dimanche 4 août 2013

l'antidote à la désunion et au racisme




L’unité nationale



(pages extraites de la Mauritanie contre vents et marées – Moktar Ould Daddah . éd. Karthala . Octobre 2003 . 669 pages . disponible en arabe et en français)


J’évoque souvent dans ce livre la composition bi-ethnique de la Mauritanie. C’est une réalité qu’aucun dirigeant mauritanien ne peut ignorer sans prendre le risque de mettre en cause l’existence-même du pays. Sa connaissance et sa reconnaissance par les responsables mauritaniens sont indispensables pour la construction de la Patrie mauritanienne sur des bases solides.


                D’après les résultats des recherches les plus récentes, la présence humaine sur « le territoire qui constitue l’espace géographique de la Mauritanie actuelle ».  en Mauritanie serait apparue il y a au moins 700.000 ans [1]. Différentes populations, venant d’Afrique tropicale et nilotique, ainsi que d’Afrique du nord, s’y seraient installées alors que le Sahara était plus humide qu’aujourd’hui, et verdoyant.

Depuis lors, les deux composantes, la noire et la blanche, qui créèrent de nombreuses civilisations concomitantes ou successives, sur ledit espace géographique, ont vraisemblablement dû tantôt se faire la guerre, tantôt vivre une coexistence pacifique. Mais, dans tous les cas, elles ne cessèrent plus de cohabiter sur ce même territoire. Territoire dont les limites extérieures ont souvent varié au cours de l’Histoire. C’est ainsi que la Mauritanie fit partie, totalement ou partiellement, des empires qui se sont succédés dans le Sahel : Empire du Tékrour (VIIIème siècle), Empire du Ghana (à partir du VIIIème siècle), Empire des Almoravides (XIème siècle), Empire du Mali (XIIIème et XIVème siècle), Empire songhaï (XVIème siècle), etc.

Si donc les limites extérieures de l’espace géographique mauritanien ont varié, en revanche la plus grande partie de cet espace est demeurée immuable. Et, sur cette partie, apparut, au Xème siècle, un facteur exceptionnellement important de rapprochement et de compréhension entre les populations, un ciment d’unité : l’Islam, qui devint – et qui reste – la religion commune de tous les Mauritaniens.

            Ainsi, la Mauritanie bi-ethnique ne date pas d’aujourd’hui.

            Une belle image, utilisée un jour devant moi par un vieux sage de chez nous, résume la Mauritanie bi-ethnique : «  La Mauritanie, avec ses Noirs et avec ses Blancs, est comme l’œil. Celui-ci ne va bien et ne peut donc jouer pleinement son rôle que quand ses deux parties, la Noire et la Blanche qui ne peuvent être séparées, sont en bonne santé… »

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            20 Mai 1957…

            Ce fut pour moi le point de départ d’une période extraordinaire, d’une vingtaine d’années durant laquelle j’allais diriger et coordonner les actions tendant à créer l’Etat-Nation mauritanien.
            Je dis bien : «  diriger et coordonner les actions… ». Ce qui signifie, en remarque préliminaire, que la construction nationale de mon pays n’a pas été une œuvre uniquement personnelle. Bien au contraire, elle a été une œuvre collective, celle de l’évidente majorité de l’ensemble du peuple mauritanien, et des différentes équipes dirigeantes qui ont successivement partagé le pouvoir avec moi, pendant plus de deux décennies … Période à la fois exaltante puisqu’il s’agissait de fonder la Patrie mauritanienne, et écrasante, du fait des énormes et innombrables difficultés d’une telle entreprise.
            Le mérite des résultats obtenus revient donc à toutes les composantes, ethniques et sociales du peuple mauritanien. cela commença de devenir sensible à partir de 1961, et, surtout de 1964.
            Durant ces deux décennies, je ne me suis considéré que comme un chef d’équipe. Chef d’équipe assumant le maximum de responsabilités devant Dieu, devant le Peuple mauritanien et devant l’Histoire, mais ne prétendant qu’à sa seule part du mérite collectif de ce qui se réalisait.

            Comme deuxième remarque préliminaire, je dirai un mot de la situation politique dans le pays au moment où la volonté divine, d’après la conjoncture historique d’alors, me plaçait à la tête de la Mauritanie au moment le plus décisif de l’Histoire de celle-ci, puisqu’il s’agissait de son accession à l’indépendance nationale. Indépendance dont il fallait, tout d’abord, créer les conditions dans un contexte on ne peut plus défavorable. Indépendance qu’il fallait, ensuite, assumer, consolider, faire accepter par tous les Mauritaniens dont beaucoup étaient, à son égard, réticents et même hostiles, et imposer sur la scène internationale où elle allait être contestée.
            Tâche titanesque en quelque sorte !

pp. 151-152


            Avant que je ne relate les conditions dans lesquelles notre indépendance fut proclamée, le 28 Novembre 1960, je dois revenir aux problèmes intérieurs, autres que ceux déjà évoqués.

            Le plus important et le plus urgent était celui de la mauritanisation du commandement territorial. En effet, ce problème était particulièrement sensible puisqu’il s’agissait de l’exercice de la souveraineté nationale. Les administrateurs français qui, jusques là, l’exerçaient au nom de leur pays, étaient de plus en plus mal à l’aise à mesure qu’approchait la date du 28 Novembre, ce qui était humainement fort compréhensible. De plus, et surtout, sans cette mauritanisation, « l’indépendance juridique » n’aurait aucune concrétisation aux yeux des populations de l’intérieur, c’est-à-dire l’écrasante majorité des citoyens mauritaniens. Or, dans ce domaine, comme du reste dans tous les autres, nous manquions totalement et cruellement de cadres. Pour ce qui est seulement du commandement territorial, il suffit de rappeler qu’au moment de l’entrée en vigueur de la Loi-Cadre, en 1957, il n’y avait dans cette administration d’autorité qu’un seul Mauritanien, Ely Ould Sidi Mehdi, qui remplissait les fonctions de chef de la subdivision nomade des Agueylatt (dans le Gorgol), subdivision dont l’existence était plus théorique que réelle. Donc, pour parer au plus urgent, la seule possibilité qui s’offrait à nous, était de choisir parmi les agents mauritaniens de l’administration : interprêtes, commis, enseignants, etc… les seuls agents d’un certain niveau que le régime colonial nous ait légués, ceux qui paraissaient susceptibles d’de pouvoir exercer le commandement d’une circonscription territoriale : cercle, subdivision, poste administratif. Aussi, dès le 14 Janvier 1958, le Gouvernement  avait-il nommé six adjoints mauritaniens à des commandants de cercle français ainsi qu’à un chef de subdivision : Sid Ahmed Ould Mohamed au Hodh Oriental, Ismaïla Sy au Guidimakha, Mohamed Salem Ould Mohamed Sidya en Assaba, Nagi Ould Moustapha au Tagant, Mohamed Ould Cheïkh au Brakna, Samory Ould Biya en Inchiri et Khalidou Diagana pour la subdivision de M’Bout.
            La même année, le 6 Octobre suivant, le Gouvernement décida l’envoi de huit stagiaires à l’I.H.E.O.M. pour y suivre un cycle de formation accélérée de deux ans, cycle nouvellement et spécialement conçu pour permettre aux nouveaux Etats membres de la Communauté franco-africaine de recycler des cadres moyens qui manquaient de formation théorique, tout en ayant une solide expérience administrative. La première promotion ainsi désignée se composait de Ahmed Bazeïd Ould Ahmed Miske déjà bachelier, Gaye Silly Soumare également bachelier, Mohamed Salem Ould M’Khaïtiratt, Ahmed Ould Mohamed Saleh, Mame Ly, Dèye Ould Brahim, Mohamed Lemine Ould Hamoni, Sidi Mohamed Ould Abderrahmane. Cette filière que nous avons utilisée pendant plusieurs années nous a permis de former une quarantaine d’administrateurs, quelques magistrats, quelques diplomates et quelques inspecteurs du travail.

            A propos de mauritanisation du commandement territorial, me reviennent à l’esprit certains raisonnements qui ont été souvent tenus, à la veille de l’indépendance, par ceux qui étaient contre celle-ci et, partant, contre celle-là. J’en cite quelques-uns, à titre anecdotique : «  Nous, les nobles guerriers, les vrais maîtres du pays avant la colonisation, ne saurions admettre de nous faire commander ni par les marabouts qui « ne pouvaient vivre que sous notre ombre » ni par les Noirs dont certains étaient nos esclaves. Ce sont les Français qui nous ont arraché par la force notre autorité sur le pays. S’ils partent, nous reprendrons notre pouvoir que nous ont légué nos nobles ancêtres. Nous avons nos fusils et notre courage héréditaire. Ni les marabouts que nous protégions, moyennant leurs prières pour nous éviter les mauvaises choses et pour notre salut dans l’au-delà, et que nous aidions matériellement, ni les Noirs qui étaient également nos protégés, quand ils n’étaient pas nos esclaves, ni le reste de la population – tributaires, forgerons, griots, haratines, ne sauraient nous résister… ». 
«  Nous, les marabouts, préférions l’occupation des infidèles qui, tout en nous protégeant contre les guerriers, souvent frustes et rapaces, nous laissent toute liberté de pratiquer notre religion. Nous n’avons pas oublié tous les méfaits de la domination des Hassanes qui n’attendent que le départ des Français pour réinstaurer l’anarchie dans le pays et y reprendre leurs exactions contre nous, et contre tous les autres habitants du pays. Nous ne voulons pas non plus nous laisser commander par les Noirs qui sont, soit nos serviteurs, soit nos disciples, donc nos subordonnés. De ce fait, ils ne peuvent pas nous commander… ».
Ou encore : « …nous, les Noirs de Mauritanie, sommes des hommes aussi libres, aussi nobles que les plus nobles des Maures qui sont tous esclavagistes. Nous ne saurions donc nous laisser commander par eux. Ce pays est le nôtre avant d’être le leur. Nous tenons à y rester, mais en hommes libres. Nous craignons que si les Maures y exercent la totalité du pouvoir, ils ne veuillent nous traiter comme leurs esclaves. Pour toutes ces raisons, nous préférons que la France reste, sous une forme ou sous une autre… ».
Et puis… « … nous autres, gens de l’Est, ne voulons pas continuer à subir la dominatoion des gens de l’Ouest qui, parce qu’ils sont allés à l’école française bien avant nous, nous soumettent à une deuxième colonisation par l’intermédiaire de leurs interprêtes, de leurs commis, de leurs enseignants, de leurs infirmiers, de leurs postiers, de leurs gardes-cercles, etc… Et, pour nous, tous les gens de l’Ouest sont les mêmes : Trarza, Brakna et Noirs du Fleuve… ».
Réciproquement… « … nous, gens de l’Ouest, qui sommes les Mauritaniens les plus instruits, les plus cultivés en arabe, nous qui comptions bien avant l’occupation française, et qui comptons encore, tant de m’hadher [2], de savants, de poètes, de juristes, de théologiens, de grammairiens célèbres dans tout le monde arabe et musulman, nous qui avons pris une si grande part dans l’islamisation de l’Afrique de l’ouest, nous qui avons, les premiers, envoyé nos enfants à l’école moderne, ne voulons pas nous laisser commander par des originaires des autres régions si souvent frustes et ignorants… ».

            Par bonheur, à côté de ceux qui tenaient de tels propos si archaïques, si passéïstes, si pessimistes, existaient parmi les anciens certains sages, des historiens en particulier, qui évoquaient les rapports intercommunautaires passés, d’une manière plus constructive, plus encourageante quant à l’avenir commun des deux composantes ethniques de notre peuple [3].

Ainsi, nous rappelaient-ils, preuves écrites et orales à l’appui, qu’avant la conquête française, les Mauritaniens noirs et maures cohabitaient normalement dans les conditions de l’époque. Ainsi, les guerres intestines qui sévissaient dans toutes les régions de la Mauritanie n’étaient pas des guerres raciales. En effet, remarquaient nos historiens, en vertu d’un système d’alliances bien rôdé entre Maures et Noirs voisins, ces guerres opposaient tantôt des Noirs et des Maures alliés à d’autres collectivités maures ou noires, ou encore maures et noires coalisées. Par exemple, les Ahel Sidi Mahmoud de l’Assaba et du Ghidimakha avaient pour alliés une partie des Sarakollés contre d’autres Sarakollés, ou contre d’autres tribus maures, ou contre une coalition composée des deux ethnies noire et maure. Au Gorgol, le même système d’alliance existaient entre les Toucouleurs et les Maures Littama et les Ahel Sidi Haïba. Au Brakna, les Oulad Naghmache et les habitants du canton du Lao, commandés par les Wane, formaient une alliance tout comme les Oulad Seyed avec les habitants du canton du Toro commandés par les Kane. Il en était de même des Alaïbe de Boghé avec les Oulad Ahmed. Plus à l’ouest, les Trarza, surtout les Oulad Ahmed Ben Damane, étaient les alliés des Ouolofs du Oualo. Les mariages inter-ethniques étaient fréquents : le plus connu d’entre eux fut celui de l’Emir Mohamdel Habib avec la reine du Oualo, Djembott. De cette union naquit un prince, Ely Ould Mohamedel Habib, qui devint Emir des Trarza.

            Il n’empêche… la grande majorité de nos cadres et notabilités traditionnelles étaient foncièrement hostiles à la mauritanisation du commandement territorial. Leurs façons de voir dénotaient une mentalité vraiment rétrograde. Ils donnaient une idée des innombrables obstacles que devraient affronter nos « commandants » nationaux. Ceux des premières promotions surtout, ceux que Mohamed Ould Cheïkh appelait, sous forme de boutade, «  les administrateurs par décret ». Ces « commandants » voués à opérer en eux-mêmes une reconversion psychologique considérable et bien difficile dans leur situation. Ils devaient d’abord s’imposer à eux-mêmes avant de s’imposer aux autres. Dans ce but, il leur fallait « quitter la casquette » d’agents subalternes pour coiffer celle du responsable à part entière, c’est-à-dire du chef. Ils devaient avoir confiance en eux-mêmes et assumer pleinement une métamorphose si rapide et si importante. Ils devaient ensuite s’imposer à leurs collaborateurs, hier encore leurs égaux : leurs collègues, leurs amis ou, simplement, leurs connaissances qui, humainement, pouvaient jalouser leur fulgurante promotion : « pourquoi lui ? et pourquoi pas moi ?… » pouvaient se demander certains.
            Ils devaient enfin s’imposer à leurs administrés qui, initialement, n’avaient à leur égard, que méfiance et préjugés, comme en témoignaient les propos cités plus haut. En effet, pour ces administsrés, les nouvelles autorités n’étaient que : untel, de telle tribu ou de tel canton, donc pas une autorité à laquelle on devait obéir d’une manière anonyme. Une anecdote, vécue parmi d’autres, illustre cet état d’esprit. J’ai oublié les détails exacts, mais il m’en reste le souvenir que voici. En 1959, Ahmed Ould Bah, premier commandant de cercle national, venait de prendre son commandement à Kiffa : il reçoit un chef de tribu – ou de fraction – dont la collectivité était impliquée dans une bagarre locale, pour l’interroger et le sermonner. Le chef, prenant très mal les propos du commandant de cercle, lui répond à peu près ceci : « … toi, jeune homme des Oulad Deïmane (la tribu d’Ahmed Ould Bah), tu te permets de t’adresser de la sorte, à moi ? moi qui… moi que… ». Immédiatement après cette inacceptable réponse, le nouveau commandant de cercle ordonne à l’autorité subalterne compétente d’ enfermer le chef rebelle pendant un jour ou deux. Ensuite, il le fait revenir dans son bureau : je ne me souviens plus de leur dialogue, mais… le chef a parlé correctement au hakem mauritanien. La relation de l’incident fit le tour de l’Assaba et même du pays ! la preuve était faite que les autorités nationales mauritaniennes pouvaient emprisonner les citoyens fautifs, tout comme le faisaient les Français avant elles. Ce qui a dû faire réfléchir quelques récalcitrants potentiels… et assez rapidement, les nouvelles autorités, à de rares exceptions, furent, bon an mal an, admises par les populations.
            Le mérite d’un tel succès revient à ces pionniers, souvent méconnus, que furent la plupart des hekam fabriqués à la hâte. Dans leur majorité, nous leur devons de vives félicitations, car ils ont joué, dans la construction de notre Etat-Nation, dont ils ont essuyé les plâtres, un rôle déterminant. A des degrés divers et, chacun suivant sa personnalité particulière, ils ont mérité de la Patrie naissante.

            La mauritanisation complète du commandement territorial, fut réalisée entre Septembre 1959 et Mars 1961.
            Avant d’entamer le processus de mauritanisation du commandement terriorial, nous avions arrêté deux principes :
            Premièrement, aucune autorité ne devait commander sa circonscription d’origine. Ce faisant, nous voulions éviter à ladite autorité la tentation de se laisser trop solliciter et, partant, influencer par les siens ce qui, entre autres inconvénients, la rendrait a priori suspecte aux yeux des autres citoyens de la circonscription considérée. Une seule exception à cette règle nous fut imposée par les circonstances locales : il  s’est agi du commandement du cercle de l’Adrar dont le premier titulaire mauritanien fut, non seulement originaire de ce cercle, mais en même temps membre de la famille émirale adrarienne, Ahmed Ould Ahmed Salem Ould Aïdda dit Aïdda. Pourquoi cette exception ? qui, là, comportait un risque complémentaire grave, celui de créer dans l’esprit des citoyens de la région, la confusion entre la source traditionnelle du pouvoir émiral et la source nouvelle celle émanant du pouvoir central de Nouakchott qui avait nommé le nouveau commandant du cercle.
            J’ai eu précédemment l’occasion de signaler que, durant la fin des années 1950 et le début des années 1960, d’importantes troupes françaises étaient stationnées en Adrar pour  couvrir le nord de notre pays contre les incursions de l’ « armée de libération marocaine ». Pour les besoins supplémentaires de cette défense, le commandement militaire qui disposait de ressources non négligeables, avait recruté un assez grand nombre de guerriers adrariens, dont beaucoup d’anciens goumiers des groupes nomades français et, comme dit l’adage : qui paie commande, tous ces guerriers dépendaient pratiquement de l’autorité civile locale, demeurée française mais désormais sans les moyens d’antan. De plus et comme je l’ai déjà dit à propos de la naissance de l’U.S.M.M., ces guerriers, secrètement manipulés par certains officiers français du 2ème Bureau local, faisaient partie des tenants de la théorie déjà exposée selon laquelle la Mauritanie appartenait aux guerriers avant l’arrivée des Français. Donc, si la France la quitte . . . Dans un tel contexte, nous nous sommes trouvés fort embarrassés. En effet, d’une part, nous devions impérativement mauritaniser effectivement le commandement du cercle de l’Adrar. Mais, d’autre part, nous ne pouvions pas le mauritaniser dans les mêmes conditions que les autres cercles du pays. Car il nous fallait tenir compte du climat politique particulier qui y prévalait. Autrement, sa mauritanisation risquerait d’exposer le nouveau titulaire et, partant, l’Etat qu’il représente, à d’imprévisibles difficultés, voire à des humiliations. Les guerriers adrariens, dont le comportement général frisait la rébellion larvée, rébellion que nous n’avions aucun moyen de mater le cas échéant, ne disaient-ils pas haut et fort qu’ils n’acceptaient d’être administrés que par un commandant de cercle français.

            Devant ce grave dilemme – un vrai casse-tête mauritanien - nous avions fini, contraints et forcés, par recourir temporairement à cette exception, dont les Mauritaniens ne pouvaient comprendre tous les tenants et aboutissants. Mais avant sa nomination en Conseil des ministres, début Janvier 1961, je reçus Aïdda qui dirigeait à l’époque le cabinet du Président de l’Assemblée Nationale – et lui expliquai, longuement et clairement, le sens de sa mission temporaire : pour des raisons évidentes, ce caractère temporaire devait rester secret. Et, comme nous étions amis de longue date – depuis la médersah de Boutilimit et, surtout, depuis l’Ecole Blanchot de Saint-Louis : je le surnommais «  le duc du Dhar » -,  j’étais tout à fait à mon aise pour lui faire saisir davantage toutes les nuances et toutes les difficultés de sa mission. Il me promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour la réussir. Il tint parole.
            A ce sujet, je dois encore donner une précision importante : la nomination d’Aïdda coïncida avec une évolution politique locale à partir du moment où l’U.S.M.M. –ainsi que les autres partis d’opposition – avait répondu positivement, le 4 Octobre 1960, à mon appel à l’unité que je leur avais adressé au mois d’Août précédent. Ce fut, dans cet esprit nouveau, que, vers la mi-Janvier 1961, je reçus une délégation de l’U.S.M.M., conduite par Ahmed Ould Kerkoub, délégation qui déclara «  approuver sans réserve la politique du Gouvernement mauritanien ». Nonobstant cette prise de position, l’état d’esprit général des guerriers, surtout à Atar même, demeurait équivoque au moment où Aïdda prit son commandement, au début de Février 1961. De tempérament autoritaire, il sut, dès le début, s’imposer aux guerriers de l’Adrar qui, du reste, le respectaient et le craignaient autant comme membre de la famille émirale que comme nouveau représentant du pouvoir central. Quant à lui, il ne manquait aucune occasion pour rappeler qu’il ne représentait que le nouvau pouvoir national mauritanien, auquel – ajoutait-il – tous les Mauritaniens sans exception, devaient soumission et obéissance. Il était, répétait-il, le commandant de cercle de l’Adrar, et non l’Emir de l’Adrar. Au bout de quelques mois, les progrès du processus de l’unité politique, au niveau national et local, aidant, les guerriers « rentraient dans le rang », les uns après les autres. Ils acceptaient désormais et sans la moindre réticence, l’autorité du gouvernement et celle de ses représentants sur place. La situation se normalisant, nous pouvions alors y appliquer le principe général : «  le duc du Dhar » changea d’affectation et un nouveau commandant de cercle, originaire du Guidimakha, Ibrahima Kane, fut nommé à Atar. Quant aux guerriers de l’Adrar dont la région est la plus exposée aux dangers venant du Maroc, ils devenaient les gardiens vigilants et patriotes de notre frontière nord, aux côtés des premiers éléments de notre armée naissante, et de l’armée française.

            Toujours en ce qui concerne la mauritanisation du commandement territorial, nous avions eu une deuxième préoccupation : envoyer les fonctionnaires d’autorités noirss en Mauritanie hassanophone et les Maures le long de la Vallée du Fleuve. Sans que ce principe fût appliqué d’une manière aussi rigide que le précédent. Et, comme nous l’avions voulu, cette manière de faire se révèla être l’un des moyens le plus efficace de lutter contre les préjugés raciaux – pour ne pas écrire : racistes – sur lesquels je me suis exprimé plus haut. En effet, à ma connaissance du moins, aucune autorité, originaire du Sud ou du Nord, n’a fait l’objet, dans l’exercice de son commandement, d’attitude hostile et concertée du fait de sa couleur.
            Bien sûr, dans les conversations privées, les uns et les autres ont pu chansonner tel kori ou tel bidhane, comme ils ont pu « chansonner » les autorités issues de leur propre ethnie. Mais, le tout était sans gravité. C’est pourquoi, avec le recul, cette règle me paraît avoir été le principal succès de la mauritanisation. Ce fut incontestablement un facteur majeur d’unité nationale. Dans ce domaine, ma volonté constante de lutter, à tous les niveaux de l’Etat, contre les préjugés raciaux, s’est traduite par le résultat suivant : il n’y a pas un seul poste de responsabilité politique ou administrative qui n’ait été indifféremment occupé par des Maures et par des Noirs : présidence de l’Assemblée Nationale, permanence du Parti, portefeuilles ministériels, gouvernorats, ambassades, secrétariats généraux des ministères, grandes directions de services gouvernementaux ou publics, directions de sociétés d’Etat ou d’économie mixte.

pp. 218 à 224


De l’aube de l’indépendance jusqu’au putsch qui a interrompu ce processus, j’ai essayé, avec les équipes qui m’ont accompagné dans ce combat, de relever plusieurs défis : le défi de notre existence, celui de notre identité, celui enfin de la démocratie.

Hier,  nous étions revendiqués, contestés. Aujourd’hui, notre existence, encore très fragile, est déjà menacée par une mondialisation où la place de l’Etat-Nation s’amenuise chaque jour. Comment résisterons-nous à ce nouveau colonialisme mondial ? L’Etat-Nation restera-t-il une réponse adéquate aux enjeux de demain ? Voilà un premier défi.

La pluralité de nos cultures nationales est une richesse. Nul ne peut en douter. Mais les graves conflits internes qu’a connus notre pays, montrent qu’un deuxième défi reste à relever : le défi identitaire. Quel peuple voulons-nous être ? Quel projet de société voulons-nous ? Mais aussi quelle place voulons-nous occuper en Afrique et dans le monde arabe ? et quel partenariat voulons-nous avoir avec les pays nantis ?

Défi existentiel, défi identitaire. Reste l’ultime défi : celui de la paix et du développement, c’est-à-dire de la démocratie. En effet, il n’y a pas de paix sociale sans démocratie. Mais quelle démocratie ?

Cette grave problématique devra tôt ou tard, et le plus tôt sera le mieux, faire l’objet d’une réflexion où sociologues, théologiens, historiens et juristes mauritaniens associeraient leurs compétences pour tenter de cerner ce concept et d’en proposer les modalités pratiques. Notre peuple saura en décider.

Dans le cadre du Parti du peuple mauritanien, nous avons essayé de poser les premiers jalons d’une démocratie qui s’inspire de son temps, mais évite de plagier ce que d’autres peuples ont conçu au cours de leur histoire spécifique, dans un contexte religieux, économique et éthique différent.

Tous ces défis s’inscrivent dans une conjoncture internationale caractérisée par la très grave crise que traverse le monde musulman, confronté à la fois à l’hégémonisme des grandes puissances et aux extrêmismes de tous bords.

Nous devons, nous Mauritaniens, nous porter garants face au monde que l’Islam est une religion de paix et non de haine, de solidarité et de partage et non d’égoïsme et d’individualisme. Telles sont, au moment où j’achève d’écrire ce témoignage, mes profondes préoccupations. Que Dieu nous aide à trouver la meilleure voie.

pp. 663-664 concluant le livre


[1] - voir notamment Robert VERNET : Préhistoire de la Mauritanie, page 33 – Centre culturel français de Nouakchott . éd.1993
[2] - pluriel de mahadhra , université nomade

[3] - parmi ces savants, j’ai déjà cité Moktar Ould Hamidoun, rapporteur du projet de notre première Constitution : professeur d’histoire, de géographie, de littérature, de grammaire. Nous le caractérisions tous par l’étendue et la diversité de son savoir, la simplicité de son personnage. Il était originaire de Mederdra au Trarza, de la grande tribu Oulad Deïman. Nous avons des émigrés dans presque tous les pays arabes, et par eux, nous savons l’appréciation portée sur chacun de  nos sages. Lui, en plus, était un grand poète. Je l’ai pratiqué en ce sens que je l’ai rencontré souvent et j’ai discuté avec lui en demandant ses avis sur des questions se rapportant à notre pays, cela dès 1957 :  son opinion sur la décolonisation et sur mon accès au pouvoir ? La décolonisation, il était pour,  tout en ayant deux certitudes concernant l’avenir de la Mauritanie. Comme historien, il connaissaitt tous les événements qui se sont déroulés en Mauriatnie et qui prouvaient bien que les Mauritaniens sont un peuple bi-ethnique. Abandonnés à eux-mêmes, ils risquaient de retourner à l’ancienne situation, il connaissait cet argument et ce risque, mais pour lui l’indépendance était la solution. Ses opinions étaient toujours pleines de nuances et de subtilités. Quant à moi, il m’a toujours soutenu, à sa manière, à la manière des Oulad Deïmane qui étaient sa tribu, et qui sont caractérisés par la nuance de leurs positions. Ils ne disent jamais non, comme on pourrait dire de cet homme d’Etat français qui a changé souvent de position, Talleyrand à qui l’on fait dire que le bon diplomate ne dit jamais non, mais peut-être, et oui pour peut-être… Un peu l’esprit des Oulad Deïman. Il comprenait le français, mais s’il le lisait ,il ne l’écrivait pas. Un poste officiel ? Non, d’abord il était de santé fragile, il était asthmatique et handicapé par cela, et puis d’autre part il était plus à son aise sans responsabilité directe. Je l’avais connu dès les années 1940, sans qu’il soit spécialement l’ami de mon père ni de ma famille. Il est mort à Médine, déjà âgé de quatre-vingt-dix ans, au début des années 1990 

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