lundi 21 janvier 2019

Pour mes amis mauritaniens, que vit donc la France en ce moment ?



Depuis deux mois, c’est bien plus qu’une contestation en plein air, les ronds-points dans les abords de ville et à des passages fréquentés, des manifestations urbaines à lieux très variables avec des images de grande violence et de forts symboles, des autos-blindées, des gardes mobiles proches d’être lynchés, les forces de l’ordre prises au dépourvu les premières semaines et ripostant avec des armes contestées et dangereuses. C’est bien plus que l’apparition d’un mouvement dont le langage est évidemment commun tant il est spontané et sort des entrailles mais qui n’a pas d’organisation autre que la communication sur les « réseaux sociaux », que donc la société politique faite de syndicats, de partis, d’institutions ne peut ni comprendre ni saisir. Cette novation est en elle-même de taille, « les irréductibles gaulois » de la fameuse bande dessinée, commencée d’être publiée dans l’hebdomadaire Pilote en 1962 et soutenant factuellement de Gaulle : nous sommes les petits qui ne nous laissons pas avoir par les grands fit observer à André Malraux, l’homme du 18-Juin.

La situation nationale française est tout simplement – par ce phénomène qui porte partout une lumière et une mise en évidence dont on n’avait pas idée, il y a juste deux mois – la mise à nu du fonctionnement de la Cinquième République, rigidifiée depuis 2002 par la coïncidence des mandats présidentiels et législatifs, mais surtout et maintenant devenue une monocratie puisque le président élu en Mai 2017 a accaparé tous les pouvoirs exécutif et législatif, au lieu de rester l’arbitre, imposant sans consultation, ni débat et – l’on s’en aperçoit maintenant – sans véritable réflexion ni projection d’avenir des réformes qui démantèlent l’État, le service public, et donc le pays. Contestable donc dans la forme et dans la fond, mais tout était voilé ou aurait été un lèse majesté tant fut forte la fascination initiale à laquelle avaient cédé les médias français, et même internationaux à la suite d’un quinquennat terne, succédant à un quinquennat de déséquilibre, lui-même issu d’un exercice presque léthargique : Emmanuel Macron à pas quarante ans, après François Hollande, Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac.

C’est du jamais vu, c’est impossible à commenter. L’enjeu est dramatique. Après avoir été surpris au-delà du possible, le président régnant s’est d’abord claquemuré deux fois huit jours, donnant à chaque étape une courte allocution, récitée de la manière la plus rigide de ton et de gestes, puis – trouvaille inspirée des « gilets jaunes » – le « grand débat national » dont il est reconnu que l’aboutissement ne dépendra que de ce qu’il voudra bien en faire ... est devenu l’occasion de tournées en province et de concours d’endurance en réunion à huis clos avec les maires de tel ou tel département. Au début du mouvement, ceux-ci, maintenant cajolés, avaient été méprisés : le président de la République ne s’était pas rendu à leur congrès annuel. Le discours des gens du système en place n’est plus : nous opérons ce que nous avions promis, le changement que vous souhaitez nous l’accomplissons ; c’est devenu tout ce que vous voulez peut être « mis sur la table ». Tout peut se discuter, sauf ce qui a été fait depuis l’élection présidentielle, sauf la suppression de l’impôt sur la fortune. Cet impôt cristallise la revendication des contestataires. Une pratique sincère du referendum par sa possible convocation citoyenne, et plus seulement présidentielle, est autant réclamée. Pour l’instant, seule la limitation de vitesse – dix kilomètres/heure en moins qu’à l’automne – est susceptible d’amendements. Démocratie et justice sociale ?

Le suspense français peut donc ainsi se résumer : un pouvoir rigide, monocratique et prétentieux peut-il se maintenir sans changer, sans solliciter une nouvelle élection ? Comme si aucune contestation ne s’était élevée. Peut-il être chassé avant terme et sans vote ? Les « gilets jaunes » qui ne se démobilisent pas, certains quittant le mouvement, mais d’autres le rejoignant, représentent-ils une majorité de Français souhaitant le départ anticipé du président de la République ? Les partisans de celui-ci ne sont-ils pas petit à petit pris de doute quant à l’excellence du mode de direction et d’animation du pays, inauguré en Mai 2017 par une élection présidentielle à un tour : le Front national, quel que son nom qui a changé, quand son candidat figure au second tour, fait automatiquement élire le compétiteur, le refuge de la démocratie et de la bienséance : Jacques Chirac en 2002 et Emmanuel Macron en 2017 ? La France n’est-elle pas absente du monde et des impasses européennes au moment précis où les relations internationales, leur organisation presque consensuelle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, changent complètement : les Etats-Unis version Donald Trump, l’ambition déclarée par Xi Jinping d’une hégémonie chinoise planétaire d’ici le centenaire de la révolution incarnée par Mao Tse Toung ? Le désordre français coincide avec un bouleversement de la planète, en autogestion politique de ses habitants qu’en conditions de son habitabilité à terme.

Plus rien ne se passe donc comme prévu et rien ne peut se prévoir pour les semaines et mois à venir. Un Parlement européen composé d’anti-européens ? Une France s’éprouvant chaque fin de semaine dans quelques-unes de ses villes de province, plus qu’à Paris désormais, les « gilets jaunes » apprenant à s’encadrer, se canaliser pour manifester, s’inscrivant dans la légalité, alors que le gouvernement perfectionne sa garde prétorienne et a un avantage évident à ce que se détériore l’image des contestataires ? Un président isolé qui contrairement aux soutiens du général de Gaulle en Mai 1968 ne peut mettre dans la rue, soudainement, spectaculairement, massivement une foule très supérieure à celle des adversaires ?

Enfin, des contextes et des voies de conflit s’inaugurent : les réseaux sociaux, la cyberguerre, les influences étrangères sans pudeur sont bien plus décisifs que les communications traditionnelles et les réseaux politiques ou syndicaux. La France ne connaît plus sa dialectique millénaire de choisir – quand manquent les repères et même les chefs – l’unité, son unité. Plus aucun acteur n’a vraiment la scène ou le micro. pour lui seul. Tandis que bien des pans de l’organisation de l’État, de la fiscalité, des outils de solidarité apparaissent inadaptés, à réparer, personne – autorité morale, président de la République, églises ou partis – ne sait dessiner un plan d’ensemble, un plan de situation, encore moins ne fait discerner au pays son avenir.

Le temps, la durée vont-ils inspirer des solutions ? Y a-t-il des lieux et des thèmes de rencontre ? Le vrai précédent n’est pas à trouver dans les mouvements sociaux français pendant le siècle dernier – le XXème siècle – mais en 1789. Un régime, sans doute en très grave crise financière, mais respecté de tous, accumulant les succès extérieurs, pouvant mobiliser des élites d’exception, s’effondre soudainement du fait de quelques manifestations parisiennes mettant en cause plus la sécurité personnelle du roi que sa légitimité face à une représentation dont la réunion a d’ailleurs dépendu de ce roi-même. Un bouleversement inattendu, même si les causes qui ont fait concours étaient toutes identifiées, déjà. La différence entre 1789 et 2018-2019 réside dans la personne et la psychologie du monarque : Louis XVI était proche des Français et n’en eut jamais peur physiquement.

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