Objet :
Le régime mauritanien dangereux pour la région
et handicapant pour la France
Cher Monsieur le Premier Ministre,
je me permets de vous écrire très librement sur un pays qui m’est cher et dont je suis les heurs et malheurs et les principaux responsables depuis quarante-cinq ans (j’y ai effectué le service national de Février 1965 à Avril 1966). J’en ai eu l’expérience particulière au moment du putsch du 6 Août 2008 dont l’actuel régime est issu.
La situation est explosive en Mauritanie.
Nous portons politiquement la responsabilité d’avoir « légitimé » le chef de la garde prétorienne, le général Mohamed Ould Abdel Aziz, qui s’est d’ailleurs conservé le commandement personnel de ce bataillon d’élite, constitué en 1987 par lui-même sur ordre du président du Comité militaire en place depuis 1984, lequel s’est perpétué soi-disant par les urnes de 1992 à 2005 avant d’être évincé lors d’un putsch (dans lequel l’actuel gouvernant du pays fut décisif mais pas apparent) : il est retiré à Doha.
Je développe brièvement ces deux points, supposant qu’en revanche vous est connue de culture générale et par vos récents déplacements en Afrique comme ministre de la Défense, la place stratégique qu’occupe ce pays tant économiquement (les ressources halieutiques sur sa côte, le fer, le pétrole et peut-être l’uranium) que diplomatiquement (la question du Sahara occidental entre Algérie et Maroc, avec celle de la République sahraouie en exil à Tindouf) et pour ce qui est de la lutte contre le terrorisme, essentiellement attribué à la branche maghrébine d’Al-Qaïda, succession du « salafisme » (les 3-4 Février, course poursuite entre l’AQMI, l’armée relayée sur ordre par le bataillon présidentiel), avec ses symboles : nos erreurs pour libérer Michel Germaneau, puis les deux jeunes au Niger et les agents d’Areva. C’est à tort que nous considérons sûr l’allié opérationnel et la base arrière de Mauritanie. A paraître dans notre revue Défense nationale, une étude mauritanienne très détaillée montrant des collusions entre les autorités locales et le terrorisme maghrébin et saharien d’une part, et la tendance à un recrutement aisé par AQMI dans la jeunesse mauritanienne d’autre part, alors que le pays est certainement de tous les pratiquants de l’Islam le plus ouvert, réceptif à la modernité et tolérant.
1°
La situation est explosive.
Le général-président régnant, qui a gagné à la contestation générale de ses concurrents dès le premier tour (le 18 Juillet 2009) d’une élection anticipée par la démission psychologiquement forcée du seul président élu démocratiquement (deux tours les 11 et 25 Mars 2007 avec un contrôle notamment européen de 85 observateurs, hors de tout conteste avec une commission électorale nationale à composition consensuelle ayant préparé le scrutin d’alors pendant plus d’un an), ne joue pas le jeu d’un dialogue politique. La Coordination des partis d’opposition, après avoir fait le grand effort de reconnaître les faits accomplis, refuse les débauchages individuels et dénonce la non-application de l’accord intervenu (sous notre influence, cf. 2°) à Dakar le 2 Juin 2009 pour ses clauses de démocratie et la non-observance d’une lettre d’intention signée entre le Premier ministre de paille et le représentant de la Commission européenne, le directeur général du Développement (Stefano MANSERVISI) le 20 Décembre 2009, pour la levée des sanctions et la reprise des financements multilatéraux. Elle réclame maintenant l’anticipation de l’élection présidentielle, réputant d’avance truqués le renouvellement par tiers du Sénat, dans un mois, et le renouvellement de l’Assemblée nationale en Novembre prochain.
En effet, les abus de droit sont chroniques, particulièrement la non-application de la loi du 3 Septembre 2007 criminalisant toutes les pratiques esclavagistes résiduelles : avouée par les autorités policières à chaque dénonciation de cas et suivie de l’emprisonnement de principe des dénonciateurs. La discrimination entre fortunes privées alliées du pouvoir en place et les rares qui lui soient hostiles. La mise en cause partiale d’anciens responsables d’entreprises publiques à l’intégrité au contraire unanimement reconnue…Népotisme et règlement de compte sont les caractéristiques de ce régime et constituent ses éphémrides.
Mais surtout, les causes de révolte déjà observées depuis trois mois dans l’ensemble du monde arabe : paupérisation, renchérissement des produits de première nécessité, chômage de la jeunesse, accaparement à ciel ouvert des ressources du pays par la parentèle du gouvernant, enrichissement de celui-ci au détriment de l’Etat,…commandent désormais le quotidien mauritanien.
Traduction. Suicide par le feu le 17 Janvier avec lettre de motivation : le martyr n’était pas dans le besoin mais écoeuré par le régime. Sarcasmes de l’homme fort en réponse. Manifestations et prises de paroles chaque mardi et vendredi depuis le 25 Février de jeunes, de plus en plus nombreux et que ne cherchent pas à encadrer les politiques. Mots d’ordre comme ailleurs : réformes démocratiques, départ du général-régnant. Restitution à la nation de biens spoliés, fin de l’injustice et de la chasse aux sorcières. Lieu : une place dite des Blocs (blocs d’immeubles datant de la fondation de Nouakchott (j’ai habité dans l’un d’eux) et abattus pour livrer terrain et permis de construire à des parents de Mohamed Ould Abdel Aziz). C’est vite devenu l’Al Tahrir de Nouakchott. Jusqu’à présent, succession de tactiques du pouvoir : noyautage, contre-manifestations, interdiction physique des lieux, d’abord en y entreposant le produit scandaleux d’une coupe des arbres, également d’origine 1960, le long de l’avenue de l’Indépendance, puis en y installant en permanence des unités de la police anti-émeutes. J’attends des nouvelles de la réunion d’aujourd’hui, se tenant de la grande prière du Vendredi jusqu’à vingt heures.
Limogeage avant-hier de la ministre des Affaires étrangères qui avait fait la liaison entre le putschiste à l’automne de 2008 et le colonel Kadhafi, alors président en exercice de l’Union africaine et avec lequel il est possible qu’elle ait été du « dernier bien ».
Echéance, la liquidation d’une nouvelle tranche du 10ème Fonds européen de développement. La Commission est chroniquement mécontente de l’impéritie du signataire, un ministre des Finances continûment maintenu.
Dans l’intérieur du pays, des épisodes parfois très violents : incendie de bâtiment public, le 18 Février, dans l’extrême est au contact du Mali.
2°
Le régime a été mis en place par nous.
Nous avons condamné les premiers – le Département, puis le président de la République personnellement –, le putsch de 2008, puis nous avons eu deux lignes jusqu’à la fin de Décembre 2008, de l’aveu même des cabinets et des collaborateurs concernés. Une ligne légaliste au Département et dans la « cellule diplomatique ». Une ligne incarnée à l’Elysée par Claude Guéant, inspiré par M° Robert Bourgi (qui vous est peut-être connu, mais sur lequel je peux vous écrire, si vous le souhaitez). Cet avocat de triple attache : le Liban, le Sénégal et nous, par ailleurs sympathique et fervent du général de Gaulle et de Jacques Foccart, qui avait pratiqué son père, s’est fait acheter un déjeuner par Karim Wade, sur financement de la plus grosse fortune privée de Mauritanie, Mohamed Ould Bouamatou (la presse mauritanienne regorge aujourd’hui de documents révélant sa prédation de l’économie mauritanienne). Déjeuner de présentation de l’alter ego du putschiste, le chef d’état-major mauritanien. Qui a été ainsi reçu à trois reprises par Claude Guéant à partir de Novembre 2008, alors qu’ayant la présidence semestrielle de l’Union européenne, nous avions aussi celle du groupe de contact, prévu par le traité de Cotonou pour d’éventuels manquements aux valeurs communes entre l’Union et les ACP. Il n’est pas exclu qu’il y ait eu des corruptions actives à l’Elysée. Alors que les putschistes étaient interdits de visas dans l’espace de Schengen, le général El Ghazouani et le milliardaire mauritanien faisaient la navette Nouakchott-Paris et retour, le général Mohamed Ould Abdel Aziz est même venu en Juin 2009 remplir ses caisses de campagne électorale.
Nous avons converti les institutions européennes puis africaines à un plan de négociations entre toutes les parties mauritaniennes, faisant bon marché du président de la République, régulièrement élu moins de deux ans auparavant. L’accord – pour lequel le manque de sagacité des opposants mauritaniens nous a facilité la tâche, tandis que nos ambassadeurs à Dakar Jean-Christophe Rufin et à Nouakchott Michel Vandepoorter, ont pressé les hésitants jusqu’à leur faire oublier leurs propres conditionnalités – a décidé l’anticipation de l’élection présidentielle, forcé la démission du président Sidi Ould Cheikh Abdallahi dans une ambiance où le putschiste ne donnait le choix qu’entre une élection plébiscite organisée pour le 6 Juin, ou une élection cautionnée par la participation des opposants le 18 Juillet, tous délais si courts qu’aucun contrôle d’experts, comme l’Union européenne en a, n’était possible. Nous avons reconnu le processus avant même la proclamation des résultats et alors que le président de la Commission Electorale Nationale Indépendante (C.E.N.I.) démissionnait, protestant contre la rédaction, à son insu, du procès-verbal de la Commission par un fonctionnaire, en l’occurrence le secrétaire général de ladite commission, aujourd’hui ministre dans le gouvernement du général Mohamed Ould Abdel Aziz...
Entre-temps, la ligne française – désormais unique et arrêtée jusqu’aujourd’hui – avait été manifestée avec éclat en conférence de presse du Président pendant sa visite à Niamey (son interlocuteur alors loué pour sa ferveur démocratique, renversé depuis pour avoir révisé la Constitution de manière à être autorisé à briguer un énième mandat). C’était le 27 Mars 2009. Le Président a soutenu qu’il n’y avait eu aucune manifestation locale contre le putsch et qu’il avait de sa personne, téléphoné au président renversé. Ces deux points sont factuellement faux. Au même moment ou à peu près, les trois collaborateurs que j’ai cités au début de cette lettre avaient été nommés à d’autres responsabilités : Bruxelles, Tananarive et l’organisation du cinquantenaire franco-africain.
Ce que je vous écris est connu de toute l’élite mauritanienne, sauf évidemment l’identité des directeurs de cabinet de l’époque. Philippe Etienne et Romain Serman, en compagnie du patron de nos « services » allèrent d’ailleurs sur place le 29 Novembre 2008 rencontrer les différents protagonistes dont le putschiste et le président renversé. Le premier leur fit très médiocre impression. Le général Mohamed Ould Abdel Aziz qui doit son grade à celui qu’il a renversé –et qui a été reçu à la sauvette par le Président, le 27 Octobre 2009, sans publication de communiqué commun – est personnellement fragile par la « gourmandise » de sa parentèle, son penchant prononcé pour les affaires (il disposerait de plusieurs entreprises et d’une fortune immobilière consistante), ses origines marocaines et un mariage lui ayant donné une grande proximité avec ce même pays, il est lui-même né au Sénégal, n’a jamais connu le feu (la guerre pour le Sahara, subie par la Mauritanie de 1976 à 1978) et ne bénéficie pas d’une grande estime au sein de l’armée. Pas de charisme, non plus. Sa force ? Le B.A.S.E.P. (Bataillon de la Sécurité Présidentielle), une unité de deux ou trois cents hommes, bien entraînés et surarmés et dont il a gardé le commandement même après avoir formellement démissionné de l’armée !
3°
Suggestion
Une sortie en douceur par la programmation et le contrôle international et localement consensuel, d’élections générales : présidentielle et parlementaires. Par des retouches constitutionnelles et la reprise des grandes concertations nationales initiées pendant les quinze mois de démocratie avec le président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi.
Nous devons y contribuer, manifestement, en substituant la détente et la démocratie au système autoritaire et rigide dont nous avons cautionné et facilité pratiquement la « légitimation ». Pour reprendre le contact avec ceux parmi les mauritaniens que nous avons déçus, qui comptent beaucoup de francophones et de francophiles pétris de notre culture, admiratifs de notre pays mais peu enclins à accepter un interventionnisme français si ostentatoire en faveur de l’autocrate actuel. Pour enrayer la tendance à une désagrégation sociale qui fait le terreau d’AQMI et autres.
La Mauritanie est très capillaire avec l’ensemble du monde arabe, du fait qu’elle est partout considérée – le pays de Chinguitt – comme le pays et la pratique musulmane les plus proches des premières époques arabes après le Prophète. Elle a en Afrique de l’Ouest des réseaux de nationaux établis pour le commerce et le zèle missionnaire (le « maraboutage ») tels que, sinon pour toutes solutions à tous conflits, vg. la Côte d’Ivoire, du moins pour en savoir davantage, elle peut nous introduire plus intimement que nous ne sommes, manifestement, ces temps-ci : nous avons perdu notre expertise africaine. Sans compter les ravages d’image depuis 2007 que vous savez.
L’imprévisible n’ayant pas de date, vous pensez comme moi que tout est urgent. L’expérience de ces mois-ci nous le redit. Mais nous avons encore le temps et les moyens de la sérénité./.
Je vous écris en toute confiance en votre liberté d’examen et vous savez mes sentiments très attentifs.
Bertrand Fessard de Foucault
à Monsieur Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères & européennes,
ancien Premier Ministre, maire de Bordeaux
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