mercredi 21 janvier 2015

enseignement d'un curé de paroisse catholique à Paris - donnant le sens de ce qu'ont vécu les Français les 7-11 janvier



Homélie du Père Luc de Bellescize +

Curé de Notre de Grâce de Passy – à Paris

Dimanche 11 janvier 2015


Fête du Baptême du Seigneur. Mc 1, 7-11 : « Il fut baptisé par Jean dans le Jourdain ».

            
              Chers frères et soeurs,

              Nous revenons d’une semaine de sang et de larmes sur notre sol de France et dans sa
capitale. La ville-lumière s’est remplie de ténèbres, et Notre Dame, la sentinelle de pierre
dressée au coeur de la cité, a fait sonner son glas, comme une invitation au deuil, comme un
appel à l’espérance. Les scènes de guerre n’étaient qu’un souvenir lointain, de vieilles
histoires enfouies dans la mémoire des siècles, entrées déjà dans la légende. Nous étions sans
doute trop habitués à danser sur un volcan, attachés à un confort sans grande question ni
grand drame, entretenus dans l’illusion d’un « vivre ensemble » pétri de bons sentiments et de
touchante naïveté, gavés des slogans d’un multiculturalisme infiniment ressassés, et d’une
« tolérance » qui se voile la face devant l’urgence d’affronter les vraies questions. Nous avons
bercé le fanatisme en notre propre sein, comme on accouche d’un enfant monstrueux qui finit
par nous tuer. « Dieu se rit des hommes, écrivait déjà Bossuet, qui déplorent les effets dont ils
chérissent les causes ». Les effets, c’est la mort qui a frappé. Les causes, du moins pour une
part, sont spirituelles, car c’est la mystique qui mène l’histoire, même si elle laisse à la
politique l’illusion d’apparaître sur la scène du monde. C’est la vacuité spirituelle de
l’Occident qui fait le lit du fanatisme, c’est la déconstruction des figures d’autorité,
l’éclatement méthodique de la famille, la culpabilisation de la mémoire, le triomphe de la
culture de mort, le nivellement du matérialisme et de la jouissance érigés en idoles du
bonheur.

               Nourrir les enfants de pain et de jeux dans des banlieues sordides, les couper des
racines de la mémoire et des ailes de l’espérance, ne peut qu’engendrer la violence. L’homme
a soif d’idéal, il est assoiffé du sens. Si on écrase méthodiquement son âme et qu’il n’est pas
trop abruti de paradis artificiels, il écoutera n’importe quel fanatique, il prendra les armes, il
balaiera le joug d’une société qu’il méprise, il tentera d’arracher par la force un sens à sa vie,
d’écrire en lettres de sang une gloire fugace qui le fera sortir de l’oubli. On dit que ces tueurs
sont contre la civilisation, et on a raison sans doute. Mais ne sont-ils pas aussi engendrés par
notre manque de civilisation, par la faiblesse de notre civilisation qui marque indéniablement
des signes de décadence ? Ces hommes qui prennent les armes, dont je ne veux pas amoindrir
la responsabilité, sont aussi le signe du désespoir de vivre, de notre incapacité à les intégrer, à
les nourrir, à les faire vivre. J’entends la voix du grand pape, venu de Pologne : « France, fille
aînée de l’Église, qu’as tu fait de ton baptême ? Es tu restée fidèle à l’Alliance avec la sagesse
éternelle ? ». Notre baptême est trop devenu une eau morte. Là où la sagesse est méprisée, la
folie triomphe, là où il n’y a plus d’âme, la peur, le vide, la mort règnent.

                 Faut-il parler, faut-il se taire devant le sang versé? Certaines paroles doivent se tenir
aux confins du silence. Commençons toutes choses par le silence habité de la prière. Que
notre Dieu prenne en pitié ceux qui sont morts, particulièrement ceux qui proclamaient leur
rejet de toute foi, et aussi ceux qui ont voulu tuer au nom de leur foi, et fini leurs jours dans
une dernière charge d’orgueil et de désespoir, les mains couvertes de sang, ignorants que Dieu
n’est pas celui qui tue, mais qui prend sur lui la mort. Que le Seigneur Jésus, unique Sauveur
du monde, par son sang versé, leur accorde, s’il est possible, la grâce du Salut. Le cardinal,
père de notre diocèse et de notre ville, a exprimé sa prière, signe de sa grandeur d’âme, de sa
conscience qu’aucune provocation ne justifie un meurtre. Au moment des débats sur le
mariage, il avait pourtant été ignoblement caricaturé par Charlie Hebdo, dans un dessin qui
insultait la Sainte Trinité, le mystère même de notre Dieu. Certains, même des catholiques,
sont tellement habitués au relativisme qu’ils ne voient là rien de choquant. Ils pensent qu’ils
doivent réagir en adultes, qu’ils sont capables de distance et de maturité. C’est qu’ils sont sans
doute plus endurcis, et il est dramatique de confondre l’endurcissement et l’indifférence avec
la maturité de l’adulte. Ils oublient aussi que nous sommes gardiens de la foi des plus fragiles
et des plus humbles, et qu’il faut veiller à ne jamais scandaliser un seul de ces petits qui sont
les frères du Christ (Mt 18, 6). Si on crachait sur leur propre mère, ils seraient, j’espère,
blessés. Quand on le fait sur leur Dieu, ils trouvent que cela relève de la liberté d’expression...
Je trouve cela magnifique qu’un homme comme le cardinal, pourtant évidemment blessé par
des caricatures pitoyables, réagisse par la charité, la prudence et la prière.
« Aimez vos ennemis, et faites du bien à ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44). Nous
ne répondons pas à la provocation par la violence, mais en faisant sonner le glas. Le glas est la
cloche de l’espérance, et l’espérance est un désespoir surmonté. Sa voix est sombre, elle
semble jaillir des entrailles de la terre. Le glas est un appel ténébreux au retour de la lumière
et de la vie, une voix du Christ jaillie d’outre tombe. Le glas est dans la nuit, mais il aperçoit
l’aurore qui se lève. Il « espère contre tout espoir », selon la belle expression de l’apôtre Paul
(Rm 4, 18). C’est la grandeur de notre foi chrétienne que de désirer le Salut de tous les
hommes, et de « remettre notre épée au fourreau », car « celui qui vivra par l’épée périra par
l’épée » (Mt 26, 52). C’est la splendeur du Christianisme que de prier pour ceux qui nous ont
régulièrement insultés, ou ceux qui nous donnent la mort. Je l’ai fait moi-même, cela me
permet sans doute de dire une parole qui ne soit pas portée par la violence ou le ressentiment.

                     La prière empêche de tomber dans la haine. Elle obtient la sagesse, elle donne de
« pleurer avec ceux qui pleurent », comme le dit encore l’apôtre (Rm 12, 15). Elle donne aussi
la liberté intérieure, qui fait que les hommes de prière n’ont pas peur de dire ce qui est vrai. Il
n’y a pas de paix sans justice, et la justice c’est l’amour d’une vérité qui rend libre, et qui
donne à chacun ce qui lui est dû. Certains ne seront sans doute pas d’accord avec ce que je
vais dire. Je le conçois très bien. La parole est toujours un risque. Qu’ils respectent alors ma
« liberté d’expression », puisqu’ils s’en proclament les gardiens. Je crois que ce n’est pas
rendre service à la France que de faire de ceux qui travaillaient dans un journal habitué à
l’injure et à la provocation gratuite le signe de la liberté. Ils se moquaient régulièrement de la
police comme de toute forme d’autorité. J’admire et respecte le policier, sans doute musulman
d’ailleurs, qui a donné sa vie pour eux. Son sacrifice fait honneur à l’immense majorité des
musulmans de France, qui prient avec droiture d’intention et déplorent le fanatisme. Parmi
ceux qui sont morts, les caricaturistes prônaient le libertarisme absolu, le nihilisme éthique et
le matérialisme athée. Issus d’une génération « sans Dieu ni maître », ils avaient décidé de
repousser toute contrainte - même s’ils restaient en réalité dans les limites des conventions
médiatiques, car ils savaient bien qu’on ne peut pas rire de tout en France - et de faire de
l’outrage systématique envers la religion leur langage habituel de communication. Condamner
ces épouvantables attentats est notre devoir, comme celui de nous unir dans une conscience
citoyenne et de prier pour les victimes. Mais est-il permis de ne pas ériger ces hommes en
« icônes de la liberté » ? Il n’y a pas de proportion entre l’assassinat d’un homme et son
insulte ou son blasphème, mais celui qui piétine l’intimité des coeurs et blesse grossièrement
les consciences participe aussi à la violence. C’est une triste liberté que celle de s’arroger le
droit, à grand renfort de subventions, d’humilier ce qu’il y a de plus sacré chez les êtres. C’est
un risque inconsidéré de fragiliser par son mépris un équilibre social déjà extrêmement
perturbé. C’est un douloureux paradoxe pour la France que des provocateurs libertaires qui
n’ont cessé de piétiner sa mémoire et ses institutions deviennent les symboles de sa liberté.

                 Aujourd’hui est un jour de deuil, car le Christ descend au Jourdain et s’ensevelit dans
les eaux, comme on descend dans la mort. Aujourd’hui est un jour d’espérance, car le Christ
jaillit dans la lumière pour recevoir la vie. Il a voulu s’abaisser aux profondeurs du Mal, pour
libérer l’homme de tout ce qui l’avilit, l’enlaidit, le méprise, pour le sauver de l’esclavage du
péché, pour que puisse sonner le glas, cet appel douloureux à l’espérance, ce désespoir
surmonté. L’espérance chrétienne est profonde des profondeurs mêmes du tombeau, et c’est
quand il n’y a plus d’espoir que peut advenir l’espérance. Pour qui sonne le glas ? Le poète
anglais John Donne écrit ces belles paroles : « La mort de tout homme me diminue parce que
je suis membre du genre humain. Aussi n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il
sonne pour toi ». Qui sont les morts ? Dieu seul les connaît. Nous avons leur nom et leur
visage, mais l’homme est toujours plus grand que le théâtre qu’il joue sur la scène du monde,
et il est aussi toujours plus grand que son péché. « Mes pensées ne sont pas vos pensées, dit le
Seigneur au livre d’Isaïe, et vos chemins ne sont pas mes chemins » (Is 55, 8). Nous
remettons les âmes des défunts, et nous remettons notre pays blessé entre les mains du
Rédempteur. Nous reprenons la prière que le Christ apprit à Marcel Van dans une apparition,
cet enfant d’Indochine qui sera sans doute proclamé saint : « Seigneur Jésus, aie compassion
de la France, daigne l’étreindre dans ton amour et lui en montrer toute la tendresse. Fais que,
remplie d’amour pour toi, elle contribue à te faire aimer de toutes les nations de la terre ».
« France, fille aînée de l’Église, qu’as tu fait de ton Baptême ? ». Il est temps d’en
retrouver la source, comme on creuse l’espérance de nos propres mains, jusqu’à faire jaillir
l’eau vive. Il est temps que cesse le mépris de la mémoire et le piétinement du sacré par ce
qu’il y a de plus vulgaire, de plus vil et de plus meurtrier. Il est temps de retrouver notre âme.
« Le monde moderne a bien besoin d’entendre quelques voix libératrices », écrivait Bernanos.

                    Les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes. Elles ne se
contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train. L’avenir est
quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait ». Le général de Gaulle
dans ses Mémoires de guerre évoque le grand silence de l’hiver, quand tout s’endort et se tait,
quand tout semble mort, et il écrit : « Le destin est-il donc scellé ? Est ce pour toujours la
victoire de la mort ? Non ! Déjà sous un sol inerte un sourd travail s’accomplit. Immobile au
fond des ténèbres, je pressens le merveilleux retour de la lumière et de la vie (…) Je suis le
vieil homme, recru d’épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais
jamais las de guetter, dans l’ombre, la lueur de l’espérance ».

                    Seigneur Jésus, aie compassion de la France, daigne l’étreindre dans ton amour, et lui
en montrer toute la tendresse. Notre Dame de France, vous qui êtes si souvent apparue sur
notre terre blessée, souvenez vous, priez pour nous. Amen.

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