septembre, avec la permission de Mariem, mais en l’absence de celle-ci, Azeddine officiant ; il a cligné des yeux, avait répété transporté l’ancien pustchiste qui avait débité un petit discours devant le fondateur sans doute immobile, les yeux clos en assistance respiratoire.
La pluie tombe à partir de lundi soir : bénédiction certaine. Mardi soir, à minuit, début officielle de la campagne électorale, j’assiste au lancement de celle d’Ahmed, le foulard blanc et noir, couleurs du candidat d’union entre les races, beaux gestes pour le public, discours le visage et le bou-bou trempé, véhément, en arabe, auquel je ne comprends un traître-mot. Souvenir, les tournées de prise de contact, les applaudissements, toujours beaucoup d’espace. Cette nuit-là, le terre-plain devant le siège de campagne, peut-être un millier de personnes. Il y en avait autant à certaines de nos étapes, les tobols sur lesquels les servantes tapaient leur acquiescement. Une ambiance de souveraine fraternité qui ne peut s’imiter. Elle fut. Aucun transfert en moi, que la conscience vive d’un devoir de mémoire sur certaines grandes questions qu’on a dénaturées ou occultées depuis Juillet 1978. mon ami ne fut jamais un dictateur, mais c’était un homme conséquent qui mena le parti unique à son terme, l’intégration de toutes les forces et de toutes les bonnes volontés, à cela il avait parfaitement réussi, et s’il y eut crise de « gouvernance » à partir de 1975, c’est essentiellement parce qu’il voulait ouvrir au maximum l’organe de direction collégiale, le Bureau politique national. J’aurai à exposer cela, je le sens fortement. Un seul ancien ministre pour cette réunion-symbole, Mohameden Ould Babah, que j’estime particulièrement, il est assis le haouli en capuche ; son discours à la distribution des prix à Nouakchott en Juin 1965 avait fait date, celle du début des échauffourées scolaires dégénérant en Février 1966.
Ramassé du sable à la tête de la tombe, et dégagé, pour la replanter en France, une pousse de cette grosse plante à feuilles, est-ce de l’euphorbe ? Mariem consent sans difficulté ni commentaire à me donner le haouli de son époux, le beige qu’il portait en tournée et qu’il a sur la photographie que je pris de lui à Maghta-Lahjar ; émotion, bonheur et respect. Si j’ai un enfant, son prénom en second, juste après celui du baptême chrétien. Le registre des condoléances, j’y écris :
Je lui dois la tranquille démonstration de ce que la sainteté en politique est la seule politique féconde et fondatrice. A cette première raison d’une infinie reconnaissance, s’ajoute un second titre plus personnel, m’avoir fait l’honneur, dès notre rencontre, de sa confiance et de son affection. Avril 1965 – 2003. Un de ses fils spirituels.
A Reniac, samedi 25 Octobre – minuit
Ould Kaïge
Neuf heures ce matin ou à peu près, le téléphone, Mariem : Da nous a quitté cette nuit, à une heure du matin. A Nouakchott, ils ont été… le rendant responsable de Zoueratte, mais à Radio France International, ils ont été très bien.
Je reste sans voix, je n’éprouve rien sur le moment, ce n’est pas une séparation ni une rupture – en ce sens, ce n’est pas une perte. Il était déjà du domaine de l’être et ce qu’il m’a donné est de l’être ; j’ai été dans une telle communion avec cet homme et avec son œuvre que la mort ne va rien changer, sinon que je ressens l’immense fierté d’avoir eu pendant près de quarante ans sa confiance et sa confidence. Aucune des deux n’allant de soi même pour ses compatriotes.
Il meurt intact, et si je puis écrire achevé, au sens d’un plein accomplissement. Il a pu revenir au pays, s’en ré-imprégner et par intuition et selon ce que – malgré les tamis de l’âge et de la maladie – lui parvenait en visites et propos, il a eu les éléments d’une appréciation certaine, quoiqu’il l’ait tue. Il n’a jamais arrêté de jugements sans longues méditations et sans préparation. Il n’était certainement pas prêt à juger la nouvelle époque de la Mauritanie et ne confiait pas non plus que ses mémoires – initialement titrés comme une mémoire d’hier pour demain – seraient une recette. C’était le témoignage du possible, et en ce sens la période de son pouvoir et de son influence ont été un âge d’or, dont les structures sont certainement celles pour lesquelles devraient œuvrer un successeir se voulant en rupture avec les diverses formes de dictature et de pouvoir clanique qui sévissent en Mauritanie depuis 1978. Son véritable legs tient à sa personne, et celle-ci est grande. J’en eus la sensation, presque physique, dès la première audience qu’il m’accorda en Avril 1965, et jusqu’à la dernière dans des circonstances presque dramatiques au début de Janvier 2003. J’évoquerai ailleurs que dans cette méditation – mentalement à son chevet – les conversations dont il m’a honoré. J’écris avec certitude : honoré, car c’est probablement mon titre le plus distinctif que d’avoir eu sa confiance et sa confidence.
L’amour du pays, tel qu’il s’imposa semble-t-il aussitôt à ses compatriotes, alors qu’il prenait leur tête par cooptation des quelques-uns Français et Mauritaniens qui tenaient le pouvoir quand il y eut à faire application de la loi-Cadre, un amour tel qu’il décida, sans beaucoup délibérer, de s’effacer librement devant les « putschistes » si ce changement à la tête du pays pouvait fortifier la résistance nationale dans ce qu’il a appelé la guerre de réunification, un amour encore qui peut faire dire à sa femme : il mettait la Mauritanie au-dessus même des siens, de moi, et de nos enfants. Cela dit sans amertume comme un fait dont je ne vois l’analogue sans doute qu’avec de Gaulle, quoique je ne sache pas que celui-ci ait eu ce mot ou en ait donné l’inspiration, et avec ce que rapportent les évangélistes ; était sien, chacun des Mauritaniens. Son mot, à propos d’un reproche fréquent au temps de tous les partis uniques en Afrique, la dictature ? on ne peut forcer les gens à sourire. Et ces visages, il les voyait tout au long de ses tournées qu’il affectionnait particulièrement et qui, sans aucun doute, marquait à la fois son identité personnelle d’homme du campement, de la brousse, du désert, et sa proximité de pensées et de réactions avec ce peuple qu’il aimait et au fond conduisait en sorte qu’il ne souffrît pas du monde moderne et sauvegarda l’essentiel de sa tradition.
Mon ami était d’abord un homme simple, un homme de silence, de méditation, ce qui est un égard pour tout interlocuteur, il écoûtait avec une intensité qui pouvait donner le change aux superficiels se jugeant approuvés puisqu’on ne leur disait mot en réplique. Ce silence était une pesée plus encore des personnes que des mots de celles-ci. Ce n’était pas une lacune. Moktar Ould Daddah pouvait plusieurs d’heures d’affilée exposer, en réunion de cadres, ou devant le magnétophone de nos entretiens à son arrivée en exil, l’ensemble d’une politique ou l’interprêtation d’un moment ou d’un fait avec une grande clarté et des termes qui lui ont toujours été propres. C’était un homme – rare en ce sens – qui ne se dérobait à aucune question pourvu qu’on les lui posât. Et qu’on attendit sans l’aniciper une réponse qui le plus souvent étonnait, tant le point de vue était concentré et factuel. Ce don du silence lui permettait de regarder tout interlocuteur avec recul et en transparence. Il s’est pourtant souvent trompé sur les personnes car d’apparence méfiante, il était dans le fond du cœur et de son esprit, très confiant, il ne pouvait imaginer que ses semblables soient assez limités pour se révéler jamais médiocres, et pourtant il n’était jamais dupe. Il analysait davantage le caractère de ses compatriotes dans leur généralité, plutôt que celui de ses partenaires et coéquipiers, pris individuellement. Sur ses gardes avec Hassan II, il ne put croire à une attitude déterminée et hostile de la part de Boumedienne à propos du Sahara. Jugeant souvent ses homologues selon les maximes de de Gaulle ou Machiavel, dont il pratiquait la plupart sans s’en donner les références, il savait que l’intérêt conduit les Etats. Il n’en était que plus sensible aux égards et aux soutiens quand ceux-ci se manifestaient. Il était d’autre part convaincu que la Mauritanie quoique petite et pauvre à l’échelle internationale valait beaucoup en stratégie et que sa propre équation personnelle l’avait grandie, et même rendu influente.
Simple de comportement et dans la vie quotidienne, il était donc fier. Fier pas tant de lui-même que du pays et du peuple qu’il dirigeait. Il était particulièrement à l’image héritée de ce pays de Chinguitt, renomé dans tout le monde arabe et à l’origine, pour une bonne part, de l’islamisation de l’Afrique de l’Ouest. En somme, de Gaulle n’avait pas eu tort dans le message qu’il lui avait adressé, lors de la proclamation de l’indépendance : ancien et noble pays. Moktar Ould Daddah vivait le noblesse de son pays et la ressentait dans les égards dont il fut entouré par ses pairs tout au long des années 1970, la seconde période de son exercice du pouvoir. Les grands de ce monde ne l’impressionnait qu’à titre personnel et selon leur propre rôle historique, ses mémoires le disent bien mais dans la pratique des « sommets » et des entretiens d’Etat, il restait toujours dans l’attitude d’un propagandiste de son pays, calme, économie de mots. Il disait une vérité, celle de son pays, de son milieu, de sa religion, avec pudeur mais détermination, sans varier. Ni broder.
Maîtrise de soi et endurance ajoutèrent beaucoup à cette sorte d’attelage d’une personnalité consacrée à une œuvre de fondation. Réserver une opinion et un jugement, mûrir une décision. Jusqu’à ce qu’il soit temps d’en faire part. Très certainement, son plus grand bonheur et un motif de fierté presque inattendu furent sa constatation qu’ayant réclamé de quelques-uns un secret absolu dans la préparation de certaines grandes décisions politiques (la monnaie nationale, la révision des accords de coopération avec la France, la nationalisation de MIFERMA), il l’obtint. Il aimait, sans le demander ni le souhaiter explicitement, être compris à mi-mots, comme s’il avait été imprégné ou avait connu intimement l’expérience de ce que l’on ne convertit personne, que seuls les faits et la conscience provoquent des mûes ou au contraire font l’abandon. Je n’ai pas personnellement – sauf en réunion de cadres pendant les « tournées de prise de contact » - assisté à ce qui était de longues séances de pédagogie de sa part en échange de sa grande capacité de durer et d’écoûter pendant les conseils de ministres et les réunions du bureau politique du parti unique. Il était sans que cela fut dit partagé entre l’optimisme et le pessimisme au sujet des hommes en général, de son peuple et de ses co-équipiers en particulier. A la fois parce que l’homme est faible et lâche, et parce qu’il est capable de comprendre et de se transcender. Pris par le désert, le dénuement, la précarité, il était excellemment mauritanien en ce sens que sa méditation et son expérience portaient sur les moyens concrets de survivre et sur la défense de l’identité native autant face aux duretés du climat que de celles d’une époque où les circonstances étaient rarement généreuses.
Son don politique certain fut son intégrité en sorte qu’il était instinctivement choisi comme arbitre entre les ethnies, les classes sociales, les clans à la façon traditionnelle mais aussi moderne tels que les secrètent les environnements de tout pouvoir ou les maintiennent les traditions quand elles sont aussi fortement identitaires qu’en Mauritanie. Ainsi, mis en minorité au bureau politique, dans les débuts du parti unique (la crise de l’automne de 1963), s’avèra-t-il indispensable et sans vrai compétiteur : son autorité morale était déjà totale et il devenait la matrice de toute la délibération, en cours chez chacun de ses contemporains, qui devait mener à une certaine décolonisation mentale. Ce n’était donc pas l’homme du juste milieu ou de la synthèse, il tranchait et choisissait. L’option d’arabisation était très fondée dans son esprit et tout s’est passé comme si les « événements » de Janvier-Février 1966 puis les longues discussions en commissions diverses pendant plus de sept ans n’avaient fait que permettre et introduire ce qui ne pouvait être décrété trop tôt. Et il savait revenir sur ses décisions et en analyser l’échec.
Il m’a paru gouverner autant en homme de traditions, connaissant à fond les divers milieux de son peuple, ce que ceux-ci avaient de commun, d’analogue mais aussi de très différents sinon d’antagonistes, qu’en homme moderne. Une modernité qu’il inventait personnellement puisqu’il n’avait exercé aucune fonction élective ou exécutive pendant la période coloniale. Pour lui, je crois, la modernité était une sorte d’équipement national, absolument indispensable, si l’on voulait rester soi-même dans une période de grands changements à tous égards. Il était aussi à l’aise avec un « jeune cadre » qu’avec un ancien, tenant encore sa chefferie des siècles passés et d’une certaine conception de la société et de la religion. Il savait les deux mentalités. Il avait une vue du monde contemporain plus intuitive qu’expérimentée, il fut sensible bien avant la plupart de ses pairs à l’hégémonie américaine que ne balançait qu’apparemment l’Union soviétique (notre conversation à Tichitt en Avril 1974) et il avait des investisseurs et de la plupart des coopérations offertes par l’étranger l’idée d’une rétribution et non d’une quelconque philanthropie. Il était réaliste en comportemente et en façon de penser, mais idéaliste dans son objectif, mettre son pays à même de profiter du progrès sans en subir trop les lois difficiles et les conséquences.
Ce n’était pas un guerrier, ce qui a probablement affiné et dépouillé son nationalisme, rendant celui-ci encore plus intransigeant. N’ayant pas combattu les armes à la main l’envahisseur et le colonisateur, ne prétendant pas à ce que son pays ait de grands ancêtres dans ce genre de luttes, il en gardait le complexe d’une indépendance octroyée, sans doute était-ce le seul complexe qu’il ait jamais eu et il le compensait par une grande combativité dans le secret des entretiens qu’il eut avec ses pairs de la région et avec les Français à l’Elysée. Fut-ce une lacune quand l’Algérie lança le défi faute que Boumedienne ait pu l’intimider (Béchar Novembre 1975) ? Il n’eut pas le sens d’une stratégie de contre-offensive dont certains de ses militaires qui moururent dans des combats mal organisés et situés étaient certainement tout à fait capables (le colonel Soueïdatt, particulièrement). C’est le seul point faible que je lui vois, car sur l’ensemble des reproches que des commentateurs superficiels ou la propagande des régimes qui ont succédé au sien pourraient diriger à son endroit, je crois qu’il y a réponse à chacun, et très factuellement. En fin de règne, il avait préservé toutes les chances d’une démocratisation à l’amiable et d’un rebond économique et financier ; je puis le démontrer pour ce qui est de l’économie, et il s’y était engagé, quoiqu’encore secrètement, pour ce qui est des institutions politiques.
Je garde le souvenir des moments très forts et rétrospectivement émouvants de ce que furent les entretiens tête-à-tête qu’il m’accordait chaque fois que je lui en fis la demande. Il distinguait d’ailleurs – très nettement – les propos de table ou à plusieurs du traitement d’une question, d’une objection. Les éclaircissements qu’il donnait étaient à usage individuel, personnel, comme si l’adhésion d’un esprit, une compréhension nouvelle d’un sujet valait plus pour lui que la publicité d’une réplique ou d’un redressement de torts supposés. Il appréciat ainsi qu’on lut dans sa pensée, sans chercher cependant à en devancer l’expression qu’il ne chargeait et n’a chargé personne d’entreprendre à sa place.
Au Bois de Boulogne, lac de la Grande Cascade, mercredi 15 Octobre 2003 - presque 14 heures
J’ai donc le devoir de mémoire. Et déjà, les abus ou la désinformation. A Nouakchott, le pouvoir semble avoir, très symboliquement, retrouvé les argumentaires et les mensonges du 10 Juillet 1978, comme si la grande ombre désormais d’un passé qui fut pacifiant et magnifiant allait gêner la campagne électorale, officiellement ouverte dans une semaine, et qu’il fallait donc l’oblitérer au maximum : combat post mortem, qui a heureusement son champion en lice, Ahmed Ould Daddah. Plus tard, je tenterai le parallèle entre les deux hommes, le fondateur et le putatif. Ce serait actuellement inopportun. A Paris, j’ai la thèse des opposants, ou plutôt de ceux qui n’ont pu prendre connaissance à mesure de cette politique qui fut cohérente et tenace de 1957 à 1978. Selon le journaliste de Radio France International, avocat du diable ? Moktar Ould Daddah aurait laissé le pays en piteux état et serait même à l’origine des maux de celui-ci et de me citer principalement le parti unique et l’arabisation, la division ethnique et la coupure en deux du pays. J’ai dû tranquillement répliquer que le parti, dans l’état de la société d’alors et selon l’exemple de la Quatrième République française encore alors bien vivante, sinon présente, il n’y avait pas le choix, à peine que le pays précisément fut divisé avant même de naître dans sa version moderne et j’ai attesté de ce qui ne se mesure que dans le détail mais produit un véritable ensemble que la liberté de discussion et d’intervention dans chacune des instances du parti était la règle tout à fait constatable, et que d’autre part ce fut le génie personnel du « père de la nation » de sans cesse attirer au parti ceux qui n’y étaient pas encore, les jeunes, ou qui l’avaient quitté, quelques co-équipiers de la première heure. L’arabisation n’était à l’époque qu’une remise à égalité de tous les Mauritaniens qu’au contraire le primat du français dans la fonction publique et dans l’économie avait discriminé. Quant à la division sociale et ethnique, c’est le contre-sens absolu : à qui ne voit pas le soleil, ne cherche pas à le lui montrer, dit précisément le proverbe maure.
Quels legs ? un legs écrit, le livre entièrement de sa main et manuscrit, contrairement à ce qu’une rumeur venue d’on ne sait où, insinuerait en sorte qu’Abdelaziz Dahmani et moi accessoirement en aurions fait l’écriture, j’ai attesté ce que j’ai vécu, l’exceptionnalité pour l’Afrique et le monde arabe d’un écrit totalement personnel (dont d’ailleurs existe la matérialité en six gros cahiers couverts d’un tracé tranquille), le renfort étant venu par des re-lectures successives, le plus souvent en sa présence, et par une mise en forme informatisée et l’ajout de quelques notes de bas de page écrites sous sa dictée. L’épouse attentive a été cette lectrice, de même qu’il est dû à Mariem Daddah, dans les années du pouvoir comme durant celles de l’exil, la sérénité physique et morale, l’indépendance sociale sans lesquelles un homme d’Etat ne peut être totalement présent à sa mission. J’en atteste aussi.Le vrai legs c’est une politique qui est lisible selon les témoignages et selon les archives, il est surtout d’un type d’homme d’Etat en pays se développant, l’incorruptibilité, la ténacité, la mesure, une sorte d’orgueil face aux contraintes, une humilité et un plain-pied face au peuple et aux collaborateurs. Je l’ai vu en tournées, je l’ai entendu de chacun, même si la fatigue d’une grande longévité au pouvoir et de trente mois de guerre se faisait sentir au printemps de 1978.
Moktar Ould Daddah a souffert, l’exil auquel il tenait à mettre fin, ce qui fut, l’état dans lequel est manifestement tombé sa patrie, les divisions sociales et ethniques lui étant particulièrement amères, tant personnellement que politiquement. Par atavisme familial et par conviction personnelle, il ne jugeait pas selon le milieu natif ou la couleur de peau et en politique, ayant fait ses classes dans les endroits les plus reculés de son pays, au temps d’une colonisation que personne ne savait déjà finissante, il a craint que soit corrodée l’armature encore fragile du jeune Etat-nation mauritanien. Il parlait peu religion, ou s’il l’évoquait, c’était par prétérition, comme un facteur d’unité mentale, morale et même linguistique du pays, ce n’était qu’une obligation de conscience et de comportement personnel à laquelle chacun selon soi-même doit répondre. Il n’était donc ostentatoire ni à se donner, et encore moins à l’Etat, un rôle prosélyte ou une quelconque prééminence. Le pays, ses autorités étaient alors tolérantes. De vigilance que sur ce qui pouvait diviser, la classe, la race, la région.
Les événements, qu’il soit au pouvoir ou en exil, étaient toujours regardés comme le développement de causes fortes et enracinées dans la mentalité de ses compatriotes ou de leurs partenaires étrangers, en ce sens l’histoire qui eût pu être, celle matérialiste de grands investissements, était toute humaine, c’était la recherche et le discernement d’un progrès dans l’unité nationale, dans l’unité des esprits. L’intransigeance avait deux pôles, l’indépendance et le libre-arbitre du pays, l’intégrité financière des dirigeants, hors cela la discussion fut toujours libre. Chacun de ses pseudo-successeurs lui avait été connu, le plus souvent en étant son aide-de-camp ; je n’ai pas entendu un seul commentaire à propos d’un quelconque d’entre eux. Il jugeait les gens, du crû ou parmi ses coéquipiers ou collaborateurs, non en eux-mêmes, mais selon le type d’homme dont il voulait et espérait que chaque Mauritanien le devienne.
Restent ces petits gestes qui ne s’oublient pas, toujours le sourire pour accueillir, la main tendue, le visage offert, l’enquête préalable et immédiate des conditions dans lesquelles arriver à lui d’un long voyage ou seulement de la veille au soir. Il savait dire à l’interlocuteur étranger au pays – moi et certainement beaucoup d’autres qui en étaient aussitôt heureux – qu’il était déjà connaisseur de la Mauritanie et adopté comme tel. Sa manière de parler, de s’ouvrir, d’écoûter, de reprendre déléguait en quelque sorte à qui était en conversation avec lui le soin de la mise en forme. C’était un initiateur ne cherchant pas à faire montre de brio ou d’imagination, mais qui dégageait toujours les fondations nécessaires à quoi que ce soit qui puisse servir aux hommes, et durer. Sa joie, non retenue, était qu’on lui rapportât quelque trait montrant qu’un pas nouveau avait été franchi dans la capacité des Mauritaniens de se conduire d’eux-mêmes.
Paris, au 96, ce même mercredi 15 Octobre 2003 – 15 heures 45
A suivre – de mémoire -, l’évocation de quelques moments et conversations…
Ould Kaïge
Moktar Ould Daddah . . . – 16 Octobre 2003
Je reprends ici dans la douceur ce qui me vient des conversations avec mon grand ami. Son livre sort aujourd’hui. La levée du corps demain à 14 heures au Val de Grâce, le départ par avion spécialement affrêté samedi ; ainsi que le mardi 17 Juillet 2001, je suis du voyage et je sais le cimetière en pleine dune de Boutilimit, non loin d’Aïn Selama.
L’introduction à la Mauritanie me fut donnée à voix basse par le propre frère du Président de cette République où, à l’occasion de mon service national, j’étais affecté à une coopération pour la formation des fonctionnaires. La voix basse et douce de la plupart des Mauritaniens, le plein air commandant le ton de la confidence. Abdallah Ould Daddah était d’une rare distinction, il l’est demeuré. L’atterrissage, au lendemain (15 Février 1965) du sommet fondateur de l’O.C.A.M. à Nouakchott, la nuit encore là, avec un changement à ce qui était encore Nouadhibou, avait été très rude ; déposé en fourgonette à l’hôtel des députés, sans restaurant ni réception, j’étais aussitôt perdu au milieu des sables, et en manque d’affection et d’intelligence. Ce ne fut comblé que par l’un de mes élèves m’entraînant à son campement tribal, non loin de celui de l’émir du Trarza, à Assi El Massar (Ahmed Ould Ely El Kory, gros homme jovial, parfaitement francophone, mais peinant à plus de cinquante ans pour reprendre des études). L’objet de mon audience, telle que je la sollicitais par l’entremise d’Abdallah Ould Daddah, de passage dans sa capitale en Avril 1965, était d’obtenir au plus haut niveau la permission de me documenter sur la Mauritanie du moment et d’en faire la matière de mon enseignement et aussi de ma thèse de doctorat au lieu de pérorer sur l’exemplarité française, tout à fait déplacé dans ce pays nouvellement indépendant. Je pariais d’emblée que le pays devait se comprendre selon lui-même et non par comparaison, et qu’en quatre ans d’indépendance, il avait certainement élaboré du droit et avait une connaissance de lui-même, au moins dans les bureaux de sa jeune administration. J’étais donc curieux d’esprit, et n’ayant auparavant regardé la politique et la direction d’un Etat que selon de Gaulle et donc de fort loin – j’avais tout juste vingt-deux ans quand j’entrais dans le bureau présidentiel – j’étais tout ouvert à une leçon de choses me prenant et m’apprenant tout à zéro.
C’était sans doute – providentiellement – la bonne approche. Elle me donnait l’immédiat sourire du jeune Chef d’Etat. Ce qui me frappa aussitôt, c’était l’extrême mais agréable austérité du décor. La présidence de la République faisait frontière par son bâtiment en pierres venues du dhar d’Atar, brunes et sombres, et elle se dressait tranquillement sans la moindre fioriture au bout d’une avenue commencée à la perpendiculaire d’une autre, et au croisement desquelles se trouvait l’hôtel Marahaba, où je prenais mes repas, nous allions faire « popotte » à quatre coopérants, en partageant à trois un appartement dans « les blocs ». Très au loin, séparée de la ville par deux kilomètres de sable rouge à vol d’oiseau et ne tolérant que chèvres et euphorbes, papier-carton et quelques haillons accrochés par le vent à vagues buissonnements, l’Ambassade de France à même le sol, de plain pied et aux bâtiments blancs. Une persévérance à l’arrosage avait produit le long de l’avenue présidentielle des eucalyptus assez vivants et l’on tentait entre elle et une parallèle desservant les ministères un certain boisement. Je reverrai, mais en plus vaste et avec de vrais moyens, une capitale de ce genre à Brasilia. La vie en brousse, le puits, les animaux, les tentes, la gastronomie traditionnelle m’avait versé d’un coup d’une nostalgie de la France et de ma famille, à l’intense envie de comprendre ce pays, et de l’aimer. La capitale était plus qu’accueillante, l’assistance technique, on appelait ainsi l’ensemble des anciens fonctionnaires coloniaux demeurés sur place ou arrivés d’une autre de nos anciennes possessions africaines, était de plain pied avec les gouvernants et l’osmose franco-mauritanienne était alors complète, je pouvais m’y glisser aisément.
Je ne veux évoquer ici que l’essentiel de la relation que je nouais avec ce pays, et qui fut avec son président. Il n’était pas alors regardé comme un père, ni même comme un fondateur, tout était en cours et notre premier échange porta sur les diplômes dont j’étais déjà revêtu et qui évoquait pour Moktar Ould Daddah son propre parcours, encore très récent, pas dix ans. Il donnait une impression de fraîcheur, de jeunesse, de disponibilité ; la sensation d’une majestueuse et religieuse simplicité était immédiate. La parole était lente, le regard très vif, mais jamais inquisiteur ni fatiguant. Nous prîmes aussitôt des conventions et nos habitudes. Moyennant une délimitation des sujets que je voulais traiter avec son épouse dont il pensait qu’elle voudrait elle aussi soutenir quelque travail universitaire, il acceptait ma quête d’informations et de documentation, et d’y contribuer lui-même par des entretiens qu’il m’accorderait sur demande et pour compléter à mesure ce que je trouverai d’écrit. Il ne me mit en rapport qu’avec sa femme, je vis celle-ci sans timidité et reçus d’elle la documentation vécue qu’elle avait commencé de rassembler et de tenir, relativement au Mouvement des femmes du parti, qu’elle fondait alors. Aucune consigne ne me fut donnée, sinon une confirmation d’avoir à regarder et à chercher sans a priori et en oubli, d’une certaine manière, de mes références européennes. Nos réalités… fut un terme fréquemment employé par lui dans nos entretiens. Moktar Ould Daddah, enfin, sinon surtout, me permit de prendre des notes pendant qu’il répondait à mes questions. L’époque n’avait pas encore miniaturisé le magnétophone, et nos dialogues n’ont été enregistrés qu’à son arrivée en exil, en Octobre 1979. Mais la sérénité et le posé de ses phrases, jamais tranchantes, toujours patientes, me permirent d’en prendre presque le mot à mot. Ce fut ainsi d’Avril 1965 à Décembre 1975, le plus souvent dans le bureau présidentiel de Nouakchott, parfois, en dehors des heures et jours ouvrables à la résidence, j’y venais alors en bou-bou, souvent du même bleu ciel que le sien ; il y eut aussi des moments dans l’intérieur du pays, ainsi à l’occasion du premier conseil national, tenu en Mars 1970 à Tidjikja, puis des tournées à travers le pays auxquelles je fus convié. J’en profitais systématiquement pour étudier les archives du lieu, en prendre des doubles ou des copies ; je collectais également les actes administratifs ou juridictionnels à Nouakchott, ainsi que les circulaires et publications du Parti. L’évidence était qu’un Etat existait déjà. Les premières années furent marquées, pour moi, par l’impression d’un vrai consensus autour de mon hôte, y compris pendant la crise scolaire de l’automne de 1965 et de Janvier-Février 1966. Je ne voyais nulle fragilité à ce qui se vivait, et qui me paraissait déjà avoir des fondations anciennes ; l’âge que j’avais rendait cinq ou six années de vie nationale moderne tout à fait respectables, la Cinquième République en France n’était pas plus ancienne.
Nos dialogues portaient sur des sortes de tabou que je n’abordais qu’avec timidité. Il y en eut trois. Le premier tenait évidemment à ce particularisme africain qu’était le parti unique de l’Etat, mais dont je ne devais connaître que sa seule application mauritanienne, elle me paraissait tout à fait sui generis, et le produit d’une histoire propre, nullement un quelconque décalque des voisins et moins des systèmes communistes ; je m’interrogeais et interrogeais Moktar Ould Daddah plus en juriste qu’en sociologue, et il me répondait en pratique. J’étais arrivé à un moment très précis d’une première maturité de la Mauritanie contemporaine, les élections de Mars 1965 s’étaient faites sur liste unique et bloquée, le parti avait été constitutionnalisé, une sorte de querelle des anciens et des modernes s’était vidée. Le second tenait aux équilibres ethniques et le point me paraissait très sensible. Nous eûmes, par une chaleur étouffante quoiqu’on ne fut qu’en Mars, c’était en 1966, juste après les « événements », un très long moment pour regarder toute la question ; c’était à vif, et cela se disait dans un climat de réarrangement manifeste des institutions et des rapports de force. L’U.T.M., syndicat de fait unique, avait joué un rôle décisif dans le retour à la concorde, d’une certaine manière son intégration au Parti était déjà implicite, mais Moktar Ould Daddah ne s’était pas encore fixé sur la manière d’articuler les deux organisations. Je fus témoin des larmes d’Elimane Mamadou Kane quand il apprit son exclusion du Parti. Mohamed Ould Cheikh, très prisé de notre Ambassadeur, m’avait d’abord paru, lors d’une conférence de Vincent Monteil l’été précédent, avant qu’il soit promu ministre des Affaires Etrangères, extraordinairement présent et mystéieux. L’aura d’une confiance totale et d’un pouvoir de l’ombre, la reconnaissance de la Chine semblait la marque de son influence. Le remaniement qui conclut les grèves et bagarres de Février 1966 amenait au gouvernement des gens nettement plus ternes, dont je connaissais certains. Un certain jeu politique, donnant lieu donc à un récit et à une évaluation historiques, se manifestait ; je remontais avec Moktar Ould Daddah aux précédents moments politiques depuis le début des processus d’élection et de décolonisation. Nos conversations étaient sans effusion, alors, factuelles, je m’arrêtais à ce que je ne comprenais pas ou à ce qui me paraissait mériter une explication. De plus en plus, j’allais vers une prise de témoignage, l’explication ou la confidence n’étant plus un absolu descriptif de la réalité, j’entrais dans la confidence d’une manière de voir et de faire. J’avais à mes côtés, tandis que nous étions ensemble au revers de sa table de travail, très nue, sans beaucoup de papiers et sans que le téléphone ne tinte, un homme patient qui se soumettait – sans me le dire – à mon regard, presque à mon jugement, et qui jamais ne se mettait en scène, jamais non plus ne daubait qui que ce soit.
Le troisième tabou fut le sort et la personnalité d’Ahmed Baba Ould Ahmed Miske. Nous les évoquâmes rue du Commandant Marchand, à la résidence de l’Ambassadeur. J’avais longtemps interrogé le fondateur de la Nahda, ensuite l’un des premiers organisateurs du Parti unique, frappé de sa haine pour la personne du jeune président, mais aussi de son intelligence et d’un patriotisme certain pour un peuple, un mode de vie, une manière de penser. Tout était nomade chez cet homme, dont je ne sus jamais comment il vivait son parcours, ni même quel était celui-ci. En revanche, je rencontrais le premier opposant décidé, il y en eut beaucoup d’autres, mais la Mauritanie était entrée dans une seconde étape, celle de l’intégration par vagues et couches successives dans le Parti. Sans qu’il y ait dychotomie entre Moktar Ould Daddah et les institutions politiques et constitutionnelles pour la tête desquelles on ne voyait possible aucun compétiteur, l’évidence était que la confiance que les jeunes diplômés lui accordaient n’était pas inconditionnelle, devait se gagner mais finissait par l’emporter. Le thème public était : le parti vous est ouvert, faites ce que vous voulez pour le bien de tous, et vous ne serez pas de trop. Désormais, d’autant que j’avais effectué un stage chez MIFERMA, nos conversations étaient de véritables échanges, je rapportais ce que je savais, ce que j’avais appris ou ce que j’entendais. C’était écoûté sans commentaire. J’avais eu des entretiens avec Mohamed Ould Cheikh, retiré brusquement sous sa tente, et Ahmed Killy, un moment homme-orchestre. Jamais ne venait le portrait d’un collaborateur, j’étais écouté dans la relation que je faisais, j’étais conseillé de voir quelqu’un, ainsi Ahmed Ould Mohamed Salah à chargé de la « permanence » du Parti.
Une troisième phase commença avec la demande mauritanienne que les accords de coopération avec la France soient profondément révisés. Je me trouvais en relative délicatesse, Français mais ami du pays qui voulait se repositionner par rapport au mien. Je cherchais à savoir sur quoi porteraient les négociations, et ne le sus pas. Mon hôte en revanche me donna le fond de sa pensée, ce qui valait davantage. Il était en train de vivre – et explicitement, c’était indicible – l’émancipation de son pays et les retrouvailles avec ce qui n’avait certes pas de précédent mais qui avait été latent pendant des décennies, retrouver son identité, pouvoir la cultiver, n’être plus dominé, sous le joug d’une compréhension du monde contemporain qui venait de l’étranger et qui pesait bien plus que des contraintes pratiques ou financières. On était en Août, la sécheresse avait commencé de sévir, on attendait les pluies, elles vinrent un soir où j’étais retenu à dîner à la résidence, seul entre le Président et sa femme, la table étant dans le patio, il fallut la déménager. Tout était parfait de simplicité et de sérénité, l’espace était vaste, accueillant, d’une certaine manière c’était l’espace qui caractérisait la capitale d’alors qui empruntait au désert mais ne l’abolissait pas, et les lieux de résidence ou de travail du Président, qui ne vieillissait nullement, étaient empreints de ce climat que ne troublaient pas les artifices d’aujourd’hui. Rien n’était chargé, c’était autre chose que la liberté, c’était une sorte de foi encore juvénile qui se communiquait, la Mauritanie faisait son avenir et cet avenir se révélait tout à fait viable, convivial. Les grandes décisions – qu’on peut, à la suite du mémorialiste qui vient de disparaître, juste la veille de la sortie de son livre, qualifier de révolutionnaires – n’étaient pas encore annoncées, elles n’étaient sans doute pas même complètement arrêtées. L’ambiance était au calme, bref c’était l’indépendance. J’en jouissais d’autant plus que mon étude se poursuivait de ce pays que maintenant je commençais d’assez bien connaître, quoique sous le prisme particulier d’une étude de sa modernité sans que je prétendisse en rien rendre compte des aspects traditionnels et ancestraux. D’une certaine manière, je m’étais assimilé cette Mauritanie dont le chef se confiait à moi, désormais en ambiance de projets, plus qu’en confidence précise de ceux-ci ; je respectais discrétion et secret, que je savais réservés à quelques-uns qui d’ailleurs ne m’étaient pas directement nommés, et je ne cherchais plus à en savoir davantage, je voyais qu’on continuait une trajectoire qui avait commencé à être nette, juste pendant mon premier séjour, celui de 1965-1966.
En somme, nos conversations étaient très politiques, et s’il fallait les caractériser, elles ne portaient que sur la politique intérieure, sur la Mauritanie-même. La diplomatie, l’influence et le prestige croissants du pays et de son chef au plan international, très manifestes rétrospectivement, n’étaient pas notre thème et d’une certaine manière étaient secondaires. C’était la résultante d’une construction nationale, d’une unification, d’un fonctionnement apaisant d’institutions qui se perfectionnaient d’année en année – la réforme régionale, les agencements successifs des institutions du Parti et de l’Etat, les réformes scolaires. En un sens, l’image projetée à l’extérieur ne valait que parce qu’elle était fidèle et que le pays, conscient de soi, tenait à apporter quelque chose au monde. Nulle forfanterie, mais une grande exigence, qui pouvait se dire en forme d’une condamnation absolue, même rétrospectivement, de la colonisation. Mon ami, toujours aussi simple, tranquille, serein ne s’animait que pour évoquer et condamner non des Etats, des gouvernements, des pays, mais une façon de penser, celle de la colonisation et de tous ses présupposés. Il situait alors sa réflexion et notre conversation sur l’essence du racisme et de la méconnaissance de ce qui fait partout et de tous temps les hommes égaux en leur droit à être respectés tels qu’ils sont et pour ce qu’ils sont. Je crois profondément pendant cette sorte de veille, que je pratique depuis hier matin, tandis que lentement mon ami est passé de la vie à l’autre, que son habitation et sa conviction intimes étaient cela. L’amour de son pays et la dignité des hommes lui étaient absolument synonimes, et furent tout son combat. Explicitement, il disait et vivait avoir à le reprendre chaque jour et avec chacun. En cela, Moktar Ould Daddah m’a toujours paru contagieux, donc convaincant.
J’essaierai d’évoquer ce que produisait en moi son discours. La forme était toujours la même, et elle le resta jusqu’à notre dernier tête-à-tête le 6 Janvier 2003 – date à vérifier. Ces entretiens de la fin étaient à double entrée. Je savais, et Mariem dans sa délicatesse aussi, que mon ami les prisait, seul et sans avoir à se préserver, avec seulement l’angoisse quand passait l’heure de prendre à temps un médicament, il répondait longuement à chacune de mes questions. Celles-ci portaient soit sur une rencontre de quelque ancien collaborateur que je menais en parallèle de la correction de ses mémoires, soit sur ce qu’il me paraissait opportun qu’il complétât par rapport à son premier jet. Je lui faisais donc dire ce qu’il ne pouvait plus écrire mais qu’il était heureux d’expliciter. Ces conversations sont testamentaires mais leur substance est dans son livre. L’âme et la force ne changeaient pas, quoique apparemment diminué, il n’était pas affaibli. Je vêcus alors l’intensité de sa confiance, et comme je prenais congé à quelques vingt-deux heures déjà, nous nous bénîmes réciproquement. Il tenait à ce que son témoignage aboutisse, et je l’assurais qu’il en était bien ainsi. Ce fut un certain écho d’une conversation que nous avions eue au printemps de 1969, il ne savait que penser de l’évolution intérieure de la France ni de la longévité du Général de Gaulle encore au pouvoir, je lui dis ce que je pensais et ce que je ressentais, je réalisais en l’entendant me commenter que le départ de l’homme du 18-Juin serait d’une certaine manière bénéfique pour les Africains. Le prestige du Général était tel qu’il ne favorisait pas une émancipation mentale des chefs et de leurs compatriotes : Moktar Ould Daddah me semblait faire exception, ce qui n’est pas peu écrire. Ce dernier mois de Janvier 2003, nous revînmes sur les réformes, la perspective de l’indépendance et la magie du mot de révolution telles qu’il les avait déjà en lui lors d’un congrès inaugural comme celui d’Alger en Mai 1958. La manière dont il avait écrit ses mémoires – en vrac et sans autre documentation qu’un rappel chronologique que je lui avais donné à son arrivée en exil – appelait des compléments et des transitions ; nos conversations étaient donc sa dictée. Il était resté le jeune nationaliste des années 1940, arrivant en métropole, sautant les classes dans le secondaire, et apprenant, malgré la toute puissance française, à juger celle-ci précaire et surtout illégitime si devait se prolonger les guerres et les occupations. Il avait aimé la France des philosophes et de quelques écrivains, il ne pouvait accepter la France coloniale.
Le regardant et alors qu’à mon intense émotion, comme je le quittais, il me baisa la main puis me bénit, je voyais tout le désert et Dieu en lui, une fierté d’homme et un mouvement de prière, un immense décor, une infinie perspective, un accomplissement dans le silence, le respect, la certitude d’un devoir et d’un dire achevés. Nous étions en bou-bou chacun, le magnétophone avait tourné, je dactylographiais également à mesure, attendant que le mot juste lui vienne, rien n’était sensiblement différent de nos entretiens presque de quarante ans auparavant. Au dehors, Nouakchott avait changé, mais non, sur la dune, le cimetière de Boutilimit dont je lui rapportais combien j’avais été ému d’y voir certaines sépultures.
Au Bois de Boulogne, lac de la Grande Cascade, jeudi 16 Octobre 2003 – 13 heures à 14 heures 55
En projet :
L’homme qui revenait, Moktar Ould Daddah 2001. 2003
Né à Boutilimit (entretiens avec Moktar Ould Daddah 1965 . 1979)
Chronologie de la Mauritanie (1903-2003)
Rapports politiques français sur la Mauritanie (publication annotée)
La pratique d’une identité nationale – discours et messages commentés de Moktar Ould Daddah (1957-1978)
Le pouvoir politique en Mauritanie :
I – La Mauritanie sous administration française (1903-1956)
II – La Mauritanie de Moktar Ould Daddah (1957-1978)
III – La Mauritanie des militaires aux civils (1978-2003)
Ould Kaïge
Moktar Ould Daddah . . . – 17 Octobre 2003
Le visage et le costume du voyageur, en blanc, le front et les joues enveloppés, une longue route au seuil de laquelle marquer un temps d’arrêt. Les quatre vingt dix minutes me semblent courtes, je ne peux songer qu’à lui. Peut-être m’a-t-il confié sa femme en même temps que sa mémoire… j’ai assuré Mariem, au cours d’une longue effusion qui me bouleversait et m’honorait, m’obligeait à la fois que je ne lui ferai pas défaut. Je le dois à son époux, je le dois aussi à l’œuvre et à la vie qu’elle-même, foncièrement altruiste, a su mener à bien, passe la caravane même si les chiens aboient.
L’exceptionnalité du legs politique de mon ami n’est pas douteuse, aussi bien dans le contexte africain, que dans la noria de chefs d’Etat dans le monde ces quarante dernières années. J’en écrirai aussi scientifiquement et objectivement que possible, documents à l’appui et in extenso, car sous Moktar Ould Daddah ce qui était écrit, décidé, acté était réellement appliqué et vécu. C’est sans doute le secret d’un prestige silencieux ; cet homme a mené une politique exactement conforme à ce qu’il en disait, et exactement dans la trajectoire constamment de ce qu’il avait rêvé pour son pays, je devrais mieux écrire : pour les siens, car je crois bien que chacun des Mauritaniens était l’un des siens, il a dû le vivre aussi bien dans la jeunesse de son pouvoir que dans les inquiétudes et opressions de la guerre. Transparence et dignité.
Transparence. Un de ses leit-motiv vis-à-vis de qui arrivait à lui de l’extérieur a toujours été : nous n’avons rien à cacher. Ce qui conduisait nullement à une quelconque facilité ni pour lui ni pour son interlocuteur. Il y avait à embrasser une réalité, à la prendre à charge, c’était une manière de présenter son pays tel quel, et à défaut d’acquiescement s’engager à ne rien y comprendre. Il ne demandait pas le préjugé favorable, il exigeait l’honnêteté à tous égards, et d’abord la rectitude intellectuelle. Je pense avec le recul, et notamment à la lumière de ce qu’il y avait à mettre au point pour ses mémoires, que cette rigueur intime lui est venue, en toute souplesse de qui est imprégné, de sa pratique et de sa conviction religieuse. A l’évoquer, car il ne donnait pas volontiers un cours ou des confidences sur sa religion, j’aurai tendance à écrire que l’Islam demande à ses fidèles davantage que la foi, de la soumission, sans doute confiante, mais généreuse et entière, c’est un appel au don de soi, au dépassement des apparences, et Moktar Ould Daddah incontestablement ne séparait pas un humanisme très politique d’un héritage religieux très tolérant, très proche des textes, très imbibé d’une traditionnalité, d’une sorte de généalogie dans la foi, combinant l’histoire de son peuple et de son pays, de sa race, et le rayonnement que leur avait donné le grand souffle de la conquête musulmane. Il était assuré intérieurement, il jouxtait les plus grandes conquêtes mentales de l’humanité contemporaine, sans forcément avoir beaucoup lu en ce sens. Tout simplement, il pensait et raisonnait juste, sans dychotomie, tout en faisant de la religion une intimité, un respect mutuel, une sorte de très forte convivialité dans l’honnêteté. Moktar Ould Daddah n’a donc jamais douté de la cause qu’il défendait et illustrait, jamais douté des lettres de noblesse de son pays et de son peuple, il en était fier et constamment il se présentait comme l’homme d’un paysage, d’une civilisation, d’un rapport aux choses et à Dieu qui étaient exceptionnellement intacts : grâce insigne d’une géographie apparemment rebutante, apparemment dispersante mais en réalité maîtresse d’une histoire qui a sa cohérence et préfigure tout à fait une nation.
Ce sans doute à quoi il tenait le plus, c’était de rationnaliser, parfaire et sceller la combinaison et l’emboîtement des populations sédentaires noires et des tribus maures beïdanes. Sans que ce fut une hantise, c’est-à-dire la crainte de manquer la chose, c’était incontestablement sa phrase forte. Il faut être très émancipé mentalement pour considérer la tribalité, le racisme, les discriminations sociales comme devant être éradiqués, tout en admettant qu’il y faille du temps, de la précaution, somme toute des égards. Sa rigueur s’appliquait aux errements que ceux que leur éducation moderne aurait dû émanciper des préjugés et mœurs ancestraux. Il est probable qu’en cela, il ait beaucoup dû à son père, puis à sa famille maternelle ; mais il est certain qu’il avait une lecture de l’Islam et de l’histoire des siens le prédisposant à faire de l’osmose des deux populations et des deux économies le fondement d’une identité nationale, en gestation manifeste depuis un siècle et demi. Il restait timide devant la hiérarchie religieuse et tribale, pourtant ; nos dialogues pour ses mémoires en attestent, de ce point de vue, il vivait une nette séparation entre le pouvoir politique, totalement assumé à son niveau et d’un point de vue très historique, et l’influence religieuse à laquelle il ne prétendait pas. Cultivé, il citait volontiers le Saint Coran et les hadiths, mais comme un appel au bon sens et au tréfonds national ; cependant il se gardait de donner à son pouvoir un ressort culturel ou religieux, il bâtissait en toute indépendance d’esprit. Il est significatif qu’il ait eu comme premier soutien Habib Bourguiba et que le roi Fayçal lui ait fait grande impression ; la réciproque étant certaine.
Ainsi, Moktar Ould Daddah ne celait rien des difficultés et des arcanes traditionnelles des modes de vie et d’être de son peuple, mais il ne cachait pas non plus le mécanisme et les supposés de sa pensée tant personnelle que politique. La transparence mauritanienne pendant qu’il a exercé le pouvoir était totale, pour qui abordait le pays avec loyauté. On savait comment la politique y était faite, on savait les obstacles qui n’étaient pas encore surmontés, ou les difficultés sociologiques qu’on contournait sciemment, c’était dit, parlé, vécu, en sorte que personne ne se sentait hors course. Je voudrais témoigner que regarder le parti unique de l’Etat comme une sorte d’exclusion du plus grand nombre au profit de quelques affidés, tandis que l’ensemble de la vie politique serait interdit à tout opposant, est une erreur totale sur ce pays et sur cet homme. Le parti, année après année, et compte tenu de toutes ses pesanteurs et d’un conservatisme certain dans les années 1970 après des schématisations un peu tumultueuses dans les années 1960, intégrait tout le monde, et même les anti-partis gardaient leurs chances de carrière et un accès libre au président de la jeune République. La palabre à l’africaine avait sa version, un peu plus retenue, dans les instances du parti, les conseils des ministres duraient la journée, parfois près de la semaine, le bureau politique national était en extension constante et mon ami a encouru le reproche de faire perdre son efficacité au système de gouvernement qui avait prévalu jusqu’en 1975 – le comité permanent – précisément parce qu’il voulait le partage le plus vaste et étal de la discussion et de la genèse de toute décision.
Il a paru secret et dissimulé à mes compatriotes, parce qu’il parlait beaucoup moins qu’eux… il prenait le temps, il prenait du temps, il avait d’une certaine manière tout conçu, non sans fierté pour son héritage national, très personnalisé et médité, dès les années 1940, et sa pensée, dans l’exercice du pouvoir, était une constante projection de ce à quoi il fallait arriver sans heurter ni renverser chez soi, mais sans trop de précautions vis-à-vis de l’étranger, et notamment de l’ancien colonisateur. La mauvaise humeur de celui-ci ne fut jamais une véritable politique de rétorsion. En ce sens, les deux partenaires se sont bien compris. Moktar Ould Daddah savait qu’il fallait asséner avec précision et en totalité, d’un coup, ce que l’on voulait signifier et les autorités françaises finissaient par comprendre que l’homme qui les quittait ou les défiait serait aussi intransigeant vis-à-vis de pays tiers, et qu’en conséquence il n’irait à aucune autre domination, ni dans aucun autre clan. Moktar Ould Daddah pratiquait donc une politique faisant table rase des vieux clivages, l’indépendance de fraiche date ne pouvait, dans son esprit, altérer l’égalité absolue des souverainetés. Ce qui donna sur la scène africaine et dans l’expression qui se cherchait d’un Tiers Monde vivant mal les déviances de la décolonisation, une étonnante capacité œcuménique ; sans doute, l’atavisme des Cheikh Sidya était à l’ouevre et un certain réseau commercial et religieux des Maures du Machrek à toute l’Afrique de l’Ouest, mais le président de la République Islamique de Mauritanie lui donnait un timbre particulier, parce que sa construction nationale était éminemment politique, éminemment libre des préjugés et relents ethniques et raciaux.
Comme cela ne pouvait se dire, il fallait le faire : sa dignité. Une intransigeance vis-à-vis des plus forts. Une rigueur vis-à-vis de tout ce qui pouvait paraître flou, il admettait l’essai et l’erreur, tant pour lui-même, que pour ce qu’il inspirait au Parti, mais il ne faisait aucun dogme, tout était à l’essai pourvu que les principes restent d’application, ces principes étaient l’indépendance du pays et l’égale dignité de tous.
J’aurai sans doute à témoigner de son humilité quand les circonstances étaient difficiles à saisir, il les prenait avec des boussoles rudimentaires, le parti pris de franchise, le respect de la dignité de chacun, l’indépendance. Cela maintenu, il pouvait ménager le reste ; il le fit souvent, sans que les tiers analysent ce qui restait le socle de sa position. Ainsi, ses décisions les plus fortes sont restées peu comprises, la relation avec la France tant à propos des assistances financières que des soutiens en défense, la main laissée aux mutins alors que leur projet de coup était éventé, le partage du Sahara occidental et peut-être même ce qui en méthode et en fond fait clé de tout, le parti unique, apparemment si peu conforme à son éducation et à sa capacité de tolérance.
Voici le troisième soir depuis sa disparition. Je le sens si présent dans nos âmes, tranquille et serein dans son chemin vers l’autre vie, profondément influent désormais dans la nôtre, d’une indicible pureté, d’une immédiate noblesse tant il était attentif à autrui et exempt de calculs ; il prenait les gens et les choses pour ce qu’ils étaient, tant pis si ceux-ci voulaient jouer faux ou laisser paraître.
Demain, Boutilimit, où il est né et a été formé.
Au 96, vendredi 17Octobre – 19 heures 15
Ould Kaïge
Moktar Ould Daddah . . . – 18 au 21 Octobre 2003
Le cercueil recouvert du drapeau national, peut-être cinq mille personnes alignées parallèlement dans l’enceinte de la plus ancienne des mosquées de la capitale, celle inaugurée en 1963, si belle et simple alors. La famille, que les hommes, en rang pour recevoir les condoléances du président régnant venu dans le silence et sans grand entourage, peu de sécurité visible. La démarche de ce dernier, le bou-bou toujours tenu serré d’une main dans le dos. La prière hésitante car la famille n’a pu faire officier l’imam qu’elle avait pressenti. Le visage un moment de Mohamedoun, l’aîné du défunt, côte à côte avec Ould Taya, celui-ci immobile sur le seuil, regard vers le cercueil comme s’il s’agissait d’empêcher Ahmed de monter dans le corbillard, seul de la famille, celui-ci a refusé de s’aligner pour recevoir la main tendue, mais il ne peut éluder le mot donné de la condoléance, précédé de son prénom (le hassanya peut s’en tenir à un seul mot) auquel il a répondu encore plus lapidairement.
Peu de monde à l’aéroport, l’heure d’arrivée n’a pas été diffusée. Du monde au début de la route de l’Espoir. Je ne suis plus témoin oculaire, mais j’ai enquêté pour ce que je n’ai pas vu, occupé de retrouver une batterie d’appareil photo – je regrette l’image en longueur du blanc des multiples bou-bou et du vert et or nationaux – puis qu’une voiture me fasse rattraper les choses. Je connais la route pour l’avoir faite en Décembre dernier, et même le cimetière et puis imaginer la seconde prière, à même le sable orange, non loin de la route Nouakchott-Nema, via Boutilimit précisément. Désorganisation, difficulté pour cette seconde cérémoniee. Y sont visibles des anciens ministres comme Abdoul Aziz Sall, Sidi Ould Cheikh Abdallahi, Abdoulaye Baro, Mohamed Ould Cheikh, Isaac Ould Ragel, Ahmed Killy ; ces deux derniers que je vois sous les tentes de la réception offerte ensuite, de l’autre côté de la route, plus proche de l’agglomération. La tombe creusée à un mètre vingt. Deux traditions, creuser directement, ou bien pratiquer un trou d’homme à partir duquel fouire en tunnel. Rouvrir le cercueil, le cache, ne laissant sous vitre transparente que le visage, est une entreprise, discussion d’Azeddine avec des oulemas, inhumer en cercueil ou pas, finalement on parvient à ouvrir, à dégager le corps, trois linceuls, le sable rouge par-dessus, des grosses pierres grises, couleur béton font un ovale, avec autour des plantes qui devraient reprendre et baliser l’emplacement ; Ahmed ne retrouve plus sa mère, décédée il n’y a pas dix ans. Mariem qui eût pu – selon elle – faire le « forcing », ne s’est pas rendue à l’inhumation, elle tient à une stèle, le nom de son époux, la date de mort finalement retenue est le 15, quoique le décalage horaire ait fait connaître la nouvelle le 14, une demi-heure avant minuit, et la mention « père de la nation ».
De quand date l’appellation ? Elle apparaît, me semble-t-il, au XVème anniversaire de l’indépendance (Décembre 1975) au bas de grandes photos. portraits brandis par la jeunesse défilant. Elle est revenue spontanément sous la plume de ceux qui écrivent au registre de condoléances, ouvert sur un meuble d’audio-visuel à l’entrée du patio. Peut-être trois cent pages recto verso, les deux tiers en arabe, trois ou quatre par pages, on est dans le millier de visiteurs. Deux tentes dans le jardin sableux pour les visiteurs et de la palabre qui semblent de coûtume. Difficultés immédiates de Mariem avec les femmes de son alliance, qu’elle ne porte pas de bague, qu’elle soit voilée strictement, elle résiste, elle ira au cimetière le vendredi, ce qui sera finalement contre-demandé. Ce matin, samedi, elle s’y rend sans me livrer, quoique elle me téléphone, de commentaires, une stèle sera provisoire, a-t-elle été émue, elle insiste sur le chagrin que j’éprouve. Mais moi c’est surtout la sérénité que me procure manifestement un homme aussi saint dans sa vie, aussi clair dans sa mort. Particularités, les épouses respectives d’Ould Haïdalla et d’Ould Taya viennent à la maison s’entretenir, en hassanya, avec Mariem, insignifiance de la seconde, trente ans de moins que son mari, dynamisme de la première qui a quelques mots de français.
Je me suis rendu « sur » la tombe, en m’éclipsant de la collation-méchoui que j’ai prise dans l’angle des anciens ministres, rejoint par Ahmed. Moktar Ould Daddah est inhumé là et comme il l’aurait souhaité, solitaire et selon la tradition. En Décembre dernier, j’étais déjà passé là, Souleymane Oukd Cheikh Sidya et ses grands ancêtres si humblement dans le sable, avec des panneaux minuscules ou étonnants (des ronds métalliques de signalisation routière, à peine retournés ou peints). La tombe de mon ami est la première en arrivant, il n’y a aucune enceinte, le sable est jonché de bouteilles d’eau en plastique, ablutions ? lutte contre la désydratation, il fait chaud, mais moins que les jours précédents où a soufflé l’harmattan. Pour les amis européens d’Azeddine, un passage sur les lieux a été organisé une fois la cérémonie terminé, les traditionnels tenant à les maintenir à l’écart. Gilles, l’ex-fiancé de Faïza, dont c’est la première et courte venue en Mauritanie (redépart aux aurores du dimanche matin) se trouve mal. Mohamedoun aussi avait eu un vertige lors de l’inhumation. Pour Azeddine, c’était le revoir du visage de son père, j’ai dit combien celui-ci était d’un voyageur paré pour une grande étape, la moustache abondante et pas vraiment blanche, le teint pâle, les joues plus creuses que de vivant, le front voilé bas mais les sourcils gris bien visibles, les oreilles dans le bandage de la mentonnière. Je me suis agenouillé et ai récité la prière que j’affectionne, O bon et très doux Jésus. Retour dans la voiture d’Ahmed serré au possible, arrêt-prière, mon ami s’attardant seul et très longuement dans la petite chapelle-mosquée d’un restaurant-épicerie. C’est Brahim Fall qui fait office de chauffeur-garde du corps et secrétaire. J’aime cet homme encore très jeune, toujours farouche et pourtant si attentionné.
La sensation de tous ceux que j’interroge est d’un consensus national, je ne regarde pas la télévision locale, les images de la prière des morts à laquelle a assisté Taya ont été évidemment complaisantes pour lui. Il était venu au Val-de-Grâce le 7 Septembre, avec la permission de Mariem, mais en l’absence de celle-ci, Azeddine officiant ; il a cligné des yeux, avait répété transporté l’ancien pustchiste qui avait débité un petit discours devant le fondateur sans doute immobile, les yeux clos en assistance respiratoire.
La pluie tombe à partir de lundi soir : bénédiction certaine. Mardi soir, à minuit, début officielle de la campagne électorale, j’assiste au lancement de celle d’Ahmed, le foulard blanc et noir, couleurs du candidat d’union entre les races, beaux gestes pour le public, discours le visage et le bou-bou trempé, véhément, en arabe, auquel je ne comprends un traître-mot. Souvenir, les tournées de prise de contact, les applaudissements, toujours beaucoup d’espace. Cette nuit-là, le terre-plain devant le siège de campagne, peut-être un millier de personnes. Il y en avait autant à certaines de nos étapes, les tobols sur lesquels les servantes tapaient leur acquiescement. Une ambiance de souveraine fraternité qui ne peut s’imiter. Elle fut. Aucun transfert en moi, que la conscience vive d’un devoir de mémoire sur certaines grandes questions qu’on a dénaturées ou occultées depuis Juillet 1978. mon ami ne fut jamais un dictateur, mais c’était un homme conséquent qui mena le parti unique à son terme, l’intégration de toutes les forces et de toutes les bonnes volontés, à cela il avait parfaitement réussi, et s’il y eut crise de « gouvernance » à partir de 1975, c’est essentiellement parce qu’il voulait ouvrir au maximum l’organe de direction collégiale, le Bureau politique national. J’aurai à exposer cela, je le sens fortement. Un seul ancien ministre pour cette réunion-symbole, Mohameden Ould Babah, que j’estime particulièrement, il est assis le haouli en capuche ; son discours à la distribution des prix à Nouakchott en Juin 1965 avait fait date, celle du début des échauffourées scolaires dégénérant en Février 1966.
Ramassé du sable à la tête de la tombe, et dégagé, pour la replanter en France, une pousse de cette grosse plante à feuilles, est-ce de l’euphorbe ? Mariem consent sans difficulté ni commentaire à me donner le haouli de son époux, le beige qu’il portait en tournée et qu’il a sur la photographie que je pris de lui à Maghta-Lahjar ; émotion, bonheur et respect. Si j’ai un enfant, son prénom en second, juste après celui du baptême chrétien. Le registre des condoléances, j’y écris :
Je lui dois la tranquille démonstration de ce que la sainteté en politique est la seule politique féconde et fondatrice. A cette première raison d’une infinie reconnaissance, s’ajoute un second titre plus personnel, m’avoir fait l’honneur, dès notre rencontre, de sa confiance et de son affection. Avril 1965 – 2003. Un de ses fils spirituels.
A Reniac, samedi 25 Octobre – minuit
Ould Kaïge
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