samedi 9 mars 2013

un roman sur la société mauritanienne au temps des grands émirs - un compte-rendu d'Idoumou Ould Mohamed Lemine Ould Abass


Beyrouk : Le griot de l’émir : un roman dont on parlera beaucoup


En ouvrant Le griot de l’émir, second roman de M’Bareck Ould Beyrouk (Edition Elyzad, 2013), on se trouve transporté, dès les premières lignes, au cœur même de ce que sera le protocole narratif, tout au long de cette œuvre palpitante de suspense, de poésie et de musique: une alternance frémissante entre le discours ; sa subjectivité, son dialogisme, ses images et repérages textuels et le récit ; son objectivité, ses coordonnées spatio-temporelles, l’épaisseur psychologique de ses personnages et ses distances avec l’énonciation. Les interrogatives d’ouverture du livre [« Les chevaux du malheur s’apprêtent-ils à revenir ? Les ailes de la fin nous effleurent-elles déjà ? » (p.5)] fixent, au départ, le tempo diluvien et rythmé du premier, tandis que la déclarative qui commence le paragraphe d’après [« La belle Khadija est morte. »] institue les paramètres du second. Dans le troisième paragraphe, enfin, s’instaure, par mutation du déictique « nous » de la deuxième phrase en un « je » plus nominal, la dominance du mode narratif homodiégétique ; s’établissent l’identité entre le narrateur et le  personnage principal et la focalisation du récit sur ce dernier. 

Le griot de l’émir est donc un roman à la première personne, dont l’intrigue se construit à partir des paroles du personnage principal, lesquelles se déploient à la fois récit, poème sous-jacent et musique. Nous sommes en présence  d’un griot mauritanien dans son rôle : il manie le verbe et le son ; célèbre les exploits des grands et les œuvres des nobles âmes, chante les réputations perdues et rêve, nostalgique, de retour aux gloires et joies d’antan. Narrateur et personnage principal, « le griot » d’Oulad Mabrouk - dont la fonction sociale et professionnelle  sert, tout au long du récit, d’unique identificateur - navigue en permanence entre ses deux rôles : celui qui chante (artiste, conservateur du rythme et de la musique) et celui qui raconte (mémoire de la tribu, gardien de ses mythes et dépositaire de son code de valeurs).

C’est le griot qui distribue gloire et oubli, ascension et déchéance ; son verbe tisse le destin des personnages et, de par sa fonction de narrateur, il tire les ficelles de leur implication dans l’intrigue : c’est lui qui dépeint la belle Khadija sous les traits de la noble guerrière, incarnation de l’attachement aux valeurs d’Oulad Mabrouk et symbole de leur résistance à l’oubli, fait de Hind, la roturière, l’anti-héroïne ; intrigante, un peu sorcière, un peu rivale de Khadija aussi, présente Mehmed comme le juste, celui qui tient front au mal et, malgré son impuissance, ne baisse jamais les bras et décrit le marabout Cheikh Brahim, comme le gardien de la vraie tradition religieuse et spirituelle des maures, pour la perpétuation de laquelle il a choisi de s’exiler à Tombouctou, qui devient, ainsi, le dernier refuge de l’authenticité religieuse et civilisationnelle du grand peuple saharien. C’est son verbe – et son amitié – qui sauve le même Mehmed de l’impotence où le jettent le dédain insolent, puis la trahison de Hind, et c’est son adversité – verbe d’abord, silence ensuite – qui conduit l’émir Ahmed – la figure du mal dans le roman - sur les sentiers de la déchéance fatale. On peut, à ce sujet, comparer les destins inversés de ce dernier - dont la chute commence déjà avec la scansion par le griot de la « poésie puissante…composée pour [l’]aïeul [de Khadija], si noble, le dernier de nos sultans » (p.46)-  et de Ethmane – le libérateur- nouvel émir, dont les paroles du griot émoustillent l’honneur et la vaillance, réveillent le sentiment de vengeance d’abord, la prétention à l’émirat ensuite : « Fils de Ndarti, moi fils de Sid’Ahmed, je vais rembourser ma dette et l’émir Ahmed devra payer ses crimes » (p.140).

Ici, Beyrouk n’invente certes rien ; il plonge dans la mémoire orale de la société mauritanienne et puise des hommes – certains noms évoquent quasi-explicitement des héros de l’épopée guerrière d’Oulad M’Bareck des XVIIIème- XIXème siècles derniers - des situations et des faits, mais il romance le tout avec un talent brillant et un sens parfait de la mise en récit. Chez les guerriers mauritaniens jadis, ce fut toujours un poème de griot qui marquait l’ascension de tel émir ou la déchéance de tel autre. Et, aujourd’hui encore, la littérature orale chez nous conserve les échos de cette tradition chevaleresque bédouine, consignée également par la musique, et  l’auteur le rappelle dans une érudition romancée, elle aussi, avec brio.
 
Comme naguère celle des trouvères et des bardes, et plus près de nous, à tous points de vue, celles des griots d’Afrique noire, la poésie du griot de l’émir est à la fois laudative, en ce qu’elle relate les temps des célébrités Hassanes, seigneurs aux grands exploits et aux nobles âmes, et élégiaque car elle fredonne la nostalgie du passé, des gloires et des amours perdues. De l’éloge dans ce texte surgit le récit et de l’élégie jaillit le poème, donnant au roman de Beyrouk une actualité qui ne tient pas que du ressassement par les aèdes des obsolescences du passé ! Hymne à l’honneur guerrier, aux valeurs de grandeur, de bravoure, de sacrifice et de noblesse de l’âme qui en fixent le code, ce livre est également une célébration de la liberté et de la résistance à l’arbitraire et l’injustice (Mehmed). C’est, aussi, une romance pour l’amour comme le signifie la symbolique du sacrifice ultime de Khadija. Tombée amoureuse du destructeur de l’empire des siens elle voulut, dans un bel élan vers l’appel du cœur, sublimer l’adversité et les rancunes du passé par le mariage avec son ennemi.  Sa mort équivoque (Suicide ? Assassinat ? Exécution ?) fait d’elle une autre victime de l’abjecte cruauté de l’Emir Ahmed et constitue un dernier sursaut d’honneur, propre au code guerrier saharien.  Le roman est également une célébration de la fidélité : en amitié, en amour et à la mémoire des ancêtres.

Sur le plan de la composition, Le griot de l’émir  se déroule comme un concert musical à l’envers : Lebteit, le mode de la tristesse et de la mélancolie imprègne de sa langueur le début du texte (complainte de la mort de Khadija (pp.5 et 6)) et surgit après, de par intermittence, en alternance avec Vaghou, celui des colères furieuses et de l’orgueil des a’rab (p. 46) et Nweffel, celui des virtuosités et des mystères de l’hybride musique maure. Puis s’impose, à la fin du texte, ce « Array Srouz qui desselle les montures des plus braves et qui descelle les têtes des héros et qui donne du cœur aux couards. »(p.166). En commençant la musique par le mode qui, d’habitude conclut le concert (tristesse) et l’achevant par un autre joué à son début (joie et célébration des victoires), Beyrouk inverse la musique pour lui imprimer le mouvement à rebrousse-le-temps de la nostalgie.

Sur le plan de l’écriture, Le griot de l’émir rappelle à bien des égards Et le ciel a oublié de pleuvoir : le même style diluvien où les phrases jaillissent, successives et pressées, comme poussées par un flux puissant – le talent, toujours !- ; le même usage original et poétique de la conjonction de coordination « et » qui signe, de phrase en phrase, la primauté du discours (de l’oralité, donc) dans ce bel édifice de l’écrit et la même poésie qui fuse des mots, des structures et des monologues ou psycho-récits des personnages.

Ce livre est un joli tableau de la société maure du temps des grands émirs aujourd’hui disparus et des grandes tribus « guerrières » désormais contraintes à ressasser leurs gloires perdues dans le secret de leurs amertumes. C’est une description romancée de nos grandeurs – et nos petitesses parfois – mais surtout de nos grandeurs de jadis, telles qu’aujourd’hui en rêvent les rares nostalgiques, comme Beyrouk, de cette Mauritanie où régnaient des hommes aux nobles desseins. Quel griot, aujourd’hui pour faire vibrer en nous cette fibre endormie de l’honneur et de la hauteur guerrière ? Quel griot pour bercer, de l’irrésistible virtuosité de son art, la pieuse austérité de nos marabouts ; les vrais comme Cheikh Brahim, non les autres ?  Existe-t-il  encore ? Qu’il chante donc un vaghou retentissant et noble ; pur des mesquineries vénales et des laudations imméritées de ces temps de la roture ! Qu’il chante donc et joue de sa Tidinitt, comme naguère, Sedoum Ould Ndjartou, Ely Nbeit Ould Haiballa et Sid’Ahmed Lawlil ! Qu’il hérisse nos cheveux sur nos têtes et dans nos cœurs les grands desseins d’autrefois ; ceux qui donnèrent naissance aux épopées d’antan et méritèrent la fière majesté du sourire ravissant des arbiyyatt ! « Notre tribu n’est pas éteinte, elle ne s’éteindra pas. »(p.167) trépide le griot de l’émir à la fin du roman. Puissions-nous le dire de notre nation. Et de notre peuple !
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Beyrouk a écrit un grand roman. Un roman dont on parlera beaucoup.

Idoumou O. Med Lemine
Professeur de littérature à l’Université de Nouakchott

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