samedi 31 mai 2014

chronique d'Ould Kaïge - déjà publié par Le Calame . 5 Septembre 2007




8 .



La mémoire d’un grand Français et gaulliste ayant aimé la Mauritanie :
Pierre Messmer,
Premier ministre (1972-1974),
commandant de l’Adrar (1950-1952), gouverneur du Territoire (1952-1954)



Pierre Messmer est décédé le 29 Août 2007 à l’âge de 91 ans. Un ancien Premier ministre français, certes après avoir été dix ans le ministre des Armées du général de Gaulle, mais surtout le commandant du cercle de l’Adrar en 1950, puis – de 1952 à 1954 – le gouverneur du territoire d’outre-mer français qu’était la Mauritanie. Il y arriva en spécialiste de l’Indochine tant sur le terrain où il s’était échappé des prisons du Viet-Minh, que des comités parisiens dont il sortit convaincu que l’indépendance était inéluctable. D’où son « exil » à Atar…Plus tard, haut-commissaire en Afrique équatoriale puis en Afrique occidentale. Même ayant quitté le pouvoir en 1974, il était resté l’homme de conseil et d’influence pour l’Afrique et en Afrique. Voir le portrait de Moktar Ould Daddah qu’il donna à Jeune Afrique en 2003, selon l’expérience notamment qu’il avait eu de la nationalisation de Miferma. Voir aussi la lettre qu’il écrivit, il n’y a pas un an à Jacques Chirac, encore à l’Elysée, pour que la France change complètement de politique en Côte d’Ivoire, sinon dans toute l’Afrique.

J’étais son visiteur depuis plus de trente ans et la Mauritanie a été, avec le général de Gaulle, notre lien (et notre sujet de conversation) permanent. J’ai été le dernier – le samedi 28 juillet. Le lendemain, à la même heure, il était au Val-de-Grâce à Paris, œdème pulmonaire. L’entretien s’acheva sur la Mauritanie. Le voici, sans précaution, et qui témoigne simplement des analyses d’une autorité de la colonisation.

Est-ce que vous auriez envie ces temps-ci de me dire ce que vous attendriez d’un résumé de l’histoire de la Mauritanie contemporaine ? du début de Coppolani à Sidi Ould Cheikh Abdallahi qui vient de gagner.

J’ai sur la Mauritanie comme vous le savez une idée que je suis à peu près le seul à avoir, sauf peut-être quelques Mauritaniens.
Je pense que la Mauritanie n’a jamais été colonisée. Et si j’écrivais, ou si vous écrivez sur la Mauritanie, moi je crois que c’est une idée centrale. Que se passe-t-il à partir de Coppolani ? ce sont des militaires français, c’est une tribu guerrière qui s’impose à la Mauritanie, mais les Mauritaniens sont habitués à cela, depuis la guerre de Charr Baba. C’est une tribu guerrière qui remplace les tribus guerrières venues d’Arabie. Et nous nous insérons dans un système que nous connaissons mal au début, mais qui correspond exactement à ce que nous allons faire. Il n’y a pas de colonisation. La colonisation allait commencer au moment de l’indépendance, avec les grandes réalisations minières, Akjoujt et Fort-Gouraud. Alors là, la colonisation allait commencer, mais il y a eu l’indépendance avant.

Il y a eu la tentative d’O.C.R.S. aussi.

Cela n’existe pas.

Quand vous arrivez, vous avez le commandement par intérim puis comme gouverneur, y a-t-il un projet ? Non. Vous commencez par l’Adrar, puis l’intérim, puis vous êtes gouverneur.

Avec les militaires. En Adrar, quand j’arrive, je n’ai que des militaires sous mes ordres et je fais venir un civil, un administrateur adjoint : de Lalance, qui avait été aide-de-camp de Leclerc.

Et là, vous ne connaissiez pas du tout la Mauritanie ?

Non. Mais je connaissais le Sahara, l’Erythrée, la Libye, le sud-tunisien. J’avais voyagé dans le Sahara algérien … et alors, ce sont les mêmes, ou ils sont différents ? Ils sont différents. Ce ne sont pas les mêmes. Et en quoi ? la religion, le commerce, l’habileté ? Non, les tribus guerrières de Mauritanie sont arabes. Au Mali, et au Niger, les Touaregs sont des Berbères. Au Tchad, ce sont des Noirs. Et alors, ce clivage ethnique est un clivage… Au Darfour, ce sont des Noirs. Et quelle est la conséquence ? Les Arabes sont fiers de l’être. Et ils méprisent les autres, leurs tributaires et même les marabouts, et les marabouts s’appuient sur les Français contre les tribus guerrières mauritaniennes.

Quand vous gouvernez, y a-t-il déjà les perspecives de la loi Defferre ? on y pense un peu dans les hautes sphères ? et faut-il trouver quelques Mauritaniens pour plus tard ?

Les Mauritaniens existent, on ne pense pas à la loi Defferre. Ce n’est pas la culture mauritanienne. Mais il y a une élite mauritanienne, remarquable, déjà. Dans deux domaines. Chez d’une part, chez les marabouts, en particulier la grande famille des Cheikh Sdya, et puis d’autre part, chez… dans un cadre qui va servir d’encadrement à la Mauritanie indépendante, ce sont les interprètes qui représentent un cadre d’une qualité exceptionnelle ! Et que l’on n’a pas dans les autres territoires ?  Et ce sont eux qui vont apporter les cadres au démarrage.

La revendication marocaine était-elle prévisible en 1950 ?

Bien sûr !

Le commandement des confins laissait tout cela un peu flou…

Oui, prévisible, et pas réaliste.
Prévisible parce que les grandes dynasties marocaines almoravide et almohade viennent de la Mauritanie. Et, n’oubliez pas que si les Français n’avaient pas été au Maroc, la dynastie actuelle était renversée par les Regueibats, qui avaient pris Marrakech et marchaient sur Rabat, et c’est ce qui fait que les Regueibats haïssent la dynastie marocaine, et n’iront jamais avec elle… et ne nous aiment pas beaucoup. Parce qu’ils pensent que nous les avons empêchés de s’emparer du Maroc.

Pourrait-on dire qu’il y a eu entre 1910 et 1940 deux politiques, l’une de Lyautey faisant le Maroc tel qu’il a été, et puis celle venant d’A.O.F. et de la Mauritanie qui est une autre politique pour le désert et pour le Sahara ?

Non : pas pour le Sahara. Pour la Mauritanie. Parce que, au Mali, c’est-à-dire au Soudan, ils ont fait une politique tout à fait différente. Mauritanie…

D’autant qu’on a rattaché le Hodh à la Mauritanie.

Pour des raisons, je dirais… religieuses et ethniques. La frontière entre le Mali et la Mauritanie est un peu la limite des zones de paturages des Beydanes d’un côté et des Touaregs de l’autre. Je viens de prononcer le mot : beydane, cela veut dire : blanc. D’ailleurs, les Maures quand ils s’adressaient à quelqu’un comme moi, disaient : eux, en parlant des Noirs, et : nous, en parlant des Blancs.

Nous, Français et Maures…
Nous, Blancs.

Et ils considéraient les Touaregs comme des Noirs ?
Non. Comme autre chose.

Est-ce que Horma est une continuité du Cheikh Hamallah, dans l’esprit des Mauritaniens et pour l’autorité administrative ?

Le hamallisme a été une des raisons du rattachement du Hodh. C’est d’ailleurs très intéressant et, à mon avis, les gens du Soudan ont très mal traité ce problème. Très, très mal. Comme des imbéciles… Horma Ould Babana, un Ida Ouali, donc… une tribu : les Ida Ouali sont une tribu très forte et très répandue partout ! Très dispersée. Avec un sens de la cohésion. Je ne crois pas qu’Horma était hamalliste. Mais, il faudrait vérifier : je crois que le Hodh votait pour Horma. Et vous l’avez connu, personnellement, Horma ?C’est un type pas sérieux, ou est-ce quelqu’un qui avait quelque chose ?  Je crois qu’il avait une immense ambition et je me demande s’il n’avait pas joué le coup trop tôt. Au fond, il pensait à l’indépendance, au fond. Et par conséquent, il a été sabré par l’administration.

Mais en vous écoutant, il m’est venu une idée que vous aviez probablement à l’esprit sans la conceptualiser. Et on parle des Almoravides. Est-ce que tous ces Mauritaniens qui sont partis au Maroc, ne se sont pas dit, nous n’allons pas pour approuver la revendication marocaine, nous allons pour mauritaniser le Maroc, qui n’a pas bien tourné avec la colonisation française et avec les Alaouites. Et cette ambition, d’une certaine manière, Moktar l’a frôlée dans les dernières années de son règne, car il était devenu le seul homme qui pouvait aller voir indifféremment Bourguiba, Boumedienne, Khadafi, Hassan II qui eux ne se saquaient jamais entre eux. Il était le seul à pouvoir y aller, non sans orgueil.

J’ai très bien connu un personnage qui a joué cela. Je vais voir si j’ai quelque chose… j’arrive. Quelque chose d’important. C’est … il faudrait que vous regardiez la biographie de Deye Ould Sidi Baba, c’était le fils d’une des grandes familles d’Atar. Il est parti quand moi j’ai quitté la Mauritanie [1]. Parce que je crois que… il ne voulait pas quitter la Mauritanie quand j’y étais, mais il a fait une très grande carrière au Maroc, il a été ambassadeur à l’ONU et président de l’Assemblée. C’est intéressant parce qu’il représente exactement ce que vous dites. Je pensais à ce genre d’homme. Et manifestement, le roi se servait de lui pour montrer que la Mauritanie était un arrière plan du Maroc. Maintenant c’est fini.

Ce cercle du Chemama sur le Fleuve, cela paraît une idée assez étonnante.

Au fond, vous savez : les Sénégalais ne souhaitaient pas aller plus loin que la vallée du Fleuve. Ce n’était déjà pas mal…parce que la Mauritanie a été conquise du sud au nord et non du nord au sud, elle a été conquise et comprise par le Trarza et les Cheikh Sidya. Et ce sont eux qui parmi les Mauritaniens sont les plus universalistes et ont le plus la vision d’un ensemble mauritanien. C’est presque les seuls…

Le général de Gaulle était très ami avec Cheikh Sidya. Ah oui ? ce n’était pas une apparence ? Il est venu en Mauritanie en 1953 ou 1954, il est venu en A.O.F., il a passé deux jours en Mauritanie, il m’a demandé – j’étais gouverneur – à aller à Boutilimit, chez Cheikh Sidya. Il en avait donc déjà entendu parler ? Ah oui ! je les ai laissés en tête-à-tête. Après les… l’accueil qui a un peu étonné le Général, mais il a eu l’habileté de ne pas le manifester. Quand il est arrivé à Boutilimit, on a devant lui égorgé un chameau et on lui a fait boire le lait de la chamelle, qui n’était pas très propre. Il s’est soumis à cette épreuve, parce que c’est lui qui a demandé à aller à Boutilimit, ce n’est pas moi qui le lui ai proposé. Alors comment vous expliquez çà ? Je crois que Cheikh Sidya avait manifesté sa sympathie au Général très tôt. Il faudrait voir si cela ne date pas de la guerre, du ralliement en 1943 de l’A.O.F. Donc, contre Boisson. Je pourrai le savoir, les Cheikh Sidya ont encore des archives. Il connaissait le Général, avant que le Général vienne à Boutilimit. Et en revanche, le jeune émir de l’Adrar et le déjà vieux Abderrahmane au Tagant, n’avaient pas l’envergure ? J’ai toujours refusé de rétablir l’émirat de l’Adrar quand j’étais en Mauritanie. On ne l’a fait qu’après mon départ, mais c’était idiot. L’émir, c’est un chef de guerre. Donc, il faut qu’il y ait la guerre. Il y avait un peu un concurrent marabout des Cheikh Sidya. C’étaient les Cheikh Mal El Ainin. Oui, dans le nord, c’est Smara, mais ils soutiennent – les Mal El Aïnin – soutiennent les Regueibats et ils sont en zone espagnole. C’est plus compliqué que çà. La répartition entre Français et Espagnols, répartition des Regueibats : les Regueibat Sahel sujets espagnols  et les Regueibat Legouacem sujets français. Ce n’était donc pas une frontière, c’étaient des gens. Les Regueibats sont les hommes des nuages, ils vont là où tombe la pluie. Vous récitez un proverbe mauritanien.

Dix-huit mois auparavant – le 16 février 2006 – Pierre Messmer commentait, de la même façon, une de mes réflexions sur la Mauritanie. J’en rentrais et disais que la question du Sahara n’était pas fermée pour les Mauritaniens et que la Mauritanie, qu’elle le veuille ou non, reste partie prenante dans le règlement à faire.

Cher ami, votre note sur le « processus de transition démocratique » de la Mauritanie m’a vivement intéressé et me donne de l’espoir pour un pays que j’aime et des hommes que je respecte. Sur un seul point, je suis en désaccord avec vous. Dans votre développement sur « les prochaines responsabilités internationales » vous évoquez la question du Sahara Occidental et affirmez qu’il n’y a qu’un Tiris (c’est vrai) et que « les populations de l’ancienne possession espagnole sont mauritaniennes » ce qui est discutable. En politique, la géographie humaine est plus importante que la géographie physique. La population du Sahara ccidental est, pour l’essentiel, Regueibat (de la branche Sahel de la confédération cousine des Lgouacem) et les Regueibats détestent la dynastie alaouite pour des raisons historiques. Mais cela ne veut pas dire qu’ils se « sentent » Mauritaniens. Ce sont les hommes des nuages. J’en sais quelque chose, ayant administré pendant quatre ans les Lgouacem dont, à ma connaissance, les sentiments n’ont pas beaucoup changé. Pour la Mauritanie, la sagesse est de se mêler le moins possible du Sahara Occidental qui lui a coûté si cher et qui pourrait à nouveau la déstabiliser. Je sais que c’est difficile ; je sais que ce que j’écris est impopulaire mais je crois avoir raison. Il y a des boîtes à chagrin qu’il faut garder fermées.                               


[1] - anachronisme puisque Deye est entré, à la demande de Moktar Ould Daddah, dans le premier gouvernement mauritanien, celui issu de la « loi-cadre » et n’est parti au Maroc qu’en Mars 1958, soit quatre ans après que Pierre Messmer ait quitté le territoire, mais peut-être avait-t-il commencé de s’y rendre au départ du gouverneur et avant même l’indépendance du Maroc. A vérifier…

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